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Club de Bruges et Cercle de Bruges: une lutte fraternelle sur fond de fracture sociétale

Par Dries Vanysacker, traduit par Jean-Marie Jacquet
27 octobre 2022 9 min. temps de lecture À vos marques: sport et société

À l’issue des derbys opposant le F.C. Bruges -les «bleu et noir», dits Boeren (paysans)- et le Cercle de Bruges -les «vert et noir», dits Trutten (connes)-, un joueur de l’équipe victorieuse plante le drapeau à ses couleurs dans le point central du Jan Breydel, le stade qui héberge les deux formations depuis 1975. La rivalité proverbiale entre le Club et le Cercle remonte à la fin du XIXe siècle et a pour origine la fracture sociétale qui les séparait à l’époque. Il y a cependant plus de liens entre les deux équipes qu’il n’y paraît au premier abord.

À Bruges, tout comme dans d’autres villes, les Anglais et le clergé jouèrent jadis un rôle essentiel dans l’introduction du football. C’est surtout après la bataille de Waterloo qu’une colonie britannique se forma dans la Venise du Nord. Elle comprenait aussi bien des vétérans de l’armée que des membres de la petite noblesse, d’anciens coloniaux et des industriels. Un grand nombre d’entre eux avaient choisi Bruges comme port d’attache pour leur activité professionnelle en liaison avec la mécanisation de l’industrie linière au XIXe siècle.

L’émergence d’une communauté britannique à Bruges donna naissance à une anglophilie très couleur locale. Des enfants brugeois de parents fortunés s’en allèrent étudier en Angleterre, des religieux y fondèrent des monastères et des prêtres diocésains partirent en Mission anglaise. À Bruges même s’ouvrirent des établissements d’enseignement typiquement anglais, dont un séminaire, et il y eut des Britanniques qui inscrivirent leurs enfants dans des écoles belges. La présence des Anglais fut un stimulant pour la vie économique, sociale et culturelle.

Des projets anglais dans le domaine de l’enseignement furent pris comme modèles et différents sports d’outre-Manche retinrent également l’attention. Dans ce contexte, des religieux se révélèrent pionniers. C’est ainsi que le bénédictin Gérard van Caloen (1853-1932) et le prêtre, enseignant et poète Guido Gezelle (1830-1899) se montrèrent enthousiasmés par la pédagogie britannique de la muscular Christianity, qui mettait notamment l’accent sur les vertus morales et viriles de la pratique du sport.

Dans l’enseignement secondaire, que ce soit à Maredsous en Wallonie (Van Caloen) ou à Roulers et Bruges (Gezelle), ils soulignèrent l’importance de la pratique de sports tels que le rugby, la gymnastique, le cricket et le football. Les mêmes principes d’enseignement des disciplines sportives furent appliqués peu après par les Frères xavériens brugeois, qui avaient instauré dès 1861 des sections spéciales pour leurs nombreux élèves britanniques et allemands.

Pendant ce temps, à l’athénée royal de Bruges (établissement public dépendant de l’État belge), on jouait au football deux fois par semaine. En plus des rencontres entre les élèves de l’athénée et ceux du collège anglais, un match était organisé chaque semaine contre ou avec d’anciens élèves de l’institut Saint-François-Xavier (les «Frères» -en pays francophone, on emploie volontiers l’abréviation SFX), établissement fondé par les Frères xavériens. Un match contre des élèves qui fréquentaient encore l’institut Saint-François-Xavier était impensable à l’époque en raison du contexte politique, notamment du traumatisme occasionné par ce que l’on a appelé la guerre scolaire1.

Finalement, des joueurs appartenant à diverses écoles de Bruges et d’anciens élèves des Frères se donnèrent la main pour créer le premier club de football à Bruges: le Brugsche Football Club. Ce club fusionné, qui finirait par adopter le nom d’une de ses composantes (Football Club Brugeois ou FCB), reste aujourd’hui encore considéré comme la base de l’actuel Club de Bruges et la date officielle de sa fondation est le 13 novembre 1891. Le FCB porte le matricule 3, qui lui fut attribué en 1926 par l’Union belge des sociétés de sports athlétiques.

Le FCB s’était choisi comme équipement une vareuse bleu clair avec une bande bleu foncé barrant le torse en oblique de la hanche gauche à l’épaule droite. Les deux tons de bleu ne sont pas l’effet du hasard: c’étaient les couleurs du club d’aviron de Bruges, auquel beaucoup de joueurs du FCB étaient affiliés.

