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histoire

Les femmes sodomites des Plats Pays au Moyen Âge: plus persécutées car plus libres

Par Jonas Roelens, traduit par Chloé Bracaval
7 novembre 2022 9 min. temps de lecture

En Europe, les femmes qui aimaient les femmes n’étaient guère punies à la fin du Moyen Âge et au début de l’époque moderne. En comparaison avec le nombre de procès pour crimes de sodomie perpétrés par des hommes à cette période, on ne dénombre qu’une poignée d’affaires impliquant des femmes. Mais dans les Pays-Bas méridionaux, elles étaient plus activement persécutées. Entre 1400 et 1550, pas moins de 25 femmes ont été poursuivies en justice pour sodomie. Les femmes représentaient près d’un sodomite sur dix accusés dans la région. Ces chiffres exceptionnels s’expliquent, paradoxalement, par la position privilégiée qu’occupaient les femmes dans les Plats Pays.

Que deux femmes puissent avoir ensemble des rapports sexuels satisfaisants, sans l’intervention d’un homme, semblait une idée particulièrement aliénante pour un citoyen lambda au Moyen Âge et au début de la période moderne. Une vision phallocentrique prédominait, en effet, à l’époque: pour que l’on puisse parler de sexe, il devait y avoir, en principe, pénétration. Les hommes pouvaient choisir d’avoir des relations sexuelles «naturelles» en pénétrant des femmes, ou opter pour des rapports «contre nature». En outre, la notion moderne d’orientation sexuelle n’existait pas. En dehors de quelques rares textes médicaux cherchant une origine physique aux désirs homoérotiques, l’idée selon laquelle la sexualité représentait une question de choix individuel primait.

En l’absence d’un pénis, les femmes bénéficiaient implicitement de moins de choix. Çà et là, on mettait cependant en garde contre les soi-disant «tribades», des femmes dotées d’un clitoris imposant qui leur permettrait de pénétrer d’autres femmes. Cela a notamment été le cas au XVIe siècle, lorsque l’approfondissement des recherches en anatomie a suscité un débat scientifique entre médecins sur l’existence du clitoris en tant que partie de l’organe sexuel féminin. On considérait néanmoins les actes sexuels entre personnes de même sexe comme une affaire d’hommes par excellence.

La sodomie: une catégorie fourre-tout

Ce que nous appelons aujourd’hui l’homosexualité était, sous l’Ancien Régime, qualifiée de sodomie. Particulièrement inadmissible, elle était un péché capital et un crime sévèrement poursuivi. Dérivée du passage de l’Ancien Testament relatif à Sodome et Gomorrhe, deux villes dont les habitants masculins ont encouru la colère de Dieu après s’être adonnés à des relations sexuelles contre nature, la sodomie désigne une série de pratiques sexuelles ne visant pas la procréation. Ce terme englobe donc des actes tels que la masturbation, la bestialité, les relations anales «hétérosexuelles», mais surtout les actes homoérotiques entre hommes. Suivant cet exemple tiré de la Bible, de nombreux théologiens ont condamné ce crime contre nature.

la sodomie désigne alors une série de pratiques sexuelles ne visant pas la procréation: masturbation, bestialité, relations anales «hétérosexuelles» et actes homoérotiques

Dans le cadre de cette vision phallocentrique, il n’est pas surprenant de constater que la majorité de ces auteurs se soient exclusivement focalisés sur les sodomites de sexe masculin. Ce manque d’intérêt pour la sodomie féminine se reflète dans la législation médiévale. À quelques exceptions près, les ordonnances municipales et royales sur la sodomie n’évoquent pas de femmes.

Par conséquent, le nombre de femmes condamnées pour sodomie est insignifiant comparé au nombre d’hommes accusés de relations sexuelles contre nature. Même dans les villes qui menaient une politique de répression active, telles que Florence et Venise, les sources n’évoquent aucune sodomite. D’autres régions, comme la France, la péninsule ibérique et certaines villes allemandes, ne dénombraient qu’une poignée de cas isolés. Ces chiffres modestes indiquent que la sodomie féminine était rarement mise au jour.

