Les femmes ont une poitrine à toute épreuve, les hommes un cœur noir
Dans un court essai sous forme de missive, la Flamande Delphine Lecompte rend hommage à son confrère des Pays-Bas, le poète Gerrit Achterberg (1905-1962), et plus particulièrement au recueil Eiland der ziel (L’Île de l’âme, 1939), retenu dans le «Canon des belles lettres néerlandaise» (les 50 œuvres les plus marquantes du Moyen Âge à la fin du XXe
siècle).
Le texte de Delphine Lecompte a initialement paru en langue originale le 22 août 2020 dans le supplément littéraire du quotidien De Standaard. Nous l’agrémentons de la traduction de deux poèmes d’Achterberg, extraits du recueil en question (un choix d’une centaine de ses poèmes paraîtra d’ailleurs en version française aux éditions de Corlevour au printemps 2021).
Gerrit Achterberg a séjourné de nombreuses années dans des institutions psychiatriques après avoir tué sa logeuse d’un coup de revolver et blessé la fille de cette dernière, qu’il avait tenté de violer.
Lecteurs et lectrices peuvent découvrir la poésie de Delphine Lecompte dans Je suis Delphine et on est mercredi (traduction de Katelijne De Vuyst, éditions L’Arbre de Diane, 2020), ainsi que dans Trois poètes flamands (traduction de Jan H. Mysjkin et Pierre Gallissaires, éditions Le Murmure, 2015).
Les femmes ont une poitrine à toute épreuve, les hommes un cœur noir
Cher Gerrit Achterberg,
À l’âge de 9 ans, j’ai été kidnappée par ma mère. Jusqu’alors, je vivais comme un petit flibustier pyromane dans les dunes de La Panne. De temps à autre, je me rendais chez mes grands-parents maternels pour y boire une gorgée de bière de table et y manger au lance-pierre quelques bouchées de rosbif froid.
À La Panne, je me sentais bien: j’y avais pour amie une comtesse russe tombée dans la dèche et dans la solitude la plus totale. Cette femme reprisait mes chaussettes et me lisait Gogol à voix haute. Elle suscitait les sarcasmes de mon grand-père qui soutenait qu’elle n’était rien de plus que la veuve d’un pêcheur bipolaire, condition que je trouvais en réalité presque plus poétique que ses quartiers de noblesse en péril.
Mais revenons-en à ma mère: non sans que je rue dans les brancards, elle m’a emmenée dans un sinistre squat de Gand. Les squatteurs, elle les avait chassés, si bien que les nouveaux occupants furent dès lors: elle et moi, ainsi que mon troisième beau-père, lequel, en pleine nuit, dans le garde-manger, se collait sur le torse des galettes de riz soufflé, tartinées de miel, et qui, la journée, écrivait des lettres d’amour à un rémouleur monténégrin entraperçu deux décennies plus tôt dans un magasin de son village natal. Ce magasin de tissus avait pour enseigne «Cléopâtre».
En d’autres mots, notre logement regorgeait de malheurs, de peurs, de secrets, de menaces, de rêves ainsi que de bien des désirs inassouvis.
Un jour, la sœur de mon troisième beau-père nous rendit visite. Une ancienne reine de beauté. Exotique, farouche, généreuse, babillarde, vulgaire, chaleureuse, tragique, désarmante… Elle devint ma nouvelle comtesse/veuve de pêcheur tombée dans la solitude la plus totale; cependant, elle était trop détachée du monde, trop glamour pour repriser mes chaussettes et trop impétueuse, trop fébrile pour me lire du Gogol.
C’est elle qui m’a offert mon premier journal intime. Celui-ci n’était pas vierge: si les pages de gauche étaient réservées à mes états d’âme, sur celles de droite figurait un poème «classique».
J’ai ainsi découvert votre «Verre»: Je suis fait de tellement de verre / que chaque voix forte / m’est une pierre, m’est une fêlure. Il m’a réconciliée avec la vie, j’ai vécu un moment d’extase: j’étais en présence d’une personne tout aussi fragile et délicate que moi, en même temps que suffisamment intelligente, rusée et forte pour se saisir de la pierre et la rendre toute lisse; pour faire du mépris d’autrui une perle.
J’ai alors lu tous vos recueils, en appréciant les nombreux miroirs et le crépuscule.
«Le fou et le miroir»
Je me suis vu moi-même avec moi-même
et tous deux avons ri dans le dos l’un de l’autre,
à cause du visage, épais, de la quasi piété
adoptée par crainte de la gravité de l’autre.
Mais voici que le troisième vient d’arriver.
Revenu de lointains siècles auprès de ces deux-là.
S’il n’est pas moi, je me mets quand même à rêver
d’une histoire qui déguerpirait toujours plus loin.
