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histoire

Leo Baekeland: un fils de cordonnier gantois devenu «père du plastique»

Par Joris Mercelis, traduit par Alice Mevis
11 février 2022 9 min. temps de lecture

Au début du XXe siècle, Leo H. Baekeland (1863-1944), chimiste d’origine gantoise naturalisé américain, lance le tout premier plastique entièrement synthétique sur le marché. Ce nouveau produit aux multiples usages baptisé bakélite connaitra un immense succès, et lui vaudra d’être connu sous le nom de «père du plastique» aux États-Unis. Dans son ouvrage, l’historien Joris Mercelis dévoile la vie de cet inventeur qui a contribué au rapprochement entre science et industrie.

La pollution plastique est aujourd’hui considérée comme l’une des plus grandes menaces environnementales à l’échelle mondiale. Pourtant, à l’époque où Leo Baekeland se voit décerner le titre de «père du plastique», cette dénomination avait alors une consonance presque exclusivement positive. Au-delà de sa contribution fondamentale au développement de l’industrie du plastique synthétique –pour laquelle il est principalement connu–, Baekeland a également inventé un nouveau type de papier photographique, s’est rendu célèbre lors de la Première Guerre mondiale pour avoir participé à deux comités consultatifs scientifiques, et a contribué au développement de relations étroites entre le monde de la science et celui de l’industrie au moment de la seconde révolution industrielle.

Qui était donc ce Baekeland et pourquoi a-t-il émigré de la Belgique vers les États-Unis? Comment évaluer de manière adéquate l’héritage qu’il nous a légué, compte tenu de la réputation controversée du plastique de nos jours? M’inspirant de mon dernier livre Beyond Bakelite: Leo Baekeland and the Business of Science and Invention (MIT Press, 2020), je me penche ici sur ces questions cent treize année après que Leo Baekeland a présenté pour la première fois au monde son invention.

Le rêve américain

Dans ses nombreux journaux personnels ainsi que dans son abondante correspondance, le chimiste Leo H. Baekeland présentait souvent sa vie comme le modèle par excellence de l’accomplissement du rêve américain, se décrivant comme un «pauvre garçon flamand» parvenu à «devenir quelqu’un» aux États-Unis. Baekeland a en effet accompli presque tout ce pour quoi il est connu –principalement l’invention de la bakélite– après avoir quitté Gand, la ville où il avait vu le jour le 14 novembre 1863, pour New York à l’été 1889.

Tout comme ces héros de romans populaires de l’époque, qui partent de rien et connaissent une ascension sociale fulgurante, Baekeland est parvenu à surmonter de nombreux obstacles, notamment financiers, sur le chemin qui le mènerait finalement à la réussite aux États-Unis. Toutefois, au moment de son départ, Baekeland n’avait déjà plus rien du «pauvre garçon flamand», fils d’un père cordonnier et aubergiste et d’une mère qui travaillait en tant que domestique et aide-ménagère dans des familles aisées.

En effet, grâce à ses propres talents, mais également au soutien de certains mentors ainsi qu’à une bonne dose de chance, Baekeland avait déjà entamé en 1889 ce qui semblait être une carrière prometteuse en tant que professeur et chercheur en sciences à l’université de Gand et au collège de formation des enseignants de Bruges. À cette époque, il s’était également déjà lancé en tant qu’inventeur-entrepreneur dans le domaine de la photographie, co-fondant sa propre entreprise, la Dr Baekelandt et Compagnie, et s’apprêtait à entrer dans une éminente famille en épousant Céline Swarts, la fille de son professeur de chimie et directeur de thèse.

Baekeland connait donc déjà une ascension sociale considérable tout en demeurant en Belgique. Il doit une part de son succès à ses études techniques à l’École industrielle de Gand, qui ont servi de tremplin pour la suite de son parcours académique dans les sciences naturelles à l’université beaucoup plus élitiste de Gand. Plus important encore, Baekeland a pu compter sur le soutien financier de l’État belge pour terminer ses études, sans lequel pareille éducation serait restée hors de portée de quelqu’un de son milieu.

