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arts, littérature

Les Bourguignons font étalage de leurs miniatures dans un nouveau musée

Par Virginie Platteau, traduit par Willy Devos
28 septembre 2020 8 min. temps de lecture En mode musée

La Bibliothèque royale de Belgique possède une collection unique de manuscrits de la période bourguignonne. Après six siècles d’existence cachée, ces perles de l’art de la miniature sont dorénavant présentées au public dans un nouveau musée situé Mont des Arts à Bruxelles.

Philippe le Hardi (1342-1404), souverain puissant et mécène cultivé, se trouve à l’origine de la Librairie des ducs de Bourgogne. Son fils, Jean sans Peur, hérite de la bibliothèque et entre également en possession d’autres manuscrits provenant de la collection de son grand-père Louis de Maele, comte de Flandre, et de son oncle Jean de Berry. Ce dernier était notamment le commanditaire du somptueux livre d’heures qui porte son nom et que l’on peut également admirer dans la collection.

À l’intersection du Moyen Âge et des Temps modernes, cette bibliothèque couvre tous les domaines de la science et des idées de l’époque. Elle comporte des écrits religieux, des traductions d’auteurs classiques importants tels que Xénophon ou Ptolémée, des ouvrages consacrés à l’anatomie, au droit, des pièces de théâtre, des chansons de geste, les poèmes de Christine de Pisan… La bibliothèque des ducs de Bourgogne fait partie des bibliothèques les plus importantes de l’époque à côté de celles des rois de France, des Médicis ou de la bibliothèque papale. Les manuscrits ont été enluminés par les meilleurs miniaturistes du XVe siècle, dont certains sont, à ce moment-là, aussi célèbres que Jan van Eyck.

Sous Philippe le Bon, la bibliothèque ducale s’est encore considérablement enrichie. C’est sous son règne – qui dura près de cinquante ans -, que le pouvoir du duc de Bourgogne atteint son point culminant. Grand amateur d’art et bibliophile, le duc passe une commande prestigieuse après l’autre. Les Chroniques de Hainaut constituent peut-être la pièce maîtresse la plus connue de la collection.

L’ouvrage imposant est ouvert sur la miniature dite de présentation dans une vitrine individuelle assortie d’un «cocon» explicatif. On y voit Philippe le Bon, droit comme un cierge, habillé en damassé noir et portant le collier de la Toison d’Or; un souverain élégant, flanqué de son entourage à quelque distance. La scène constitue un récit à l’intérieur de l’histoire du livre, car dans cette enluminure, les Chroniques de Hainaut mêmes sont présentées et offertes à Philippe. Ce magnifique exemple de propagande l’aida à dépouiller sa nièce Jacqueline de Bavière de cette région. Cette enluminure frontispice est attribuée à Roger de La Pasture.

Que Philippe le Bon se soit vu volontiers dans la lignée de grands dominateurs historiques ressort du fait qu’il s’identifiait avec Alexandre le Grand, incarnation de toutes les vertus de la chevalerie, ou de textes censés illustrer qu’il serait un descendant du roi Arthur, de Charles Martel ou de Charlemagne. Il rêve également d’une croisade ayant pour but de libérer Constantinople. Ce rêve ne se réalisera jamais, mais il lit un nombre impressionnant d’ouvrages sur le sujet. En tant que bibliophile, son intérêt dépasse largement le seul aspect littéraire. Il s’entoure de copistes, de relieurs et de miniaturistes talentueux qui, grâce à leur maîtrise, doivent satisfaire son goût excessif pour le faste et rehausser ses aspirations politiques.

Après le décès de son fils Charles le Téméraire en 1477, la bibliothèque ducale compte plus de neuf cents manuscrits. Un tiers survit miraculeusement au grand incendie qui frappe le palais du Coudenberg ainsi qu’à deux guerres mondiales et est conservé actuellement au KBR Museum. Ces manuscrits du XVe
siècle sont produits par des artistes qui échangent des idées, des concepts et des iconographies. Au siècle bourguignon des églises gothiques, des retables brabançons, des tapisseries, de la musique polyphonique et des primitifs flamands, ces disciplines s’interpénètrent dans tous les sens. On en perçoit d’éminents exemples tels que des parallèles entre la composition d’une miniature et d’un tableau semblable du Martyre de sainte Barbe.

La bâtarde bourguignonne

Au Moyen Âge, les abbayes sont les principaux lieux de production de manuscrits. L’image classique du moine copiste correspond bien sûr à une réalité, mais celui-ci est loin d’avoir le monopole lorsqu’il s’agit de copier des textes médiévaux. De plus, il existe également des femmes copistes aussi bien religieuses que laïques. Parallèlement à l’essor des universités on voit petit à petit naître et se développer dans les villes des ateliers d’artisans du livre, des scriptoriums et des librairies. Cette évolution donne lieu à une production croissante de textes profanes qui plaisent à la nouvelle clientèle citadine. La demande de livres s’accroît et le marché s’amplifie. Des manuscrits circulent et propagent des idées et des connaissances mais sont également autant de symboles de prestige.

