La danse est vecteur de réflexion dans les chorégraphies de Mette Ingvartsen
L’œuvre de la
chorégraphe Mette Ingvartsen conjugue depuis vingt ans la danse et la réflexion. Les préoccupations sociales et politiques qui animent ses créations sont centrées sur une question fondamentale: pouvons-nous imaginer un monde gouverné, non par la répression des désirs, mais par la joie et le plaisir?
Mette Ingvartsen (°1980) tire la danse vers d’autres disciplines artistiques. Ses créations proposent une pratique perméable qui marie musique et voix, technologie et nature, et où les questions éthiques côtoient une incroyable diversité d’objets étrangers au pur mouvement corporel. Son œuvre chorégraphique témoigne d’une observation ludique et attentive du monde. Les spectateurs et spectatrices sortent ragaillardis de ses spectacles. Sans doute parce qu’ Ingvartsen parvient à donner forme au désir d’un monde meilleur. Ce qu’elle-même résume par la formule: Inventing possible realities.
Skater et danser
Mardi 9 mai 2023, Paris, Grande Halle de la Villette: une petite heure avant le début du show, une bande de skaters envahit la scène. Avec l’autorisation, non… à la demande de la chorégraphe. Parce qu’elle tient à ce qu’ils fassent l’expérience de ce parquet de bois clair, lisse et équipé de rampes parfaites. Et aussi pour attirer le jeune public vers les arts du spectacle, souvent trop élitistes.
Quand la musique commence, les jeunes skaters savent qu’ils doivent prendre place sur les gradins pour assister à Skatepark, le nouveau spectacle de Mette Ingvartsen. Douze autres skaters et danseurs âgés de onze à trente-cinq ans occupent pendant une heure et demie la scène transformée en planchodrome. Certains d’entre eux ne patinent que depuis quelques années, d’autres filent sur leur planche depuis plus de la moitié de leur vie.
© Bea Borgers
Dans Skatepark (2003), Ingvartsen ne se contente pas d’étudier le style et l’énergie des skaters. Plus que leurs figures acrobatiques, elle cherche à montrer le monde où ils évoluent. Son objectif est de créer un échange entre les clubs de skate et le public traditionnel de la danse. Le skate est une activité résolument individuelle, exercée par une seule personne. Mais il s’agit aussi d’une pratique collective, dont les adeptes s’observent, apprennent les uns des autres, partagent le même territoire, et donc se tiennent compagnie et tuent le temps ensemble. Un espace de contrôle et de liberté.
Quand Mette Ingvartsen s’intéresse à un phénomène, elle veut en saisir tous les tenants et aboutissant. Elle a donc commencé par observer ce sport dans sa pratique sociale. Elle s’est rendue au skatepark bruxellois des Ursulines, près de la chapelle des Brigittines. Elle est d’abord venue avec ses enfants –pour mettre le pied à l’étrier–, puis elle a enquêté seule. Longtemps, très longtemps. Jusqu’à ce qu’elle réussisse à décrypter le code de sociabilité, les conventions et les dissensions des patineurs.
En regardant le spectacle, on comprend tout de suite que ces conventions sont indispensables pour éviter les heurts. En premier lieu, les heurts physiques: il suffit de voir le plaisir affiché par les skaters maîtrisant parfaitement leur trajectoire et glissant à toute allure à seulement quelques millimètres les uns des autres. Ingvartsen a surtout été intriguée par le skateboard en tant que contre-culture, en tant qu’approche anarchiste de l’espace public et de la propriété. Elle a également été frappée par la façon dont une communauté exceptionnellement hétérogène prend forme de façon quasi organique. Une belle métaphore pour Bruxelles, et plus largement, pour tout ce qui nous entoure, affirme-t-elle.