Départ aux États-Unis

Qu’est-ce qui a donc poussé Baekeland à émigrer aux États-Unis, malgré sa réussite professionnelle dans son pays natal et la réticence de sa femme à quitter famille et amis? Depuis son plus jeune âge, Baekeland semble avoir été fasciné par les récits portant sur les travaux d’inventeurs et entrepreneurs américains tels que Thomas Edison et Alexander Bell. En 1933, il se rappelle dans son journal la «forte impression» que lui fit l’annonce de la première transmission de parole en temps réel via le téléphone de Bell, alors qu’il n’avait que 13 ans. Il avait ensuite tenté de construire son propre téléphone dès qu’il avait été en possession de plus amples détails techniques.

À la fin des années 1880, son aspiration à devenir inventeur avait enfin des chances de se concrétiser, et Baekeland considérait l’Amérique comme le pays le plus à même de soutenir ses ambitions. En 1887, la Dr. Baekelandt et Cie avait par ailleurs commencé à commercialiser l’une de ses inventions photographiques –une plaque de verre qui permettait d’automatiser en partie le développement de l’image latente–, et la promotion de cette technologie fut l’une des raisons qui menèrent Baekeland à New York en 1889.

Les États-Unis n’étaient toutefois pas le seul pays où Baekeland envisageait d’émigrer à ce moment-là. Au cours de ses premières années aux États-Unis, il semblait plus déterminé à laisser la Belgique derrière lui qu’à rester en Amérique à tout prix. Les documents personnels de Baekeland conservés au Musée national d’histoire américaine (Smithsonian Institution) laissent entendre que cette volonté de quitter la Belgique était en partie due à des tensions générées par les résultats décevants de la société Dr. Baekelandt et Compagnie. Lorsqu’en janvier 1890 Baekeland décida de rompre tout lien avec son entreprise, celle-ci devait à 58 de ses créanciers une somme totale d’environ 108 000 francs belges.

En plus de cela, Baekeland semble avoir eu du mal à s’adapter aux attentes associées au train de vie bourgeois qu’il lui fallait mener à Gand. Il confia d’ailleurs dans l’une des lettres adressées à sa femme qu’il n’était «pas intéressé le moins du monde à prendre part à nouveau aux chicaneries et autres ennuis de la haute société». Aux États-Unis au moins, il pouvait se consacrer pleinement à ses propres projets en science et technologie appliquées, «sans se faire constamment distraire par ses amis ou sa famille».

Première invention: le Velox

Baekeland était également animé par un puissant désir d’indépendance, qui l’a poussé à fonder ses propres entreprises plutôt qu’à poursuivre une carrière d’employé. Peu après son arrivée aux États-Unis en 1889, Baekeland est engagé par E. & H. T. Anthony & Co., une importante entreprise de photographie basée à New York. Il la quitte cependant l’année suivante, au grand étonnement de son employeur.

Se lançant en tant qu’inventeur-entrepreneur indépendant, Baekeland réalise ses premières prouesses techniques dans la deuxième moitié des années 1890: il crée un nouveau type de papier photo nommé «Velox» qui deviendra rapidement populaire aux États-Unis et même au-delà. Sa création connait d’abord un grand succès auprès des photographes amateurs, qui apprécient le fait de pouvoir développer des tirages photographiques chez eux en toute facilité.

Les professionnels se mirent cependant bientôt à l’utiliser à leur tour, et le Velox continuera à être produit par Eastman Kodak durant plus d’un demi-siècle après que Baekeland et ses associés eurent vendu leur entreprise au président de la firme Kodak, George Eastman, en 1899. Baekeland est parvenu à obtenir une certaine reconnaissance scientifique pour son travail sur le Velox, bien qu’il ait été tenu à la plus stricte confidentialité concernant sa composition ainsi que celle des autres produits photochimiques utilisés par sa société. Son travail sur la bakélite, le premier plastique synthétique, sera quant à lui bien plus largement divulgué.

