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société

Les Fourons veulent tourner la page du conflit communautaire

Par Tomas Vanheste, traduit par Marieke Van Acker, Arthur Chimkovitch
25 octobre 2023 12 min. temps de lecture

Il y a soixante ans, les Fourons – Voerstreek en néerlandais – ont été rattachés à la Flandre lors de la fixation définitive de la frontière linguistique. Ils sont ainsi devenus une enclave flamande, enchâssée dans la province de Liège et limitrophe des Pays-Bas. Bien que les tensions communautaires n’aient pas entièrement disparu, néerlandophones et francophones vivent aujourd’hui assez paisiblement côte à côte. Une nouvelle génération, qui n’a pas connu les années des violentes querelles linguistiques, donne priorité aux projets positifs et explore la voie de la coopération.

Grégory Happart descend d’un toit en tenue d’ouvrier. Le conseiller communal fouronnais travaille au quotidien dans la construction. Le parti qu’il défend, l’ancien Retour à Liège ou RAL, s’appelle désormais Respect, Avenir, Liberté. Lorsque la frontière linguistique a été fixée, en 1963, les Fourons se sont vus annexés à la Flandre, à la grande frustration de la majeure partie de la population locale de l’époque. Le 28 octobre 1962, lors d’un référendum, plus des deux tiers des habitants avaient en effet voté et 93% d’entre eux s’étaient prononcés pour le maintien de l’attachement à Liège.

Grégory est le neveu de José Happart, l’ancien bourgmestre notoire (surtout en Flandre) des Fourons qui s’est battu pour le rattachement à Liège. Il était à peine en fonction, en 1983, lorsqu’un membre du VMO (Vlaamse Militanten Orde – Ordre des militants flamands, une association d’extrême droite flamande) a tiré douze coups de feu sur un café francophone à Fouron-le-Comte. Dans les turbulentes années 1980, la violence était présente dans les deux camps opposés. En mars 1980, un militant de l’association Action fouronnaise, armé d’une carabine, a pris pour cible des manifestants flamands qui tentaient d’enlever le drapeau de Retour à Liège accroché à sa maison.

Aujourd’hui, la vie se déroule ici paisiblement, affirme Grégory Happart au Centre sportif et culturel de Fouron-Saint-Martin, l’un des six villages de la commune. Les deux communautés ont chacune leurs infrastructures et cohabitent tout en s’ignorant. «Mais cela ne pose pas problème. Dimanche passé, c’était la fête de notre école et en même temps il y avait une procession flamande qui se promenait dans le village. Il n’y a plus de querelles physiques, en tout cas entre les habitants.»

Cette procession était le Bronk, une tradition catholique limbourgeoise. Julia Verhaegh a dessiné l’affiche du Bronk et a participé à la procession. Elle est originaire d’Asten, un village à la frontière des provinces néerlandaises du Brabant-Septentrional et du Limbourg. «La culture fouronnaise est très similaire. Nous nous trouvons ici tout près d’Eijsden et de Maastricht. Le catholicisme imprègne encore la mentalité quotidienne, la culture et la vie associative», nous confie-t-elle. Nous sommes installés sur la terrasse de sa charmante maison juchée sur une colline de Fouron-Saint-Martin, avec vue sur l’église.

Arrivée au village il y a seulement deux ans, Verhaegh s’est investie pleinement dans la vie communautaire et est active dans la paroisse et la schutterij (la très ancienne confrérie des tireurs). Elle confirme la situation telle que nous l’a esquissée Happart. «C’est un petit village avec deux écoles. L’harmonie de la schutterij est flamande, mais il y a aussi une harmonie francophone. Nous avons deux salles des fêtes distinctes. Je ne vous le cache pas: quand nous organisons une fête, peu de Wallons viennent, et inversement, quand c’est eux qui organisent un événement, nous n’y allons pas toujours non plus. Les gens vivent les uns à côté des autres, mais je ne pense pas que ce soit un problème.»

Les facilités: réalité d’un autre temps?