Hip-Hop et ballet
Née au Danemark, Mette Ingvartsen a elle-même vécu une enfance où la street dance occupait une grande place. À neuf ans, elle commence à suivre des leçons de hip-hop. Elle rejoint rapidement un groupe de jeunes danseurs de rue se produisant dans des clubs ou lors d’événements urbains. L’organisation est prise en charge par un aîné de la bande. Elle se rappelle le jour où le groupe admire la magnifique performance de Janet Jackson dansant sur la musique de Rythm Nation. Un documentaire annexe explique qu’il faut apprendre le ballet pour devenir une vraie danseuse. Prêtant foi à ce conseil, parallèlement au hip-hop, elle prend des cours de danse… où elle s’ennuie mortellement. Seuls l’intéressent ceux d’une instructrice new-yorkaise qui enseigne la technique du chorégraphe Merce Cunningham, pour laquelle elle s’enthousiasme. C’est ainsi que le monde de la danse contemporaine s’ouvre à Ingvartsen. Elle devient alors membre d’un ballet junior beaucoup plus moderne.
© Bea Borgers
Comme l’école de danse bruxelloise P.A.R.T.S. ne recrute aucun nouvel étudiant l’année où elle veut y candidater, Ingvartsen décide de suivre la formation de danse de l’Amsterdam University of the Arts. «Une seule chose comptait là-bas: le corps, le corps, le corps», se souvient-elle. Elle y découvre pourtant l’ensemble de l’œuvre d’Anne Teresa De Keersmaeker. Un spectacle de danse où on parle: impressionnant! Elle découvre aussi la pièce du collectif de théâtre STAN qui se conclut par un quatuor à cordes résonnant sur une scène vide. Elle se rappelle sa réaction à cette époque: «Moi aussi, tout ça, je veux le faire!» La formation qu’elle suit ensuite à P.A.R.T.S. est exigeante. Avant même de l’avoir terminée, elle crée en 2003 son premier spectacle, Manual Focus, au Kaaitheater et fonde sa propre compagnie de danse. Elle décide de rester à Bruxelles.
Un corps malléable
La plupart des idées viennent à Mette Ingvartsen en lisant et en observant. Son œuvre provient souvent de l’appréhension dans le monde extérieur au théâtre, de faits qui lui paraissent problématiques ou intéressants (ou les deux). Elle s’efforce alors de comprendre pourquoi elle les trouve tels. «La lecture, surtout celle d’ouvrages théoriques et philosophiques, constitue pour moi un soutien et une source d’inspiration considérables», confie-t-elle. Cet intérêt lui est venu pendant ses années à P.A.R.T.S., où la formation inclut des leçons de philosophie. Elle aime aussi s’initier à des pratiques étrangères à la danse traditionnelle, telles que le combat de scène ou le lindyhop (une sorte de swing). La formation de danse plus conventionnelle qu’elle a suivie joue un rôle mineur dans son œuvre.
© Peter Lenaerts
Dans 50/50, la seconde chorégraphie d’Ingvartsen (2004), le spectateur doit attendre plusieurs minutes avant de pouvoir dire si la personne qu’il voit de dos sur scène est un homme ou une femme. Ses fesses nues et frissonnantes, sa grande taille et ses larges épaules le laissent intentionnellement dans l’incertitude. Ingvartsen a eu beaucoup de mal à accepter sa morphologie assez masculine, reconnaît-elle vingt ans plus tard. Son physique la mettait mal à l’aise à une époque où les concepts de transgenrisme ou de non-binarité étaient inconnus, voire impensables dans la petite ville où elle habitait. Cette problématique inspire donc souvent ses premières œuvres.
Elle voulait traiter le corps comme un matériau malléable et transformable. Dans 50/50, elle adopte différents rôles, de rock star à clown de cirque, afin de brouiller tous les codes corporels. C’est ainsi qu’est né son intérêt pour l’identité et les oppositions binaires. Plusieurs de ses créations traitent du dépassement des oppositions masculin-féminin, jeune-vieux, masqué-nu.