La Grande Guerre

Dans les années qui ont suivi son retrait de l’industrie photographique, Baekeland s’est penché sur un grand nombre de problèmes scientifiques et technologiques et s’est progressivement fait un nom au sein de différentes associations américaines de chimistes et d’ingénieurs. Durant la Première Guerre mondiale, il a même été l’un des rares Américains à être officiellement nommé au Comité consultatif de la Marine –un organe consultatif dirigé par son héros d’enfance, Thomas Edison– et au Conseil national de recherche mis sur pied par l’Académie des Sciences. Baekeland se fait ainsi également connaitre du grand public. Il fait d’ailleurs remarquer avec une pointe d’humour dans son journal qu’il trouvait désormais sa place aux côtés des célébrités et des criminels.

Seconde invention: la bakélite

L’invention de la bakélite, une résine synthétique dérivée du phénol et du formaldéhyde, a permis à Baekeland de se faire une place parmi les plus éminents scientifiques et ingénieurs américains. Baekeland avait probablement commencé à étudier la réaction phénol-formaldéhyde en 1904, au moment où le déclenchement de la guerre russo-japonaise entrainait une flambée du prix du camphre, qui était utilisé dans la fabrication de plastique celluloïd et de films photographiques.

D’importantes avancées suivirent en 1907, lorsque Baekeland et son associé Nathaniel Thurlow déposèrent leurs premières demandes de brevet concernant ce fameux matériau synthétique, qui serait utilisé dans une multitude de produits allant des porte-cigares et des poignées de parapluie aux radios, téléphones et vernis isolants.

En tant que président et co-fondateur de deux nouvelles sociétés, la General Bakelite Company et la Bakelite Corporation, Baekeland était personnellement impliqué dans le développement et la commercialisation des différentes variétés de bakélite, dont le nombre de domaines d’application ne cessait de croitre. Il restera actif dans l’industrie des plastiques synthétiques jusqu’en 1939, date à laquelle l’entreprise Union Carbide racheta la Bakelite Corporation. Cette même année, le magazine Time allait jusqu’à qualifier Baekeland de «père du plastique». Même si cette appellation hâtive occulte en réalité le travail de nombreux autres scientifiques, inventeurs et entrepreneurs qui ont également contribué au développement de la technologie plastique, elle faisait écho aux nombreux autres honneurs et récompenses décernés à Baekeland depuis l’annonce officielle de l’invention de la bakélite en février 1909, dont les droits de propriété intellectuelle étaient déjà garantis dans plusieurs pays.

Postérité

Comment évaluer de manière adéquate l’héritage que nous a légué Baekeland à l’heure où la pollution plastique est devenue un grave problème sanitaire et environnemental? Une importante leçon qui se dégage de l’histoire de la bakélite est que les risques liés aux nouvelles technologies tardent souvent à se manifester. Par exemple, le fait que l’utilisation de l’amiante dans certaines variétés de bakélite puisse présenter un risque pour la santé n’avait pas été correctement évalué du vivant de Baekeland. Aujourd’hui encore, des institutions telles que l’Agence américaine de protection de l’environnement sont toujours en train d’évaluer les effets nocifs pour la santé d’une exposition prolongée au formaldéhyde.

Mais les retombées positives de technologies telles que la bakélite peuvent se révéler tout aussi surprenantes. Lorsque Baekeland présenta son invention au grand public, il n’aurait pas pu prévoir que l’émergence de l’industrie plastique contribuerait à la formulation d’une théorie scientifique postulant l’existence de «macromolécules», qui remporterait plus tard le prix Nobel.

Baekeland serait sûrement ravi d’apprendre que la bakélite, à laquelle il a donné son nom, est toujours en usage aujourd’hui, notamment dans l’industrie automobile, plus d’un siècle après son invention, et qu’elle s’est en même temps transformée en objet de collection symbolisant la culture matérielle d’une époque aujourd’hui révolue. Il aurait en outre été honoré de voir son nom attaché à des initiatives ayant pour but de favoriser et de récompenser la collaboration entre universités et industries ainsi que la recherche de pointe dans le domaine de la chimie industrielle et aurait sans aucun doute partagé avec enthousiasme son point de vue sur la meilleure manière d’atteindre ces objectifs.

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Joris Mercelis

professeur adjoint au Département d’histoire des sciences et technologies de l’université Johns Hopkins à Baltimore et auteur de Beyond Bakelite: Leo Baekeland and the Business of Science and Invention (MIT Press, 2020)

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