La communauté de danseurs Léon s’est formée autour du chorégraphe flamand Seppe Baeyens. Le cœur de ce projet participatif, horizontal et inclusif est un atelier hebdomadaire qui rassemble des personnes de tous âges et de tous horizons, aux capacités physiques et expériences de danse variées. Léon est une initiative à la fois nomade et solidement ancrée à Bruxelles. Birds, le dernier spectacle de Baeyens, a été créé en 2019 avec la collaboration des chorégraphes Yassin Mrabtifi et Martha Balthazar. Cette dernière nous dévoile la philosophie de Léon.
Le terme «diversité» ne fait pas vraiment partie du vocabulaire de Léon. Nous préférons parler de mixing, une démarche qui consiste à mettre en contact des personnes se croisant très peu dans la société. Notre ambition est de susciter les rencontres en recourant à un langage commun et – nous l’espérons – accessible à tous: la danse.
On a souvent tendance à répartir les gens en groupes, notamment en fonction de leur âge. Des barrières structurelles se dressent entre ces catégories: un enfant de onze ans fréquente très rarement des personnes âgées, hormis dans le cercle familial. De même, le secteur culturel est fort enclin à travailler avec des «publics cibles» et s’emploie à rencontrer les besoins d’un groupe spécifique. Léon tente d’échapper à cette logique et d’abattre au contraire les cloisons sociales pour déterminer les éléments nécessaires à la formation d’une communauté. Par exemple, nous n’organisons jamais d’atelier uniquement pour une classe d’élèves, mais y convions aussi des personnes âgées ou handicapées. Ce mixing ou brassage délibéré vise avant tout à multiplier les contacts et débouche ainsi sur une plus grande diversité.
Dans une production comme Birds, il est essentiel que la distribution constitue un miroir fidèle de la société. Pour être crédible, la performance se doit de refléter la diversité extrême qui caractérise notre société et la ville de Bruxelles. Et comme il s’agit d’un spectacle participatif, chaque spectateur doit pouvoir se reconnaître dans l’un des danseurs.
Si l’on veut vraiment offrir un lieu ouvert à tous, il faut aussi essayer d’attirer un nouveau public, adapter ses activités à un groupe hétéroclite, introduire la diversité à tous les niveaux de l’organisation, établir des contacts avec d’autres associations…
Sans qu’il en soit explicitement question, Léon
met toujours l’accent sur la communauté et sur les relations qui se tissent entre ses membres. Les danseurs forment pour ainsi dire une petite communauté, qui s’élargit temporairement au public présent lors d’une représentation. L’aspect purement identitaire se trouve ainsi quelque peu estompé. Rien n’oblige à ignorer qu’une personne se trouve en fauteuil roulant, mais c’est secondaire. L’important est que des liens se nouent entre les gens.
Développer un réseau ouvert
Léon joue résolument la carte de la proximité. Nous sommes basés à Molenbeek, une commune très hétérogène qui accueille de nombreuses initiatives visant à créer du lien social. Nous cherchons des partenaires locaux, avec lesquels nous engageons une étroite collaboration.
Mettre en place un réseau, c’est le travail à la fois le plus ardu et le plus essentiel qui soit. Cela demande d’y consacrer beaucoup de temps et de soin. Tout réseau doit se forger à partir d’un souci d’égalité entre ses membres. La question centrale est la suivante: ce que l’on fait, est-il bon pour les personnes avec lesquelles on travaille? Si ce n’est pas le cas, il est possible que l’on utilise les gens pour son propre bénéfice. On doit toujours maintenir la conversation.
© D. Willems & Ultima Vez
Le réseau de Léon mise pleinement sur la diversité. En plus d’engager des partenariats dans le monde culturel, nous nous associons aussi avec des acteurs du secteur social et des soins. La meilleure garantie de vivre des moments intenses consiste à étendre le réseau bien au-delà des frontières de la danse ou du travail artistique, pour favoriser la cohésion sociale et les interactions entre diverses influences.
Nous considérons qu’une communauté ne peut avoir de succès que si elle est réellement ouverte à tous. Cela semble une évidence, mais il n’est pas aisé de faire tomber toutes les barrières. Les ateliers que Léon organise sont gratuits et tout le monde peut y participer sans inscription.
