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société

L’Église et l’État en temps de Coronavirus

Par Leni Franken, traduit par Marcel Harmignies
27 avril 2022 10 min. temps de lecture

Aussi bien en Belgique qu’aux Pays-Bas, les gens sont libres de professer et de pratiquer leur religion. Cette liberté peut, entre autres dans un souci de santé publique, être restreinte. Mais comment cette limitation est-elle interprétée aux Pays-Bas et en Belgique durant la période du Coronavirus? Selon l’autrice, il n’est pas opportun de faire une distinction arbitraire entre activités religieuses et non religieuses. Ni une faveur accordée à la religion, ni sa pénalisation n’ont leur place dans une société démocratique laïcisée.

Selon l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme, toute personne «a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion». Ce droit comprend non seulement celui de (ne pas) croire, mas aussi «de manifester sa foi par l’exercice du culte, l’enseignement, la pratique et l’observance des commandements et des préceptes». Le droit à la liberté religieuse n’est cependant pas absolu. Il peut être limité si c’est dans l’intérêt «de la sécurité publique, de la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publics ou de la protection des droits et libertés d’autrui.»

Dans la mesure où chacun des États membres de l’Europe est influencé par son contexte culturel, sociologique et historique, il leur revient de déterminer comment ils donnent corps à la liberté de religion dans le cadre de la convention. Le fait que cette liberté n’est pas mise en œuvre partout de la même manière apparaît, entre autres, dans la façon dont divers États membres l’ont interprétée lors de la pandémie de Covid-19.

Il existe également des différences évidentes entre la Belgique et les Pays-Bas. C’est ainsi qu’aux Pays-Bas, connus depuis la Réforme pour leur politique de tolérance vis-à-vis de différentes conceptions de la vie, une pandémie n’est pas considérée comme une circonstance appelant de manière légitime/proportionnée une mesure de restriction de la liberté religieuse. Il en va autrement en Belgique où, surtout du côté francophone, l’idée de laïcité est bien vivante et où durant la pandémie des règles strictes sont imposées aux religions/philosophies de vie –même si cela se fait au détriment de la liberté religieuse.

Aux Pays-Bas

Selon la Constitution néerlandaise (art.6, §1), tout le monde a «le droit de professer librement sa religion ou sa conviction, individuellement ou collectivement […]». Dans le but de «protéger la santé, dans l’intérêt de la mobilité et pour combattre ou prévenir des désordres», le gouvernement peut restreindre l’exercice de ce droit «à l’extérieur des bâtiments et des lieux clos».

Sur ce qui se passe à l’intérieur des lieux de culte, le gouvernement a cependant peu à dire: les restrictions (par exemple en vue de protéger les droits de l’homme) sont possibles mais pas évidentes. Cela apparaît, entre autres, dans la manière dont le gouvernement néerlandais a traité les rassemblements religieux durant la pandémie de Covid-19: quand les chiffres d’infection ont augmenté considérablement en mars et octobre 2020 et, plus récemment, en décembre 2021, le ministre de la Justice et de la Sécurité a conseillé aux différentes communautés religieuses de limiter le nombre de participants aux rassemblements de fidèles et de respecter les règles en matière d’hygiène et de distanciation sociale. Cet avis est «pressant», mais, juridiquement, il n’est pas «contraignant» ou exécutoire: les gens peuvent donc se rassembler pendant un confinement pour pratiquer leur foi, il n’est pas interdit de chanter et le passe sanitaire «n’est pas légalement obligatoire en raison de la relation particulière (constitutionnelle) existant entre l’Église et l’État».

Sur ce qui se passe à l’intérieur des lieux de culte, le gouvernement a cependant peu à dire

Avec à l’esprit le conseil du ministre, diverses communautés religieuses ont, dans la mesure du possible, mis en ligne les célébrations religieuses durant les différents confinements. Le nombre maximal de présents lors des services religieux a été initialement limité à trente puis cinquante personnes et il a été demandé aux fidèles de porter des masques de protection durant ces offices et de ne pas chanter, ou le moins possible. Toutes les communautés religieuses n’ont cependant pas été soumises à ces règles «pressantes». Surtout dans un certain nombre de communautés chrétiennes réformées, on constate de la résistance.