Cependant, nous devons également tenir compte du fait que bon nombre d’autorités aient pu faire usage de discours voilés pour ne pas ébruiter de tels incidents. Les femmes étant alors considérées comme plus curieuses et insatiables, il fallait en permanence éviter le colportage d’informations sur ce type de sodomie, y compris lors de l’annonce d’une exécution publique, par crainte des femmes voluptueuses ne soient intriguées et ne décident, elles aussi, de s’essayer à la sodomie.

Une plus grande visibilité

Aux XVe et XVIe siècles, les Pays-Bas méridionaux, qui ne ressentaient pas un tel besoin de discrétion, ne craignaient pas d’initier un grand nombre de poursuites. Entre 1400 et 1550, 25 femmes ont été accusées de sodomie. Treize d’entre elles ont été poursuivies à Bruges, cinq à Gand. En outre, la ville d’Artevelde avait déjà exécuté huit femmes pour sodomie au XIVe
siècle. À Bruxelles, trois femmes ont dû répondre de sodomie, deux à Malines. Louvain et Ypres ont chacune accusé une femme. Avec pas moins de 25 des 326 accusations de sodomie entre 1400 et 1550, les femmes constituaient 7,66% des cas recensés dans les Pays-Bas méridionaux: du jamais vu en Europe occidentale.

En outre, il est frappant de constater que les dossiers juridiques d’où sont tirés ces cas rechignaient beaucoup moins à l’idée de désigner la sodomie féminine que leurs homologues étrangers. Les sources indiquaient, tout comme pour les criminels masculins, qu’il s’agissait de «bougrerie», de «péché contre nature de sodomie», de «vilain péché contre nature» ou simplement de «sodomie». Ainsi, la vision phallocentrique dominante n’a manifestement pas empêché les autorités des Pays-Bas méridionaux de qualifier les rapports entre femmes de sodomie.

La comparaison avec les hommes n’était jamais loin. Tout comme pour les sodomites de sexe masculin, on distinguait le sodomite actif (celui qui prenait l’initiative de commettre le péché), du sodomite passif (celui qui subissait le crime). Maertyne van Keyschote, originaire de Bruges, en a notamment fait les frais. Le samedi 10 juin 1514, à l’aube, elle a été fouettée par le bourreau. Ensuite, on lui a brûlé les cheveux avant de la contraindre à quitter la ville pendant cent ans. Sa complice, Jeanne vanden Steene, a subi le même sort. Toutes deux avaient commis des «espèces de terribles péchés contre nature de sodomie». Maertyne et Jeanne avaient poussé deux «jeunes filles», Grietkin van Bomele et Grietkin van Assenede, à commettre «une certaine forme de sodomie». En raison de leur jeune âge, celles-ci ont «simplement» été fouettées.

Condamnées au bûcher

À l’instar des sodomites masculins, celles qui commettaient ce péché étaient sévèrement punies. Quinze des vingt-cinq femmes accusées de sodomie ont été brûlées sur le bûcher. Sept ont été fouettées ou bannies et trois seulement ont été acquittées. Avec un taux de mortalité de 60%, le taux de persécution des femmes sodomites équivaut pratiquement à celui des hommes sodomites (chez qui le taux de mortalité moyen s’élevait à 62,06%). Ailleurs en Europe, elles encouraient des peines moins lourdes et étaient plus souvent condamnées à l’exil plutôt qu’à mort.

Que les mises à mort des femmes dans les Pays-Bas méridionaux se soient souvent déroulées lors d’exécutions collectives très médiatisées prouve que les autorités communales ne jugeaient apparemment pas nécessaire de dissimuler ce crime. Seules sept femmes ont été poursuivies individuellement. Les autres ont fait l’objet d’un procès collectif. Le samedi 19 novembre 1482, par exemple, six femmes ont été exécutées ensemble à la Kruispoort de Bruges. Une septième, Margriet, est parvenue à échapper temporairement à ce terrible châtiment en parvenant à convaincre les échevins qu’elle attendait un enfant. Elle a été épargnée pour un temps. Elle a été brûlée vive, le 18 août, soit neuf mois plus tard.

ces exécutions devaient servir d’avertissements: les femmes qui «choisissaient délibérément» de transgresser l'ordre naturel étaient considérées comme un danger

Selon toute vraisemblance, ces exécutions devaient servir d’avertissements. Les femmes qui «choisissaient délibérément» de commettre un acte de sodomie, et donc de transgresser l’ordre naturel, étaient considérées comme un danger. Cette crainte se reflétait dans la définition générale de la sodomie féminine employée dans les Pays-Bas méridionaux. En 1422, par exemple, la Gantoise Jehanne Seraes était non seulement accusée de sodomie, mais aussi de s’être promenée vêtue comme un homme. Les échevins bruxellois du XVIe siècle ont exécuté une certaine Kathelyne Dominicle pour bestialité avec son chien et ont fait fouetter deux femmes pour avoir entretenu des «conversations charnelles» avec des Turcs. Certains humanistes considéraient également les rapports sexuels avec des non-croyants contre nature.