Le focus sur la binarité revient systématiquement dans les deux grands thèmes qui caractérisent jusqu’à présent son œuvre chorégraphique: la sexualité et le post-humain. Dans les spectacles «naturels», inspirés par le second motif, la binarité oppose l’animé et l’inanimé, la mobilité et l’immobilité. Qu’entendons-nous exactement par là? se demande Ingvartsen. De tels sujets n’ont rien d’évident dans le monde de la danse, où tout part du corps humain.
Plusieurs créations d'Ingvarsten traitent du dépassement des oppositions masculin-féminin, jeune-vieux, masqué-nu
Le premier thème est développé dans la série The Red Pieces qui regroupe les spectacles 69 positions (2014), 7 Pleasures (2015), to come (extended) et 21 pornographies (2017). Toutes ces créations scénarisent les prestations humaines et concentrent l’attention sur la nudité, la sexualité et la façon dont le corps s’est historiquement constitué comme lieu de combat politique. La sexualité est abordée de façon froide et détachée dans un triptyque qui est encore régulièrement joué: to come (2005), to come extended (2017) et The Blue Piece (2021). Dans chacun des spectacles, les danseurs portent des combinaisons bleues de type morphsuit qui couvrent entièrement le corps et dissimulent le visage. Le but est non seulement d’effacer les signes de masculinité ou de féminité –quand bien même les parties génitales et les seins restent identifiables–, mais aussi d’invisibiliser ce qui incite à attribuer une identité: les regards typiques, les expressions faciales, les attitudes et les poses associées à des rôles genrés.
Dans ces spectacles, Mette Ingvartsen met en évidence de nombreux aspects du pouvoir. Bien que les femmes soient souvent présentées comme des objets passifs –entre autres lors des pratiques sexuelles–, elle estime possible d’inverser les rôles. Aussi fonde-t-elle toute sa chorégraphie sur le basculement de la position de soumission à celle de domination. Dans cette constellation, chaque être humain peut effectuer les gestes dominateurs, qu’il soit homme ou qu’il soit femme, qu’il ait telle ou telle préférence sexuelle. La série se conclut par une série de conférences, The Permeable Stage, durant laquelle des artistes et des théoriciens s’interrogent sur la politique de la sexualité et sur la façon dont celle-ci redessine les frontières entre les sphères publiques et privées.
© Lorraine Wauters
The Artificial Nature Series forme une importante seconde partie du travail d’Ingvartsen. Elle y explore les relations entre l’humain et le non-humain. Aucun danseur n’intervient dans les pièces Evaporated Landscape (2009), The Extra Sensorial Garden (2011) et The Light Forest (2010). Ces trois chorégraphies ne comportent aucune présence humaine. Confettis, couvertures de survie dorées, mousse, machines à fumée, souffleurs de feuilles, effets sonores et lumineux emplissent les différentes scènes. Malgré leur caractère dystopique, ces représentations sont étonnamment belles et apaisantes. Comme le spectacle de la vraie nature –cette lente transformation des choses. Dans Speculations (2011) et The Artificial Nature Project (2012), la figure humaine réapparaît dans une trame qui la lie à l’élément naturel et à la technologie. Comme dans la vraie vie, pourrait-on dire.
© Hans Meijer
La plus importante des pièces sur le post-humain est Evaporated Landscape. Dans cette scénographie bannissant l’usage du bois et de l’acier, seuls étaient autorisés les matériaux s’évanouissant d’eux-mêmes. Ingvartsen voulait ainsi inciter les gens à réfléchir à l’immatérialité. Prenant pour points de départ le brouillard et la mousse, la lumière et le son, elle a créé une sorte de paysage miniature. Le public avait les pieds dans un tapis de brume où se dissolvaient des montagnes de mousse. Au départ, les spectateurs pouvaient avoir l’impression de regarder vers le bas du haut d’une crête, mais ils passaient ensuite sous le lit de nuages. Tout est question de perspective. Est-il possible de concevoir un spectacle d’où l’humain soit exclu?