Le fait que les deux communautés vivent côte à côte sans trop de friction ne signifie pas pour autant que tous les problèmes aient été résolus. «Une des facilités qu’on a obtenues est que le citoyen peut toujours s’exprimer dans sa langue, indique Happart. Et notre lecture de la loi, c’est que les conseillers communaux sont acceptés dans leur langue, sauf que la lecture néerlandophone de la loi dit que non. Donc on m’interdit de parler français, notamment au conseil communal, et tous mes votes sont annulés parce que je les exprime en français.»

Mais ce qui importe bien plus que ce conflit symbolique au sein du conseil municipal, c’est la lutte pour les droits de la communauté francophone, estime Happart. «Il y a systématiquement une tracasserie administrative pour forcer les francophones à abandonner leur recours au français.

Tous les courriers envoyés par la commune mais aussi par la région et la province sont systématiquement en néerlandais, alors qu’on connaît la langue du citoyen. C’est à lui de demander une copie en français. C’est leur moyen d’action ou de pression pour que les gens assimilent la langue néerlandaise.»

«Ce n’est pas par mauvaise volonté ou parce que nous voulons les embêter», réagit dans son bureau de la maison communale de Fouron-le-Comte le bourgmestre Joris Gaens, du parti Voerbelangen. «Mais il est vrai que la circulaire Peeters interdit aux administrations locales de tenir un registre linguistique. C’est pourquoi les documents doivent toujours être envoyés en néerlandais, après quoi les résidents peuvent facilement obtenir une traduction s’ils le souhaitent.»

L’indication Gemeentehuis Maison communale orne l’entrée dans les deux langues et la réceptionniste salue les visiteurs en néerlandais et en français. «Nous sommes une commune à facilités, explique Gaens. Notre communication doit donc toujours se faire dans les deux langues. Nous nous y conformons à la lettre. Personnellement, j’estime que c’est aussi une façon d’offrir un service de qualité. Ces facilités ne favorisent toutefois pas l’intégration. Si on est toujours servi dans sa propre langue, pourquoi s’adapterait-on?»

L'accord qui a été donné aux francophones lors du passage à la province de Limbourg, il y a soixante ans, c'est que les gens peuvent continuer à vivre dans leur langue et leur culture (Grégory Happart).

Le statut de commune à facilités des Fourons est fixé dans la Constitution. Gaens est néanmoins d’avis que ce statut n’est plus tout à fait de ce temps. «Normalement, ces dispositions devaient avoir un caractère transitoire pour surmonter les sensibilités des années 1970 et 1980. Mais quarante ans plus tard, il nous faut constater qu’elles s’appliquent toujours à notre commune. Cela génère des inconvénients pratiques qui freinent les autorités locales et ne sont d’aucune utilité pour les habitants des Fourons eux-mêmes.»

Pour Happart, en revanche, les facilités restent essentielles. «L’accord qui a été donné aux francophones lors du passage à la province de Limbourg, il y a soixante ans, c’est que les gens peuvent continuer à vivre dans leur langue et leur culture.»

Colonisation et épuration ethnique?

Dans son livre Fourons. Le symbole sacrifié (2021), Jean-Louis Xhonneux, l’un des fondateurs de l’association Action fouronnaise, parle de «la colonisation qui se traduit en épuration ethnique (douce – heureusement!).» Grégory Happart peut se retrouver dans ces termes fortement connotés. «La colonisation, elle est d’un ordre financier. La Flandre a investi des milliards ici aux Fourons. Ils ont construit un campus scolaire, la provincieschool, pour une population dérisoire. C’est complètement disproportionné. Pour toutes les infrastructures c’est pareil. Il y a une caserne de gendarmerie, il y a des pompiers. On a investi massivement pour créer le sentiment d’appartenance à la Flandre ici aux Fourons.»

Il n’hésite pas non plus à parler d’«épuration ethnique». «Cette épuration est certainement moins violente qu’au Rwanda ou en Palestine ou ailleurs, mais il y a un désir profond de faire partir les francophones pour qu’il n’y ait plus que des néerlandophones aux Fourons. C’est de l’épuration ethnique, clairement. C’est vrai que c’est un terme choc, mais on l’emploie volontairement parce qu’on est choqué tous les jours de recevoir des brimades et des injonctions à partir.»