Une liberté cher payée

Curieusement, que les femmes aient dû se conformer si strictement à cette hiérarchie naturelle découle du fait qu’elles jouissaient d’une visibilité et d’une liberté exceptionnelles dans les Plats Pays. Les femmes pouvaient davantage participer à la vie publique que dans d’autres contrées européennes. Les filles étaient remarquablement mieux éduquées et recevaient, jusqu’à un certain âge, la même éducation que les garçons. Grâce à la loi égalitaire sur l’héritage, les filles héritaient autant que leurs frères et les veuves reprenaient le rôle de chef de famille, plutôt que leur fils aîné. De ce fait, les femmes étaient mieux équipées qu’ailleurs pour acquérir leur indépendance sur le plan financier.

De nombreuses femmes jouaient un rôle actif dans le tissu économique des Plats Pays. En tant que «marchandes», elles pouvaient occuper des postes clés dans le commerce de détail. D’autres intégraient des secteurs d’activité atypiques: elles travaillaient comme imprimeuses, peintres, forgeronnes ou encore aubergistes. Les visiteurs étrangers s’étonnaient dans leurs correspondances du rôle actif que jouaient les femmes des Pays-Bas méridionaux. En conséquence, l’âge moyen du mariage était plus élevé qu’à l’étranger et les filles connaissaient une phase au cours de laquelle elles pouvaient se construire une existence plus ou moins indépendante.

De nombreuses femmes préféraient le célibat au mariage, ce qui n’impliquait pas nécessairement des vœux de pauvreté et d’obéissance. Au contraire, les communautés de béguines prospéraient dans les Plats Pays. Bien qu’elles aient juré de mener une vie religieuse, elles jouissaient de beaucoup plus de liberté que les nonnes issues des ordres monastiques fermés. Socio-économiquement, culturellement et religieusement parlant, les femmes de cette région bénéficiaient donc d’une grande liberté de mouvement.

Un danger pour la société

Mais cette position privilégiée s’accompagnait de responsabilités. Au XVe siècle, l’identité urbaine s’est développée autour du concept du «bien commun», ce qui signifiait que chaque citoyen était responsable de l’unité urbaine ainsi que de la réputation de la communauté à laquelle il appartenait. Dans les régions où les femmes se retrouvaient davantage confinées dans la sphère privée, les relations sexuelles entre femmes étaient moins susceptibles d’être révélées au grand jour.

Cependant, plus les femmes occupaient une place de premier plan dans la sphère publique, plus celles qui aimaient les femmes encouraient le risque de se faire prendre. Toute personne faisant partie intégrante du tissu urbain se devait de maintenir l’honneur et la réputation de sa communauté. La sodomie, en particulier, représentait un danger pour celle-ci. À l’époque biblique, Dieu avait puni la population tout entière de Sodome et Gomorrhe pour le péché de quelques-uns. Parce que l’on accordait bien plus de considération à la contribution des femmes à la société dans les Plats Pays qu’ailleurs, l’impact de leurs méfaits se répercutait davantage sur la communauté.

Ce constat est a fortiori frappant si l’on considère la période postérieure à 1550, au cours de laquelle le nombre de femmes sodomites a chuté de manière drastique dans les Pays-Bas méridionaux. Ce n’est pas une coïncidence: à une époque où les femmes se voyaient systématiquement refuser l’accès à certains secteurs économiques et où elles se retrouvaient à nouveau confinées dans la sphère domestique. Plus les femmes bénéficiaient d’une certaine visibilité dans le tissu urbain, plus celles qui aimaient les femmes encouraient un risque accru de devoir expier leurs péchés et défendre l’honneur de leur communauté.

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Jonas Roelens

historien attaché à l'Universiteit Gent

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