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histoire, société opinion

Les famines sont une partie bien vivante de notre passé

Par Lotte Jensen, traduit par Thomas Lecloux
9 mai 2022 4 min. temps de lecture

La famine qui menace l’Ukraine en proie à la guerre nous en rappelle d’autres, plus anciennes: en Irlande, en Ukraine, déjà, mais aussi dans les Plats Pays. Les famines font partie du passé commun et bien vivant des Européens, nous dit l’historienne Lotte Jensen. Elles restent enfouies dans les veines de la société.

Plus la guerre en Ukraine se prolonge, plus le risque de famine augmente. La Russie et l’Ukraine produisent ensemble pas moins de 30% du volume mondial de céréales. Les entraves nouvelles à l’exportation de ces denrées menacent notamment les pays africains, qui dépendent fortement des importations venues d’Ukraine, alors même que ce pays fait lui-même face à de graves pénuries alimentaires découlant du conflit qui ne veut cesser.

Les événements actuels rappellent une autre famine: l’Holodomor, qui a sévi en 1932 et 1933, et qui a vu mourir des millions d’Ukrainiens des suites de la politique agricole répressive de Staline. Cette famine historique a longtemps été passée sous silence, mais depuis l’indépendance de l’Ukraine, elle fait figure de jalon important dans l’histoire nationale. Aujourd’hui, le souvenir de ce traumatisme national renforce les Ukrainiens dans leur lutte contre la Russie.

Les famines appartiennent à la mémoire vivante de l’Europe. Elles ne sont peut-être pas palpables ou visibles, mais elles restent enfouies dans les veines de la société. Le passé commun peut être une source de conflit autant qu’une inspiration, comme le montre encore la famine qui guette en Ukraine. Il peut diviser des communautés, mais aussi les rapprocher.

Le consortium Heritages of Hunger, codirigé par Marguérite Corporaal et Ingrid Zwarte, étudie la persistance, jusqu’à nos jours, du souvenir des famines européennes du XIXe et du XXe siècles (y compris la famine ukrainienne) dans nos sociétés, par le biais de diverses productions et institutions: films, livres d’écoles, musées, journaux ou encore monuments.

Bien que le souvenir des famines s’inscrive généralement dans un cadre national, il s’agit expressément de proposer aussi une perspective comparative internationale. Les famines ne font pas seulement partie de la mémoire vivante, mais aussi du passé commun, et peuvent faire apparaître des liens fédérateurs dans l’histoire européenne.

Prenons l’exemple de la famine qui a ravagé l’Irlande de 1845 à 1849, connue sous le nom de Great Famine. Un pathogène appelé Phytophthora infestant s’est répandu dans les pommes de terre au point de ruiner la majeure partie des récoltes, faisant périr plus d’un million d’Irlandais par manque de nourriture. Si le souvenir de cette famine s’inscrit principalement dans un cadre irlandais –des bibliothèques entières de livres ont vu le jour sur ce traumatisme national qui a provoqué une émigration massive vers les États-Unis et le Canada–, il s’agissait pourtant d’une catastrophe européenne ayant touché beaucoup d’autres pays, dont les Pays-Bas et la Belgique.

Comme en Irlande, la famine a laissé de nombreuses traces dans les lettres flamandes et néerlandaises. De célèbres poètes ont ainsi décrit les conséquences dramatiques de la faim dans des vers et des chants émouvants. Par exemple, dans «De aardappelplaag van 1845, herdacht» (En mémoire du mildiou de la pomme de terre de 1845), la poétesse flamande Maria van Ackere-Dolaeghe (1803-1884) dépeint la souffrance d’innombrables familles et place clairement la catastrophe dans une perspective européenne:

De velden treuren als het graf;
Alom zijn sporen van ’t vernielen
Gedrukt. Geen hoop zendt de Almacht af.
Europa schrikt. Voor ’t altaar knielen
De volken, duizlig van ’t geween.
Maar daalt verzachting? neen, o neen!
De plant zoo, zegenrijk voordezen,
Doet voor het zwaard des hongers vreezen.

Funestes champs devenus tombeaux;
Traces de ruine partout martelées.
Nulle espérance n’émane du Très-Haut.
L’Europe frémit, et de peine enivrés,
Devant l’autel, les peuples plient.
Point d’apaisement pourtant n’advient !
La plante, autrefois tant bénie,
Brandit le couperet de la faim.

Aux Pays-Bas, des auteurs tels que Nicolaas Beets et Anna Barbara van Meerten-Schilperoort sont montés au créneau pour les nécessiteux en insistant sur l’importance de la charité. Le premier a composé une chanson intitulée «Kerstavond. Troost der armen» (Veille de Noël. Consolation des pauvres), mise en musique en 1872 et ensuite apprise dans les écoles pour transmettre le souvenir de cette période noire aux nouvelles générations.

Les recherches de Marguérite Corporaal montrent que la famine irlandaise a suscité un élan de solidarité européen. Aux Pays-Bas, notamment, la communauté catholique a collecté d’importantes sommes pour les malheureux en Irlande. En à peine un mois, la conférence néerlandaise de la Société de Saint-Vincent-de-Paul a ainsi réuni le montant impressionnant de 32 681 florins (soit 312 177 euros) pour les Irlandais affamés. Le journal De Tijd écrivait le 15 mai 1847 que les Pays-Bas avaient montré là leur éternel visage charitable, alors même que leurs compatriotes étaient eux aussi dans le besoin. Les Pays-Bas ne voulaient pas être un «spectateur indifférent» devant le «concert céleste d’humanité et d’amour chrétien pour l’Irlande émanant de l’ensemble du monde civilisé».

À la lumière des événements actuels, les famines européennes du passé, telles que l’Holodomor et la famine des années 1845-1849, réapparaissent à nous sous un jour nouveau. La conscience de l’histoire commune européenne en la matière nous rapproche de la situation actuelle en Ukraine. Les famines d’hier et d’aujourd’hui appartiennent au passé commun et bien vivant de l’Europe.

Lotte Jensen

Lotte Jensen

professeure d'histoire culturelle et littéraire néerlandaise à l'université de Radboud

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