De même, j’ai dévoré votre biographie et copié en grande partie votre vie: comme vous, j’écris comme une possédée; comme vous, j’ai passé bien des années dans d’abjects et horribles asiles d’aliénés.
Ma vie amoureuse ne se passe pas elle non plus sur des roulettes. Comme vous, j’ai un penchant à la violence, mais heureusement, je ne possède pas de revolver. Je n’ai pas même de harpon; quant à la sagaie et à l’arbalète, elles n’apparaissent que dans mes poèmes.
Ce que je trouve magnifique dans votre recueil Eiland der ziel, c’est votre condamnation, claire et nette, de la psychiatrie: les psychiatres sont des chiens qui dissèquent avec cruauté leurs patients. Après tout, il faut bien qu’ils fassent quelque chose, ne serait-ce que pour se payer leurs clubs de golf et leurs doses d’opium (ou bien: leurs lippizans et leur cocaïne, ou encore: leurs braques de Weimar et leur kétamine).
Dans votre poème «Beumer & Co», vous ne tournez pas autour du pot: les psychiatres curent des «secrets» de famille comme on se cure le nez, les sols en «meurent de honte». Heureusement, il existe une consolation sous la forme de Dieu: «l’amour vient de Dieu».
«Beumer & Cie»
On met à nu
des recoins gavés de secrets.
Les parquets meurent de honte.
Au-dessus de la table ôtée,
la lampe pend, basse et grosse.
Ceux qui montent
fracturent, fracassent,
à l’aveugle ce qui était sous clé,
arrachant chaque chose à son sort;
mais l’amour vient de Dieu,
et Dieu est amour. Ainsi soit-il.
La porte du dedans,
la voilà porte du dehors.
Sous la main de la meute,
le verre meurt.
Peu à peu le miroir
d’éternelle lumière fléchit,
rabattant la porte.
Sous les toiles d’araignée.
Là où se trouvaient divan et ténèbres,
on a, bafouant leur secret,
trouvé un escarpin;
mais l’amour vient de Dieu.
Et dehors se tiendront les chiens.
Dieu, je ne l’ai pas trouvé grâce à vous; c’est le croque-mitaine des dunes qui a attiré mon attention sur sa salutaire existence. Mais c’est bien grâce à vous que j’ai commencé à le trouver plus gentil et plus accessible qu’au premier abord.
Vous êtes le seul poète que je relis sans éprouver la moindre irritation. Le seul poète que j’ose recommander à mes amis barbares.
J’aime les gens qui se fâchent pour des motifs irrationnels, plus encore ceux dont la fureur se porte sur des objets inanimés
Entre-temps, j’entretiens d’excellents rapports avec ma mère. Vous lui inspirez un véritable engouement. Mon sixième beau-père est un ancien basson roux longanime. Quand il picole, il s’emporte de colère contre les clavecins et les instruments à cordes du XVIIe siècle. J’aime les gens qui se fâchent pour des motifs irrationnels, plus encore ceux dont la fureur se porte sur des objets inanimés. Même si je comprends que, dans certains milieux, on considère sans doute comme un blasphème le fait de parler d’un clavecin comme d’un inanimé.
Ma mère se fait vieille, mais elle demeure rusée, sensuelle et pleine d’esprit. Je ne veux pas qu’elle vieillisse, je veux qu’elle puisse jeter une fois de plus mon petit corps regimbeur dans le coffre d’une voiture et me force à m’ancrer ailleurs que dans les dunes de La Panne.
Mais soyons honnêtes: je n’ai jamais réussi à m’ancrer ailleurs que dans les dunes de La Panne.
Promiscuité, rhum, kleptomanie, vaudou, combats de coqs, élevages d’alpagas et cliniques psychiatriques se sont succédé…
Je me suis tellement dévoyée que je ne suis plus en mesure d’écrire sur l’amour.
Orageuse, la liaison que j’entretiens en ce moment avec un ancien chauffeur de poids lourds est à désespérer de tout: deux épaves sur le tapis volant d’un cafardeux parc d’attractions bulgare.
Chaque jour, j’écris des poèmes, je les gave, ils ont le ventre plein: un automate sous forme d’une diseuse de bonne aventure qui s’emballe, des scènes de masturbation assaisonnées de tartes au citron et de homards congelés, des incendies volontaires, de grotesques étouffements en avalant des dompteurs de lions en massepain… Carreleurs nécrophiles, marchands d’éponges dépravés et apiculteurs incestueux ont le dernier mot, ce à quoi s’ajoutent l’obsession malsaine du fabriquant de savons inhibé, les difficiles rapports avec les soigneurs bourrus de lamas, les mélancoliques dragueurs de sablière, les sérigraphes macabres et les chrysanthémistes mystiques.
Mes poèmes sont baroques et monstrueux? ça me convient. Tant qu’il m’est possible de me reposer de temps à autre sur votre île, sur votre âme.
Affectueusement,
Delphine