«Peut-être devrons-nous un jour fabriquer des espaces capables de procurer les sensations de calme que nous allons habituellement chercher dans la nature, médite Ingvartsen. Si la nature tombe en ruine, nous devrons la recréer artificiellement.» Cette réflexion singulièrement triste exprime une vision dystopique en décalage avec l’optimisme du reste de ses créations.
© Tania Kelley
Danse de Saint-Guy
Avec Skatepark, l’œuvre d’Ingvartsen prend une nouvelle direction. Ses créations des trois dernières années n’ont pas de sujet commun. Elle est en quête d’une chorégraphie expansive et «perméable». Elle s’efforce de comprendre ce qu’expriment les mouvements qu’elle observe dans l’espace public –par exemple, le skateboard–, ou dans le vaste monde –les vagues migratoires. Elle a également fait appel à des interprètes d’âges variés n’ayant aucune formation en danse.
Pour The Life Work (2021), Ingvartsen a travaillé avec des femmes japonaises septuagénaires et nonagénaires émigrées en Allemagne quand elles avaient une vingtaine d’années. Le spectacle consiste en une série de portraits individuels inspirés par leurs histoires personnelles. The Life Work, visible seulement lors de la Ruhrtriennale, ressemblait plus à une installation dans un jardin contemplatif qu’à un spectacle malgré la participation physique des protagonistes pendant certains week-ends. Dans The Dancing Public (également en 2021), Mette Ingvartsen danse seule, mais collabore avec le public, à qui elle raconte l’histoire des épidémies de danse de Saint-Guy du Moyen Âge. Skatepark (2023) se situe selon la chorégraphe dans le prolongement de ces approches.
© Katja Illner
Même quand sa source d’inspiration est une dystopie, ses mises en scène comportent une ouverture vers une autre réalité ou vers un autre mode de fonctionnement. Malgré la gravité de ses thèmes, son travail est toujours habité par une certaine positivité. Dans aucune de ses créations, elle ne perd espoir; elle cherche au contraire avec passion les alternatives possibles et les perspectives prometteuses.
Après vingt ans d’activité et plus de vingt créations à son nom, Mette Ingvartsen a l’impression d’avoir effectué un long parcours. Même si elle a l’impression de tout reprendre à zéro quand elle se lance dans un nouveau projet. Ce vingtième anniversaire, elle le fête avec Skatepark sans toutefois publier aucun livre: elle se sent encore trop jeune pour figer quoi que ce soit. Elle organise en outre une petite rétrospective avec Manon Santkin, une brillante performeuse présente dans la plupart de ses créations et très impliquée dans son œuvre.
Ingvartsen tient à célébrer également l’acte même de la performance en explorant les voies par lesquelles Santkin parvient à perpétuellement transformer son corps, tel un caméléon. Elles discutent beaucoup entre elles du rôle joué par l’imagination au sein de la mémoire et essaient de se rappeler ce qui a amorcé la création de leurs précédents spectacles. Les fragments de danse qu’elles réutilisent peuvent ainsi continuer à nous parler.
Ingvartsen et Santkin souhaitent proposer au public une rétrospective qui ne vaille pas seulement comme souvenir et répétition des vingt dernières années. Les fragments doivent pouvoir captiver le spectateur encore aujourd’hui. «Que faire pour nous réensauvager, pour redevenir sauvages?» se demande la chorégraphe. Cette interrogation témoigne de son infatigable engagement: la pratique artistique constitue pour elle un espace indompté, une jungle en perpétuelle densification où elle fraie sans cesse de nouveaux passages. «Comment nourrir sa pratique pour qu’elle continue à fructifier?» Telle est la question dont elle cherche aujourd’hui la réponse.
Un défi avec lequel la belle et mouvante Mette Ingvartsen est loin d’en avoir terminé!