La création du Cercle est une histoire plus simple. Le Cercle Sportif Brugeois fut porté sur les fonts baptismaux le 9 avril 1899 par la Vereeniging der Oudleerlingen Broeders Xaverianen (Association des anciens élèves des Frères xavériens). Cette association, auréolée d’un certain prestige, était placée sous le haut patronage d’un comte et d’un baron et s’était fixé pour objectif la promotion de sports tels que le football, le cricket, le tennis sur gazon et la course à pied. À partir de 1902, le comte Charles d’Ursel, gouverneur de Flandre-Occidentale, accorda lui aussi son haut patronage aux «vert et noir». Une autre phalange brugeoise, le Rapid Football Club, rejoignit le nouveau Cercle, qui se vit attribuer le matricule 12. La lutte fraternelle entre les deux équipes brugeoises pouvait commencer!

Dilemmes, disputes et bagarreurs

En dépit d’une forte représentation libérale et non confessionnelle au sein de sa direction, le FCB était de tendance idéologique nettement moins marquée et politiquement moins monolithique que le Cercle, qui affirmait ouvertement son orientation catholique homogène. En toile de fond, l’enseignement continuait de jouer un rôle primordial, le fossé restant constant entre les Frères et l’athénée. Les élèves de l’athénée s’affiliaient automatiquement au Club, ceux de Saint-François-Xavier au Cercle.

Les exceptions donnaient souvent lieu à des accrochages verbaux et à des représailles. Lorsque Raoul Daufresne de la Chevalerie, deuxième président de l’histoire du Cercle, passa en 1909 au Club pour y devenir joueur et dirigeant, la nouvelle fit l’effet d’une bombe. L’administration communale, soucieuse d’une meilleure entente, instaura alors, sous l’étiquette «Entente brugeoise», un comité spécialement chargé de régler les différends lors des transferts. Mais les séances régulières de ce comité n’empêchèrent pas les heurts ni, pour maintes familles brugeoises, des dilemmes déchirants.

Le Club était de tendance idéologique nettement moins marquée que le Cercle, qui affirmait ouvertement son orientation catholique homogène

Un exemple connu est celui de la famille Somers, fière de ses cinq fils évoluant au Club jusqu’au moment où l’un d’entre eux quitta le Club pour le Cercle. On se souvient aussi des remous provoqués par le contrat d’exclusivité qui, de 1949 à 1957, liait le Cercle et les membres de la section sportive des Frères xavériens et interdisait à tout footballeur du Cercle de rallier le Club.

Les derbys aussi engendrèrent parfois des problèmes. Une rencontre de 1925, où le Club recevait le Cercle, se déroula sur un terrain indigne de ce nom, rendu quasi impraticable par la neige puis le dégel. Ce match allait entrer dans l’histoire. Pas tellement à cause de l’état de la pelouse ni du résultat, mais parce qu’un pugilat en règle mit aux prises les joueurs et… les supporters (déjà).

Les rivaux peuvent aussi être solidaires

Il y eut malgré tout de beaux moments. En 1923, une équipe mixte Club-Cercle fut alignée contre les militaires d’une garnison stationnée à Bruges, pour un match de bienfaisance dont la recette fut versée aux sinistrés d’un terrible tremblement de terre qui avait eu lieu au Japon. Trois ans plus tard, la Venise du Nord elle-même fut durement touchée par des inondations. Le Club et le Cercle, une fois encore, s’unirent pour la bonne cause.

Même solidarité dans la compétition: si l’un des deux remportait un titre national, l’autre s’empressait de lui adresser des félicitations. Lors du titre de champion de Belgique décroché par le Cercle en 1930, le vice-président du Club fut convié à participer à l’organisation des festivités. Les éternels rivaux fraternisèrent en bien d’autres circonstances encore.

Le Club et le Cercle sont toujours rivaux, mais, jusqu’à nouvel ordre, leurs destinées semblent demeurer liées

En 1927, le FCB recommanda à tous ses adhérents d’assister à l’inhumation du joueur du Cercle Albert Van Coile, décédé à la suite d’un violent contact avec le gardien de but de Tourcoing lors d’un match amical. Le FCB même joua contre Tourcoing une rencontre amicale dont les bénéfices allèrent intégralement au fonds Van Coile, et une collecte fut organisée dans les rangs des supporters du Club lors du premier match à domicile qui suivit.