La noblesse, le clergé, la bourgeoisie et les autorités urbaines suivent tous l’exemple de Philippe le Bon, le grand Duc d’Occident. La bibliothèque ducale reflète ce qui intéressait les membres de l’opulente classe supérieure de la société et nous apprend aussi des choses sur leur propre personnalité. Ils placent de nombreuses commandes auprès des ateliers de copistes, d’enlumineurs et de relieurs. Ainsi naît une sorte de «canon» du manuscrit de luxe bourguignon: exécution sur du parchemin, grand format, richement illustré, reliure de qualité, mise en page comportant beaucoup de blanc et prédilection pour un caractère déterminé.

Il existe un nombre considérable d’écritures manuscrites. Elles diffèrent selon le lieu et l’époque, mais l’écriture choisie dépend également de la fonction que remplit un texte. Au XVe siècle, les lettres prennent une forme différente selon qu’il s’agit d’un missel, d’un contrat commercial, d’un «roman» – c’est-à-dire d’une œuvre littéraire narrative écrite en langue romane à partir du XIIe siècle – ou de la traduction d’un texte antique par un humaniste. En tant que bibliophiles et novateurs, les ducs de Bourgogne disposent ainsi de leur propre écriture: la bâtarde bourguignonne.

L’exposition montre en détail le déroulement du processus de production technique d’un manuscrit, depuis la peau de chèvre jusqu’au précieux ouvrage artistique relié et enluminé. Toutes les étapes de la préparation du parchemin, ainsi que la différence entre celui-ci et le papier, y sont indiquées de manière palpable. Le visiteur peut aussi essayer d’écrire une phrase en écriture gothique sur un écran interactif au moyen d’une «plume d’oie» digitale. À partir de la facilité ou difficulté avec laquelle il y parvient, un programme calcule combien de temps il faudrait pour copier dans son intégralité la Rijmbijbel (Bible rimée) gothique de Jacob van Maerlant du XIIIe siècle. On ne peut qu’en apprécier davantage les précieux manuscrits (au même titre que la technologie rapide contemporaine).

Trésors manuscrits

Rendre attrayants pour un vaste public des manuscrits, objets statiques sollicitant l’attention presque intime de chaque visiteur individuel, n’est pas une sinécure. Le parcours interactif, disponible en cinq langues et développé pour trois profils (ludique pour les enfants, résumé succinct pour ceux qui voient ces objet de l’époque pour la première fois, explications plus approfondies pour ceux qui cherchent une plus-value) constitue déjà une tentative réussie. Mais ce sont par-dessus tout la scénographie et l’ambiance foisonnante de trésor, combinées avec les couleurs, le design et les matériaux, qui plongent le visiteur dans le Haut Moyen Âge. La musique polyphonique intensifie cette expérience, au même titre que les projections son et lumières évocatrices par lesquelles débute le parcours dans la chapelle gothique de Nassau restaurée, dernier vestige authentique de la Cour bourguignonne à Bruxelles.

Le contexte est richement étoffé, mais les manuscrits occupent bel et bien la place centrale. Il s’agit là d’un genre artistique quelque peu déconsidéré. Les enlumineurs de manuscrits n’étaient pas considérés comme des artistes à part entière. Ces artefacts témoignent pourtant d’une énorme richesse non seulement du point de vue du contenu, mais aussi sur le plan artistique. Outre la grande maîtrise artisanale et un processus de production intensif, les manuscrits combinent différentes disciplines artistiques, ce qui leur confère une stratification unique. L’interaction entre la parole et l’image, les références au contexte religieux, mythologique, historique, la partition de chant polyphonique…, tout cela requiert un engagement attentif de la part du visiteur spectateur.

L’exécution somptueuse avec de magnifiques couleurs et des feuilles d’or résistant à l’épreuve du temps, les nombreux détails dans les décorations et patrons ou les drôleries, ces petites fantaisies comiques ou grotesques littéralement dans la marge, nous permettent d’appréhender d’une manière unique un passé très varié. Le manuscrit de Hulthem contenant les abele spelen (pièces profanes) les plus connus sur papier, d’uniques œuvres historiques ayant marqué l’histoire de la littérature telles que les Brabantse yeesten ( Gestes des ducs de Brabant) de Jan van Boendaele, le Roman de Renart, le premier texte de fiction français Roman de la Rose, une Imitation de Jésus-Christ de Thomas a Kempis écrite de sa propre main… Cette collection constitue effectivement un véritable trésor.

Le KBR a choisi comme nouveau slogan Protégeons le temps. La conservation retient le temps, le préserve pour l’avenir. C’est une excellente initiative qu’il ne faille plus passer exclusivement par une demande auprès des archives mais que le public puisse accéder à tous ces trésors dans un nouveau musée, en y associant également des emprunts. Ainsi organise-t-on pour la première fois des collaborations entre la bibliothèque et d’autres musées tels que le Hof van Busleyden
à Malines ou le Gruuthusemuseum à Bruges, qui, thématiquement, couvrent la même période et auxquels le KBR peut apporter des approfondissements par la voie de sources écrites.

Dans ce «musée vivant», les pièces exposées sont changées trois fois par an, notamment en raison de la vulnérabilité des manuscrits. L’institution flamande Toerisme Vlaanderen exhibe volontiers la notion d’ «expérience authentique du patrimoine», ce qui fait parfois craindre quelque chose de spectaculaire visant à attirer les masses. Le nouveau KBR Museum, qui est une institution fédérale, opte pour la sérénité et accorde une place centrale aux manuscrits, valorisant de la sorte pleinement leur redécouverte.

Virginie-platteau

Virginie Platteau

journaliste culturelle

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