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arts

Les films belges qui ont captivé Cannes

Par Karin Wolfs, traduit par Alice Mevis
20 février 2023 9 min. temps de lecture

Close, Les Huit Montagnes et Tori et Lokita n’ont pas seulement en commun le fait d’avoir été primés au festival de Cannes en 2022. Ce sont également trois films empreints de sensibilité sur le thème de l’amitié qui cherchent à traduire l’indicible en images.

La Belgique a créé la surprise à deux reprises lors de l’édition 2022 du Festival de Cannes. Tout d’abord, parmi les 21 titres de la sélection officielle figuraient pas moins de trois long-métrages belges, un chiffre sans précédent. Cerise sur le gâteau, tous les trois sont ensuite repartis avec un prix.

Après avoir vu son tout premier long-métrage Girl récompensé de la Caméra d’or au Festival de Cannes 2018, le Flamand Lukas Dhont continue sur sa lancée en raflant le Grand Prix, le deuxième plus important après la Palme d’or, pour son deuxième long-métrage, Close. Luc en Jean-Pierre Dardenne, deux fois lauréats de la Palme d’or, ont cette fois reçu le Prix spécial, remis exclusivement à l’occasion du 75ᵉ anniversaire du festival, pour leur film Tori et Lokita. Enfin, le couple flamand formé par Charlotte Vandermeersch et Felix van Groeningen s’est vu décerner le prix du jury pour Les huit montagnes, d’après le roman à succès éponyme de l’auteur italien Paolo Cognetti.

À cette sélection s’est ajoutée une quatrième production belge, présentée en avant-première à Cannes lors d’une séance de minuit: le virtuose Rebel d’Adil el Arbi et Bilall Fallah, deux réalisateurs flamands d’origine marocaine. Cette évocation musicale et dramatique du djihad en Syrie, dans un style résolument hollywoodien et boosté à la testostérone, présentait un contraste saisissant avec le réalisme tout en retenue des trois films en compétition.

Des liens intimes et forts

Ce que ces quatre films avaient indubitablement en commun, ce sont les liens d’amitié et de fraternité tissés au cœur de chaque histoire, mais aussi le fait que, dans les coulisses de leur production, on retrouve des amitiés intimes et des liens familiaux forts entre les cinéastes eux-mêmes. Les inséparables frères Dardenne – qui ont produit tous leurs films ensemble, sans exception – racontent dans Tori et Lokita l’histoire de deux enfants migrants du Bénin qui entreprennent seuls la traversée vers l’Europe. Puisqu’ils n’ont personne d’autre, ils se considèrent l’un l’autre comme frère et sœur. L’absence d’un lien de sang ne revêt aucune importance à leurs yeux, ce qui n’est pas le cas pour les autorités belges, qui demandent des comptes à Lokita lors de son audition: seule une preuve officielle de parenté sera prise en compte.

Les liens fraternels occupent également une place centrale chez Adil El Arbi et Bilall Fallah. Les deux cinéastes flamands, connus plus familièrement comme Adil & Bilall, ont commencé à produire leurs films ensemble depuis le moment où ils se sont connus sur les bancs de la haute école pour les arts et les sciences (Hogeschool voor Wetenschap en Kunsten) à Bruxelles. Leur premier court-métrage s’intitulait d’ailleurs déjà Broeders (Frères, 2011) et ils ont notamment réalisé le film de comédie américaine Bad Boys for Life (2011) avec Will Smith. Rebel, leur première à Cannes, est un film musical sur l’irruption du djihad dans la vie de deux frères. Kamal, jeune délinquant récidiviste, décide de partir en Syrie lorsque la situation devient trop tendue pour lui à Bruxelles. Pendant ce temps, son petit frère resté en Belgique (campé par Amir, le frère cadet d’El Arbi) est approché par des recruteurs du djihad radicalisés qui l’incitent à suivre les traces de son frère.