Les marques de solidarité étaient tout aussi patentes en sens inverse. Après le décès inopiné du président du FCB Albert Dyserynck en 1931, le Cercle mit sur pied un match contre le Racing Club de Gand. La totalité de la somme récoltée à cette occasion servit à alimenter le fonds de soutien pour la construction du mémorial Dyserynck. Que ce dernier ait été membre actif de la loge maçonnique importait peu, en l’occurrence, pour les voisins catholiques.

Frictions pendant l’occupation

Les relations entre le FCB et le Cercle pendant l’occupation allemande en 1940-1944 furent à nouveau tendues. Aux yeux du Club, le Cercle avait un avantage: les vert et noir mettaient à profit l’interdiction du football dans la région côtière pour attirer les meilleurs joueurs du VG Ostende. De plus, peu de joueurs du Cercle furent envoyés au travail obligatoire en Allemagne; ceux du Club, par contre, n’y échappèrent pas.

À la libération, les deux clubs du football brugeois allaient subir une douche froide: tous deux ayant disputé un match amical contre une équipe de militaires allemands, l’Union belge leur infligea une suspension temporaire (jusqu’en décembre 1944).

Provisoirement encore ensemble

Les fractures sociales de l’époque de la création des deux clubs sont évidemment beaucoup moins nettes aujourd’hui. Les rapports de force sur le plan sportif ont également fort évolué. Le Cercle fut le premier à décrocher le titre de champion de Belgique, en 1911. Il remporta de nouveau le trophée en 1927 et en 1930. Cette période de gloire ne se réédita jamais dans la suite. Le Cercle descendit en seconde division en 1946 et végéta dans les séries inférieures durant quinze ans. Après quoi, si l’on excepte quelques épisodes plus heureux (entre autres en Coupe), il fit surtout la navette entre la première division et la seconde. Ajoutons que, depuis quelques années déjà, le Cercle est un satellite de l’AS Monaco.

Le Club, quant à lui, dut attendre 1920 pour être sacré champion national une première fois. Depuis 1959, il évolue dans l’élite sans interruption. S’il n’obtint son deuxième titre qu’en 1973, il en est aujourd’hui à son dix-huitième. Durant les années 1976-1978, sous la conduite du «magicien» autrichien Ernst Happel, le Club se hissa même aux sommets de l’Europe, atteignant à deux reprises une finale (Coupe UEFA en 1976; Coupe d’Europe 1 en 1978), où il s’inclina chaque fois face à Liverpool.

Il y a environ un demi-siècle, le football brugeois connut un tournant. Des problèmes financiers contraignirent les deux groupes au réalisme. Le Cercle se vit forcé de vendre ses terrains et ses installations à la ville de Bruges. Le Club parla alors de discrimination. Des rumeurs de fusion ayant couru, le bourgmestre offrit une issue: la construction d’un nouveau stade; les deux rivaux purent désormais se partager un Olympiastadion flambant neuf.

Les années ayant passé, l’Olympiastadion (entre-temps dénommé Jan Breydelstadion) est usé jusqu’à la corde. Le Club a des projets concrets pour un nouveau temple du football à côté de l’arène Jan Breydel et le Cercle a lui aussi en vue un site où il souhaite aménager son propre stade.

Il est d’ores et déjà prévu que, dans l’hypothèse d’un avis négatif sur la construction d’un stade à cet emplacement, les vert et noir pourraient disposer temporairement du nouveau temple du Club. Bien que celui-ci ne soit encore actuellement qu’à l’état de projet, le Club a dû faire cette promesse afin d’obtenir l’autorisation de bâtir. On le voit, le Club blauw-zwart, monument du football brugeois, dont la popularité s’étend loin en dehors de la ville (et que bon nombre de supporters francophones transforment en les Blauw en Zwart), et le modeste Cercle, qui continue à se proclamer avant tout «familial», sont toujours rivaux, mais, jusqu’à nouvel ordre, leurs destinées semblent bel et bien demeurer liées.

Note:
1. Durant la première guerre scolaire en Belgique (1878-1884), le gouvernement, dirigé par le libéral libre-penseur Walthère Frère-Orban, et le clergé défendaient des vues diamétralement opposées.
Cet article a initialement paru dans Septentrion n° 6, 2022.
Vanysacker

Dries Vanysacker

Professeur attaché à la faculté de théologie et de sciences des religions de la KU Leuven

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