En entendant ces propos, le bourgmestre, d’ordinaire si affable, sort de ses gonds: «Je trouve un tel langage inadmissible. Il va sans dire que je ne partage pas du tout cette vision des choses. Tout ce que je peux dire, c’est que depuis 2 000 tout le monde est traité de la même manière. Je pourrais même affirmer le contraire. Lorsque les francophones étaient à la mairie, les associations flamandes ne recevaient aucune subvention, alors que les associations wallonnes en touchaient. Maintenant, les décisions se font sur la base d’un règlement, sans distinction entre francophones et néerlandophones.»

Nouvelle majorité, nouvelle génération

Jusqu’en 2000, le parti de Happart était majoritaire aux Fourons. Mais depuis que les résidents originaires des Pays-Bas sont autorisés à voter, c’est le parti flamand Voerbelangen qui est à la mairie. Aux Fourons, les Néerlandais représentent environ 25% de la population. Ils se sont installés dans cette belle région située juste de l’autre côté de la frontière pour profiter des prix des maisons relativement bas.

«Voerbelangen a insisté auprès des habitants néerlandais pour qu’ils s’inscrivent et votent, ce qui est plutôt paradoxal», estime le journaliste Philippe Leruth. Il rappelle que le parti nationaliste flamand Volksunie, avec lequel Voerbelangen
a longtemps entretenu des liens étroits, était précisément contre le droit de vote des citoyens européens.

Pendant de nombreuses années, Leruth a couvert la politique des Fourons pour le journal L’Avenir. Maintenant qu’il est à la retraite, il la suit toujours de près dans son blog Fouronnades. Même si les communautés vivent plus ou moins l’une à côté de l’autre et même si un conflit linguistique peut encore éclater de temps en temps, la lutte acharnée appartient au passé, pense Leruth: «Aucun conseiller communal actuel n’a connu les turbulentes années 1980, ils sont tous trop jeunes. Cela a changé la donne. L’actuel bourgmestre Joris Gaens parle assez bien le français. Il a en outre lancé un projet de parc paysager en collaboration avec des communes néerlandaises et des communes francophones situées autour des Fourons.»

Au printemps 2021, la ministre flamande de l’Environnement Zuhal Demir a lancé un appel à candidatures pour des parcs paysagers. Les Fourons ont alors déposé le projet Grenzeloos BocagelandschapBocage sans frontières, en collaboration avec trois communes voisines du Limbourg néerlandais et trois communes wallonnes. Le projet a été présenté à la télévision régionale lors d’un talk-show
auquel a participé Gaens aux côtés de Marie Stassen, la bourgmestre de Plombières, une commune voisine. Leruth précise qu’il s’agit de la fille d’Albert Stassen. Cet ancien président du Syndicat d’initiative des trois frontières a dû quitter les Fourons lorsque Voerbelangen est arrivé à la mairie. «Les rapports étaient alors très hostiles, explique l’ancien journaliste. Mais sa fille considère que la guerre est terminée et que l’heure est venue de coopérer.»

Au cours de cette émission, Stassen a déclaré qu’elle avait été agréablement surprise par l’appel téléphonique de Gaens, à l’été 2021. Avant cela, la commune de Plombières n’avait jamais eu de contacts avec son voisin des Fourons. Et d’ajouter: «J’aime beaucoup cette initiative. Enfin un projet positif!»

Philippe Leruth: La lutte acharnée appartient au passé

«Il est vrai que les contacts avec les communes voisines étaient rares auparavant, reconnaît Gaens. Je suis très heureux que le projet du parc paysager ait permis de multiplier les bons contacts avec les communes voisines.»

Entre-temps, la ministre de l’Environnement Demir a fait son choix. Elle vient d’honorer cinq candidats ayant proposé un projet de parc paysager et parmi les vainqueurs figure bien le Grenzeloos BocagelandschapBocage sans frontières. Lors de notre entretien, qui a eu lieu au printimps 2023, Gaens avait souligné les nombreux atouts du projet: «notre paysage mérite de l’emporter pour son caractère authentique, intact et vallonné. Il se compose de petites parcelles séparées par des haies et de nombreux ruisseaux. Par comparaison à d’autres régions de Flandre, notre identité régionale a été très bien préservée. Mais notre paysage doit aussi faire face aux inondations et à la sécheresse. Nous serions ravis de devenir un parc paysager pour pouvoir préserver ce caractère authentique et relever les défis qui y sont liés.»