En pleine crise (automne 2020), dans la commune de Staphorst (appartenant à la «ceinture de la bible» néerlandaise), trois fois par jour, environ 600 fidèles ont assisté à l’office religieux et, sur l’île d’Urk, les services rassemblaient environ 250 croyants. À Barneveld (près d’Amersfoort) aussi, l’avis du ministre a été ignoré par 700 fidèles (chanteurs). Selon les conseils d’église concernés, les églises généralement très grandes offrent un espace suffisant pour ces nombres de visiteurs et la fréquentation de l’église est «une nourriture spirituelle nécessaire» qu’on ne peut pas retirer inconsidérément.

En Belgique

En Belgique, tout comme aux Pays-Bas, la liberté de religion est inscrite dans la Constitution. L’article 19 de la Constitution garantit aussi bien la liberté d’opinion que la liberté de culte, en l’occurrence le droit à «sa libre pratique». Conformément au deuxième alinéa de l’art.9 de la Convention européenne des droits de l’homme (voir ci-dessus), une restriction de la liberté religieuse est possible. Ceci a amené le gouvernement belge à poser un certain nombre de limitations aux communautés religieuses en temps de pandémie.

Le 1er novembre 2020, le ministère de l’Intérieur a décidé d’interdire provisoirement des cérémonies collectives (à l’exception des mariages regroupant, au maximum, cinq participants), de même que les célébrations avec plus de dix présents. Un maximum de quinze personnes pouvaient assister à des funérailles. Quand, le 1er décembre 2020, quelques assouplissements ont été introduits (comme la réouverture des commerces non essentiels, des musées et des piscines), la politique stricte appliquée aux cultes est restée inchangée. Parce que, pour d’aucuns, «pouvoir pratiquer un culte avec d’autres croyants» appartient «au cœur même de la liberté religieuse», un certain nombre de personnes et d’associations de la communauté juive sont allées devant le Conseil d’État.

On s’attendait à ce que le Conseil d’État juge qu’il s’agissait d’une atteinte à la liberté religieuse, car il y avait eu un précédent en France. Après un certain nombre d’assouplissements (entre autres la réouverture des commerces «non essentiels»), la Conférence des évêques de France s’était tournée vers le Conseil d’État, au motif que le maintien de la réglementation qui autorisait la présence de trente personnes au maximum dans une église sans prise en compte de la taille du bâtiment concerné, aurait constitué une mesure sans utilité, disproportionnée et discriminatoire». Le Conseil d’État français a jugé le 29 novembre 2020 que c’était le cas. Le gouvernement français a dû revoir sa politique concernant les cérémonies et rassemblements religieux.

Le 8 décembre 2020, le Conseil d’État belge a également jugé que l’adaptation de la réglementation n’était pas conforme à la liberté de culte. Les limitations mentionnées visaient bien un but légitime (empêcher la propagation du virus du Covid-19), mais elles apparaissaient disproportionnées par rapport à cet objectif et devaient être revues. Tout en maintenant des limitations relatives au nombre maximum de présents et à la distanciation sociale, le 11 décembre 2020 la Belgique a assoupli la réglementation pour la pratique religieuse. Depuis cette date, les règles en la matière ont été graduellement desserrées et, le 21 novembre 2021, les restrictions ont même été complètement levées, bien que l’obligation du port du masque demeure lors des rassemblements religieux.

En ce qui concerne les secteurs du sport et de la culture ainsi que de l’hôtellerie-restauration, les restrictions imposées lors du deuxième confinement sont restées en vigueur. Il a fallu attendre le 8 mai 2021 pour que les terrasses soient à nouveau ouvertes, que des activités culturelles en salle puissent être organisées (max. cinquante personnes) et que les activités sportives en plein air soient autorisées (pour des groupes de vingt-cinq personnes au maximum).

Le même droit fondamental, mais une interprétation différente?

Il ressort à l’évidence de ce qui précède que la liberté religieuse a été interprétée différemment en Belgique et aux Pays-Bas durant la pandémie. Le gouvernement néerlandais a bien imposé des règles aux entreprises et organisations «laïques» (comme une fermeture temporaire ou une limitation du nombre de participants), mais il n’a pas fait de même pour les organisations religieuses. Ceux qui, comme dans les paroisses de Barneveld, Staphorst et à Urk, ne respectaient pas les «mesures pressantes» ne pouvaient pas être poursuivis administrativement. En Belgique, on a choisi au contraire une politique restrictive s’appliquant aussi aux rassemblements religieux.