Il arrive régulièrement qu’une personne présente dans le bâtiment pour une tout autre raison vienne jeter un coup d’œil et se mette même à danser avec nous. Les personnes qui ne peuvent participer que de temps à autre à notre atelier sont également les bienvenues. Les gens ont aussi le droit d’arriver en retard ou de partir avant la fin, d’aller se reposer un moment ou de sortir prendre l’air.
Cette absence de contraintes est capitale pour Léon. Le monde culturel se heurte à de nombreuses barrières symboliques, voire physiques, sans que le secteur en ait pleinement conscience.
Il n’est pas possible pour tout le monde d’être présent chaque semaine, ni même de s’inscrire. Beaucoup de gens n’ont toujours pas d’ordinateur à la maison et ne peuvent pas surfer sur l’internet. Pour certaines personnes, deux heures de concentration ou d’activité physique, c’est trop. D’autres ne parviennent pas à trouver un baby-sitter pour leurs enfants. Ce dernier point n’est toutefois pas un réel problème: les enfants peuvent aussi venir, qu’ils aient envie de danser ou non.
Laisser la magie opérer
L’idéal d’ouverture et de flexibilité poursuivi par Léon se reflète également dans le langage artistique. Nous veillons constamment à adopter un langage qui ne demande pas d’adaptation de la part des danseurs, ne s’éloigne pas trop de leur zone de confort et ne soit pas excessivement technique. L’absence de contraintes ne nous empêche pas d’inscrire notre travail dans la durée. On peut avoir l’impression de repartir de zéro chaque semaine, mais c’est précisément cette constante reprise qui permet aux danseurs de progresser et de gagner en assurance.
© S. De Backere
Un autre mot qui fait partie du vocabulaire courant de Léon est inverting. Nous voulons inverser les rôles et tordre le cou aux stéréotypes. Qui se voit confier des responsabilités? Qui occupe telle ou telle position? Qui prend les décisions? Ces choix sont souvent imposés par la société, mais nous essayons d’échapper à ce déterminisme social.
Nous associons les participants à l’organisation des activités. Ainsi, une personne atteinte du syndrome de Down donne des séances de yoga et certains jeunes se mettent eux-mêmes à encadrer des ateliers après quelque temps. Nous tenons à valoriser l’expertise de chacun. De cette manière, Léon évolue avec les personnes qui font partie de notre communauté. Cette approche est également perceptible dans le langage de la danse. Nous partageons un langage commun, mais chacun y ajoute ses propres accents.
L’artiste est avant tout un facilitateur: il rassemble un groupe autour de lui, formule différentes propositions et espère que les danseurs les reprendront à leur compte. Dans ce genre d’activités participatives, il est bon de planifier le moins possible. Récemment, nous avons modifié à la dernière minute le programme d’un atelier parce que plusieurs jeunes enfants voulaient faire du beatboxing
après avoir vu une vidéo sur YouTube. Il faut apprendre à lâcher prise pour que la magie opère.
Une démarche globale
Toute compagnie de théâtre devrait s’interroger sur la manière de refléter la ville qui l’héberge. Pour y arriver, il ne suffit pas d’admettre dans son petit club élitiste quelques personnes censées garantir la diversité.
L’inclusion totale ne pourra être atteinte que si toute la structure l’intègre dans ses attitudes, en tant que démarche globale.
Si l’on veut vraiment offrir un lieu ouvert à tous, il faut aussi essayer d’attirer un nouveau public, adapter ses activités à un groupe hétéroclite, introduire la diversité à tous les niveaux de l’organisation, établir des contacts avec d’autres associations… Cela ne peut se faire sans ajuster ses attentes et ambitions, sans se laisser guider par les besoins de la communauté dont on fait partie. Il faut avoir le courage de bousculer ses habitudes, en se montrant réceptif aux influences et en faisant preuve de flexibilité.
L’inclusion totale ne pourra être atteinte que si toute la structure l’intègre dans ses attitudes, en tant que démarche globale. La tâche n’est certes pas aisée, mais cette ouverture a un effet très libérateur, y compris pour l’artiste, qui gagne en souplesse et en disponibilité. Il apprend à travailler dans les conditions les plus diverses et à être vraiment à l’écoute.