Le long-métrage Les huit montagnes marque les premiers pas de Charlotte Vandermeersch derrière les caméras, aux côtés de son partenaire Felix Van Groeningen, réalisateur confirmé (The Broken Circle Breakdown, Beautiful Boy). Ce dernier avait déjà fait parler de lui à Cannes pour avoir défilé nu à vélo sur la Croisette en 2009, lorsque son adaptation cinématographique du roman de Dimitri Verhulst, La Merditude des Choses (De helaasheid der dingen en langue originale) avait été nommée dans la sélection parallèle de la Quinzaine des réalisateurs. Son film Belgica (2016), tout comme Les huit montagnes, abordait déjà, en plus de la question des liens fraternels, le sujet d’un rêve brisé: celui d’un café-concert gantois tenu par deux frères, victime de son propre succès.

Vandermeersch avait à l’époque déjà participé à l’écriture du scénario et y tenait le rôle de la femme de l’un des frères. Vandermeersch et Van Groeningen n’ont pas cherché à dissimuler que leur relation n’était pas au beau fixe au moment de commencer le tournage des huit montagnes. À travers le travail commun d’écriture et de production, ils sont néanmoins parvenus à se retrouver. Les huit montagnes raconte l’histoire de la longue amitié entre le frêle Pietro, enfant unique habitant un appartement à Turin, et Bruno, robuste fils de paysan et dernier enfant d’un village de montagne subissant de plein fouet l’exode rural.

Le réalisateur Lukas Dhont travaille lui aussi étroitement avec son jeune frère Michiel, producteur de Close. Enfants, ils s’imaginaient déjà que les rôles seraient répartis de cette manière. Depuis la sortie de Close, ils ont fondé leur propre maison de production, baptisée d’après la meilleure manière d’insuffler une nouvelle vie aux amitiés diluées: The Reunion. Dans leur film Close, ovationné à Cannes, on observe Léo et Rémi, deux meilleurs amis de 13 ans habitués à absolument tout faire ensemble, faire leurs premiers pas à l’école secondaire et dans l’adolescence. Les autres élèves se moquent de leur proximité, comparant le duo à un couple, ce qui finit par remettre en question l’évidence de leur relation et aura de désastreuses conséquences sur leur amitié. Close aborde la question de l’intimité et de la vulnérabilité, deux thèmes qui demeurent tabous au sein des relations masculines.

Amitiés perdues

Chacun de ces films traite aussi d’amitiés détruites, car c’est dans le manque qu’on s’aperçoit à quel point ces relations sont essentielles et précieuses et à quel point les conséquences peuvent être dévastatrices lorsque ce lien –une enfance partagée, un futur rêvé ensemble– se dégrade et disparait. L’amitié, comme le dit si bien Léo à Rémi dans Close, c’est voir en l’autre quelqu’un de spécial. Ou comme le fait remarquer Lokita, alors que Tori, avec beaucoup de tendresse, utilise son propre t-shirt comme compresse pour sa blessure à la tête: «il n’y en a pas deux comme toi». Lokita rêve simplement d’obtenir un permis de séjour, afin de pouvoir suivre une formation et vivre avec Tori dans leur propre appartement.

Dans Les huit montagnes, la perte d’un ami signifie l’amputation d’une partie de soi-même. Rebel, quant à lui, montre à quel point l’État islamique corrompt les liens fraternels et les exploite pour les transformer en son opposé : le fratricide. Être amis signifie passer du temps ensemble et être présent l’un pour l’autre, apprendre à se connaitre soi-même grâce à l’autre. Close, Les huit montagnes et Tori et Lokita sont tout autant de films où l’humain figure au premier plan, avec des individus liés entre eux, qui subissent une perte irréparable en raison de ce que la société exige d’eux.

Close et Tori et Lokita, en particulier, font preuve d’un réalisme direct et sans fioritures, par lequel une voix singulière est donnée au monde émotionnel de deux enfants, incarnés par des acteurs non professionnels. Les huit montagnes commence également par un plongeon dans l’enfance, présente un ton un rien plus nostalgique, sans toutefois idéaliser le passé. Dans le cas de Rebel, on retrouve le petit frère, encore un enfant, qui menace de suivre les traces destructrices de son frère.

