Miroir de la culture en Flandre et aux Pays-Bas

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Les expressionnistes flamands osent la couleur à La Haye
© musée Dhondt-Dhaenens
© musée Dhondt-Dhaenens © musée Dhondt-Dhaenens
Arts

Les expressionnistes flamands osent la couleur à La Haye

À travers l’exposition Heerlijke herinneringen (Merveilleux souvenirs), le Kunstmuseum Den Haag (musée d'Art de La Haye) met en lumière les aspects plus joyeux et le caractère passionné des expressionnistes flamands. L’historienne de l’art Gerdien Verschoor a visité l’expo qui comprend des œuvres de Gustave De Smet, Frits Van den Berghe, Anna De Weert et Edgard Tytgat. «Sur les rives de la Lys, le monde ressemblait encore à un petit coin de paradis».

Je pénètre dans l’exposition, attirée par la mélodie de jazz qui en émane, mais avant que je puisse admirer la première toile, je me retrouve face à ce texte, imprimé bien en évidence sur le mur du musée:

Lys, que de merveilleux souvenirs je garde de cette terre où tu serpentes en de gracieux méandres; somnolente et paresseuse, tu sembles vouloir demeurer à jamais dans la volupté et l’opulence des prés et des bosquets. Immuable, le temps n’a pas d’emprise sur toi, ton être reste inchangé.
… Mais où sont donc passés les amis qui t'ont exaltée par leur art, qui se sont prêtés à bien des plaisirs sur tes rives dans la bienheureuse présence de ta beauté?…

Merveilleux souvenirs: le musée d'Art de La Haye a choisi les mots de Stijn Streuvels pour le titre de son exposition sur l’expressionnisme flamand. Dans la première salle sont accrochés des toiles lumineuses et ensoleillées qui donnent immédiatement le ton de cette exposition.

En effet, ce ne sont pas les couleurs sombres, les paysages humides et les sujets pesants qui constituent le cœur de cette rétrospective, mais bien la touche joyeuse, le trait d’esprit, ainsi que certains thèmes particuliers, parfois surprenants. Le motif du divertissement populaire constitue d’ailleurs à lui seul un chapitre entier du catalogue.

ce ne sont pas les couleurs sombres, les paysages humides et les sujets pesants qui constituent le cœur de cette rétrospective, mais bien la touche joyeuse et le trait d’esprit

Je suis moi-même quelque peu déconcertée et réalise à quel point je connais bien peu les expressionnistes flamands. Où ai-je simplement du mal avec le fait d’attribuer une même étiquette à un ensemble d’artistes qui disposent chacun d'une identité stylistique qui leur est propre?

«Expressionnisme flamand»: j’associais immédiatement à cette expression les paysages argileux de Permeke, les silhouettes sombres de Frits van den Berghe, ou encore les récits de réfugiés de la Première Guerre mondiale. Mais l’exposition Merveilleux souvenirs, qui rassemble plus d’une centaine d’œuvres d’expressionnistes flamands provenant de plus de dix collections différentes, met en avant une tout autre facette de ce mouvement.

Paix et tranquillité

On retrouve dans la première salle un certain nombre d'œuvres luministes et pointillistes, entre autres d'Anna de Weert (la seule artiste féminine à être représentée au sein de l'exposition), d’Emile Claus, et des frères Léon et Gustave de Smet. Il s’agit de tableaux qui ont été peints au cours des premières années du siècle dernier, à une époque où le monde aux abords de la Lys pouvait encore être dépeint de façon idyllique et insouciante: couleurs vives, coups de pinceau aériens et sujets légers.

Le luminisme avait déjà connu son apogée dans le reste de l’Europe, mais se prêtait encore bien à la représentation du monde arcadien autour de Laethem-Saint-Martin. Dans le sillage d'un groupe d'artistes symbolistes (tels que George Minne, Valerius de Saedeleer et Gustave van de Woestyne), les «expressionnistes» recherchaient également la tranquillité, le lien avec la nature et le paysage, et la simplicité de la vie à la campagne.

C'est alors que la Première Guerre mondiale éclate. Des centaines de milliers de Belges fuient à l’étranger. Des artistes tels que Valerius de Saedeleer, George Minne et Constant Permeke prennent la route de l’Angleterre, où certains sont accueillis par les deux sœurs amatrices d’art Gwendoline et Margaret Davies. (Le conservateur et directeur de musée belge Robert Hoozee a d’ailleurs réalisé une très belle exposition à ce sujet en collaboration avec Oliver Fairclough, en 2002: L’art en exil).

D’autres, comme Frits Van den Berghe, Gustave de Smet et Jozef Cantré, se retrouvent aux Pays-Bas, et plus précisément à Het Gooi. Là, ils se lient d'amitié avec des artistes versés dans l’art expérimental tels que Leo Gestel, Henri Le Fauconnier et Jan Sluijters. Ils font également la connaissance de collectionneurs d’art moderne et ont accès aux revues d’art moderne les plus influentes de l’époque comme Das Kunstblatt et Der Sturm.

Ces magazines regorgeaient d’œuvres d’expressionnistes allemands, de fauvistes et cubistes français, d’art roman et de sculpture non occidentale. Tout ce foisonnement d’images et d’idées nouvelles nourrissait leur propre langage formel et stylistique, marquant ainsi un tournant dans leur art.