Les restrictions belges ont rencontré, entre autres, une résistance à l’intérieur de la communauté juive (ultra-orthodoxe). Après que plusieurs interventions de police eurent démontré que l’interdiction des rassemblements n’était pas respectée par cette communauté et que les règles d’hygiène n’étaient pas observées, le maire d’Anvers Bart De Wever est même allé jusqu’à fermer temporairement une synagogue. «Il est dommage que je sois à nouveau obligé de prendre une mesure à l’encontre d’une institution religieuse dans notre ville, mais la loi s’applique à tout le monde», a déclaré le maire.

Plaidoyer pour une interprétation plus large

Quelle approche choisir, dans une perspective de liberté, d’égalité et de solidarité? Est-il honnête de traiter, comme en Belgique, dans la mesure du possible (donc sur la base de critères objectifs comme la possibilité de distanciation sociale et l’existence d’une ventilation suffisante) les activités religieuses et non religieuses sur un pied d’égalité? Ou devrions-nous, comme aux Pays-Bas, traiter différemment les organisations et activités religieuses au nom de la liberté religieuse?

Selon certains, la dernière stratégie doit être choisie: les offices religieux sont si fondamentalement différents, par exemple, d’une représentation théâtrale ou de la pratique d’un sport que le gouvernement ne peut ni ne doit y toucher.

Longtemps la religion a, en effet, été considérée par une grande partie de la population belge et néerlandaise comme essentielle à l’identité individuelle et collective, mais en 2022 ce n’est plus le cas. Les gens sont moins croyants, le sont d’une manière différente et la religion n’est plus la source première de sens, de cohésion sociale et d’éthique. On la trouve tout autant dans une quantité d’autres conceptions et activités –laïques. Dans cette perspective, assister ou participer à une compétition sportive, assister à une représentation théâtrale ou à un concert, peut être tout aussi important ou «chargé de sens» qu’être présent à la messe dominicale.

Dans une société laïcisée, l’accent porté sur la liberté de religion –même en pleine crise du Coronavirus– semble par conséquent anachronique et discriminatoire. Alors que, jusqu’au milieu du XXe siècle, il était évident que cette liberté était considérée comme un droit fondamental, c’est beaucoup moins le cas aujourd’hui. À la lumière des droits de la personne qui insistent sur la liberté, l’égalité et la solidarité, il semble plus judicieux d’interpréter la liberté de religion plus largement: en particulier comme faisant partie de la liberté de vivre sa vie à son gré (donc religieusement ou non), à condition de ne pas porter atteinte, de ce fait, à la liberté de ses concitoyens.

À partir de ces considérations, il est étonnant que les Pays-Bas –au contraire de la Belgique– aient décidé de limiter les activités sociales, culturelles et de loisirs, mais pas les rassemblements religieux. En ce qui concerne la Belgique, la question se pose de savoir si – dans le souci de permettre à tous les citoyens de vivre leur vie comme bon leur semble – il n’aurait pas été plus judicieux en décembre 2020 (donc après l’arrêt du Conseil d’État) d’autoriser également les rassemblements non religieux, sous réserve du respect des règles concernant la distanciation sociale, la ventilation et le port du masque. Nous pensons à des événements culturels réunissant un public assis, en plein air ou dans un espace suffisamment aéré. Dans la mesure où, après l’arrêt, il y avait de la place pour un certain nombre d’activités religieuses, sous conditions strictes, il eût été juste, au nom des principes d’égalité, de liberté et de solidarité, d’autoriser des activités laïques de nature identique dans les mêmes conditions.

Un gouvernement neutre est censé traiter ses citoyens en individus libres et égaux et faire preuve de retenue en ce qui concerne les différentes conceptions –religieuses ou non– qu’ils peuvent avoir de la vie. Si le gouvernement estime que dans un but légitime, comme la santé publique, des restrictions sont nécessaires, alors il n’y a aucune raison de faire une distinction arbitraire entre activités religieuses et non religieuses. Aussi bien le traitement préférentiel de la religion que sa pénalisation n’ont pas leur place dans une société démocratique sécularisée dans laquelle, en vertu du principe de neutralité, l’Église et l’État devraient, par principe, être séparés.

Leni Franken

Leni Franken

attachée au Centrum Pieter Gillis de l’Universiteit Antwerpen

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