L’importance des petites choses

Là où les trois films primés se distinguent du reste de la compétition, c’est par une tendance commune à ne pas chercher à tout prix à conquérir le spectateur au moyen d’une pompeuse narration cinématographique, mais plutôt à le captiver en toute subtilité. Bien que l’intrigue prenne une tournure dramatique dans les trois films, la narration s’appuie néanmoins sur l’importance des petites choses. Tant dans Close que dans Les huit montagnes, par exemple, les saisons jouent un rôle clé. Qui souhaite trouver un fil rouge devra tout simplement chercher la poésie dans les choses ordinaires.

C’est au cours des vacances d’été qu’on découvre Léo et Rémi, les deux amis inséparables de Close. Ils se partagent leur monde imaginaire, dorment dans le même lit, s’élancent à travers les champs de dahlias de l’entreprise horticole des parents de Léo. Lorsque quelques mois plus tard, Léo, sous la pression du groupe de leur nouvelle école secondaire, prend de plus en plus ses distances avec Rémi, celui-ci l’agresse avec l’énergie du désespoir dans la cour de récréation. Dans la scène suivante, on voit une tronçonneuse en train de tailler les bégonias rouges dans un champ. La terre est retournée, les plantes déracinées. Lorsque Léo se rend à l’entrainement de hockey sur glace avec ses nouveaux copains «machos», on le voit dans un équipement qui lui élargit les épaules, tandis que son visage apparait comme prisonnier derrière les barreaux de son casque. Ainsi s’évapore le rêve d’un futur commun avec Rémi.

Dans Tori et Lokita, après avoir vu sa demande d’asile rejetée, Lokita se retrouve à devoir travailler dans un entrepôt isolé, obligée de s’occuper de plants de cannabis. Comme ces plantes, Lokita n’a pas de sol ferme sous les pieds et n’est pas sûre de revoir un jour la lumière du soleil.

Dans Les huit montagnes, le grand glacier fait office de gardien des souvenirs d’hivers passés. Au fil des années, on y voit les deux garçons, qu’en apparence tout oppose, construire ensemble de petits barrages, nager dans un lac de montagne, traire les vaches à la main. Des années plus tard, ils enfourchent ensemble une moto pour dévaler une pente enneigée. Plus tard encore, ils se mettent à construire une maison sur cette même montagne, pour donner vie au rêve inabouti du père de Pietro. En silence, ils se partagent du pain, du fromage et du saucisson.

Dans Rebel, enfin, fraternité rime avec machisme: wheeling et ronflements de moteur à tout-va et survie en zone de guerre. Rebel verse plutôt dans les coups d’éclat et le lyrisme dramatique, qui se matérialisent sous forme de séquences d’action de grande ampleur et de flamboyantes scènes musicales. Dans l’une d’elles, on voit Kamal exposer son combat intérieur dans un rap, tout en dansant avec ses amis dans un bar bruxellois, où la guerre qui fait rage à Alep et qui le touche profondément fait brutalement irruption, à grands renforts de jeux de lumières disco et d’une caméra qui met littéralement le monde à l’envers.

Tout comme Close, Rebel et Tori et Lokita, le fim Les huit montagnes pose la question de comment trouver sa place dans ce monde. Pour Bruno, le rude gaillard des montagnes, rien de plus simple: «Si tu veux quelque chose, fais-le». Pietro, éternel indécis, est plutôt un adepte des approches indirectes et des allusions voilées. C’est d’ailleurs ce que font ces quatre films: tenter de capter l’indicible à travers les images, pour nous aider à le comprendre. Poétique, ils le sont chacun à leur manière, que ce soit dans un style grandiloquent comme pour Rebel ou plus subtil et nuancé comme pour les trois autres. Car quand il s’agit de leurs sentiments, les deux hommes des Huit montagnes ne sont pas du genre à gaspiller leurs mots. À l’exception de ce fameux soir, alors qu’ils étaient assis ensemble sur leur montagne et que Pietro déclare, rompant le silence qui règne habituellement entre eux: «Un feu, deux poissons, les montagnes et toi : que cela puisse durer pour toujours ».

Portret Karin Wolfs

Karin Wolfs

critique de cinéma

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