Réseau international

L’exposition nous fait ensuite faire un saut dans le temps: nous voici à présent dans les années folles. Les artistes se retrouvent sur les rives de la Lys. La villa Malperthuis du couple Paul-Gustave et Norine Van Hecke, située à Afsnee, devient leur point de ralliement, et de joyeux clichés (ensemble dans une automobile ou sur un bateau sur la Lys) nous racontent l’histoire de longs étés ensoleillés.

Tytgat a d’ailleurs peint un après-midi typique de cette époque: il s’agit de l’une des pièces maitresses de l’exposition. La toile représente un bateau avec à son bord Marc et Bella Chagall (en visite), Norine Van Hecke, Léon de Smet, André de Ridder et Frits Van den Berghe, accostant sur la berge d’un jardin très bucolique où les y attendent déjà musique et boissons. Tytgat observe par la fenêtre les invités arriver tandis que Gustave de Smet fait du tir à l’arc. On aperçoit au loin un cycliste s’empressant de venir rejoindre le groupe.

Les Van Hecke fournissent ainsi un espace pour un réseau croissant d’artistes du monde entier, qui formeront un groupe plus ou moins soudé –un essai dans le catalogue décrit de manière assez vivante le petit monde gravitant autour du couple Van Hecke. Des visites régulières à Paris et aux Pays-Bas assurent le lien avec les mouvements internationaux d’avant-garde. Les œuvres produites sont exposées dans la galerie bruxelloise Sélection dirigée par André de Ridder et Paul-Gustave Van Hecke, et les Van Hecke commencent à constituer leur propre collection d’art.

C’est à cette époque que le terme «expressionnisme flamand» voit le jour, une dénomination qui était utilisée au début du XXe siècle pour désigner diverses formes d’art «moderne» qui se distinguaient de l’impressionnisme: un art qualifié d’innovant et moderne.

Esprits libres

L’exposition est organisée de manière thématique, chaque salle du musée étant dédiée à un sujet particulier («Le long de la Lys», «Nuages noirs», «Merveilleux souvenirs», «Le village», «Loisirs»). Cet aménagement thématique facilite la comparaison entre la cohérence artistique du mouvement d’une part, et les divergences de style et d’approche entre les différents artistes d’autre part.

Ce qui les unit, c’est une tendance vers la simplification de la forme (inspirée par le cubisme français, l’expressionnisme allemand et l’art non occidental), un profond attachement à la vie rurale et la simplicité (inspiré par leurs séjours le long de la Lys et par la vie «authentique» à l’écart des grandes villes), ainsi qu’un goût prononcé pour l’humour.

Puis il y a les touches plus individuelles: légèreté et grivoiseries, avec la palette et les codes de l’art naïf (Edgar Tytgat), les volumes aplatis, les changements de perspective et les techniques de collage des cubistes (Gustave De Smet), les vastes surfaces et le ferme coup de pinceau des fauvistes (Frits Van den Berghe).

Leur art échappe fort heureusement à tout type de réalisme. Car ces expressionnistes flamands sont des esprits libres qui absorbent avidement toutes sortes d'influences et qui, lorsqu’ils ont découvert quelque chose de neuf, s’empressent de passer à l’expérimentation suivante.

ces expressionnistes flamands sont des esprits libres qui absorbent avidement toutes sortes d'influences

Ce qui me saute aux yeux, c’est le sentiment d’étrangeté qui se fait d’une manière ou d’une autre presque toujours ressentir. Les œuvres dépeignent rarement des personnages et des situations auxquels on peut s’identifier. Les silhouettes sombres, souvent vues de dos (Frits Van den Berghe), les personnages aux yeux fermés (Gustave de Smet), la cartomancienne (Hubert Malfait): tous vivent dans leur propre petit monde clos, qui nous exclut, nous, les spectateurs.

Je dois bien admettre que les solides paysages de Gustave de Smet, Permeke et Brusselmans me manquent un peu, mais bon, ce ressenti n’a pas lieu d’être car ce n’est pas là le sujet de l’exposition (heureusement, le tableau Clair de lune enneigé de Gustave De Smet, de la collection personnelle du musée d’Art de La Haye, est inclus dans l’exposition).

Une fois arrivée au bout, je reprends le chemin en sens inverse et me dirige lentement vers le début de l’exposition. Dans une grande salle d’apparat, des sculptures de Jozef Cantré sont exposées aux côtés d’œuvres de ses collègues peintres, permettant ainsi d’apprécier pleinement la manière dont un même langage formel assure le dialogue entre plusieurs disciplines artistiques.

Je passe ensuite par «Le Village», où les compagnons de boisson de Gustave De Smet jouent aux cartes dans une auberge; dans la salle «Loisirs», je contemple un carrousel miniature et une tapisserie représentant une fête foraine de Tytgat. J’observe les scènes de bordel de Frits Van den Berghe et je termine en me plongeant une nouvelle fois dans la cabine de «peep-show» consacrée au piquant et spirituel Huit dames et un monastère de Tytgat.

Lorsque j’arrive finalement à nouveau dans la première salle, je relis la belle citation de Stijn Streuvels et je voudrais lui répondre ceci: «ils sont restés ici, Monsieur Streuvels, et ici, ils continuent à se divertir». Alors descendez, oubliez tous les -ismes et plongez-vous dans un fabuleux univers de couleurs, de récits en images et de joie de peindre.

L’exposition Vlaams expressionisme. Heerlijke herinneringen (Expressionnisme flamand. Merveilleux souvenirs) se tient jusqu’au 20 août au Kunstmuseum Den Haag (musée d'Art de La Haye).
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