Grâce aux ressources financières que génère une telle reconnaissance, Gaens espère relever ces défis et aider le secteur agricole en difficulté à trouver de nouveaux modèles de revenus. «Nos vastes fermes laitières sont très importantes pour la préservation de notre paysage.» Il souhaite aussi améliorer la politique en matière de tourisme. «Nous restons une commune fortement touristique, mais il est nécessaire de répartir les touristes dans le temps et dans l’espace.»

Par ailleurs, Gaens souhaite protéger le paysage contre les changements climatiques. «Nous voulons améliorer la capacité de stockage d’eau afin de mieux gérer les périodes de sécheresse et d’excès d’eau.» Enfin, il est important de préserver la faune et la flore. «L’on trouve chez nous de nombreuses espèces animales protégées en Europe, comme une population de loirs vivant aux Pays-Bas et aux Fourons.»

Projets positifs

Gaens souligne que sa région est un paysage où interagissent la nature, l’agriculture, le tourisme et le patrimoine. Pour ce qui est du patrimoine, Julia Verhaegh en a fait sa mission. Avec sa sœur jumelle, elle lutte pour la préservation du château de Dossin et de son parc situés à Oupeye, une dizaine de kilomètres plus loin sur la Meuse. Les «jumelles du château», comme on les surnomme, y vivaient déjà en tant que gérantes à l’époque du propriétaire précédent.

Le château datant de 1786 était délabré et les fuites d’eau nombreuses. À deux reprises, elles ont réussi à s’opposer aux projets de l’actuel propriétaire d’en faire un vaste complexe d’appartements. «Le château symbolise le changement d’attitude à l’égard du patrimoine que Laura et moi voulons réaliser en Belgique», dit-elle. À ses yeux, les choses évoluent favorablement aux Fourons. «Les politiques menées en matière de tourisme et de préservation de la nature mettent le patrimoine en valeur.»

Lorsqu’on l’interroge sur les atouts de sa commune, le bourgmestre cite entre autres la Commanderie à Fouron-Saint-Pierre et le domaine d’Altenbroek. À la tombée de la nuit, la Commanderie baigne dans une lumière enchanteresse. Fondée au XIIIe
siècle par l’Ordre teutonique, un ordre de chevaliers allemand, elle se compose actuellement de bâtiments datant des XVIIe et XVIIIe
siècles. Le domaine d’Altenbroek est tout aussi magnifique. Cette ferme-château du XIVe siècle abrite aujourd’hui un hôtel de luxe où Verhaegh travaille désormais. Depuis la ferme, un sentier gravit le hellingbos
(pente boisée), site européen protégé. Au sommet de la crête, un paysage ondoyant s’offre à la vue de part et d’autre. Devant un tel panorama, on ne peut qu’être d’accord avec Gaens lorsqu’il affirme: «Je suis le bourgmestre de la plus belle commune de Flandre.»

Dans cette commune, beaucoup de choses restent à faire, reconnaît le bourgmestre. La région frontalière Belgique-Pays-Bas-Allemagne s’est portée candidate pour accueillir le télescope Einstein. À environ 250 mètres sous terre, un triangle de tunnels de dix kilomètres de long doit être construit pour mesurer les ondes gravitationnelles. «Notre candidature a de très bonnes chances d’aboutir, estime-t-il. Il n’est pas encore clair si nous accueillerons un coin du triangle, mais il y a de très fortes chances que le réseau passe sous notre commune.»

D’autres projets sont d’ordre plus pratique. «Nous avons le taux de traitement des eaux usées le plus bas de Flandre. Nous sommes en train de rattraper notre retard, mais il nous faudra encore travailler d’arrache-pied pendant six ans pour atteindre un niveau acceptable. Un autre grand défi sont les structures d’accueil pour enfants. Les crèches sont peu nombreuses pour les moins de trois ans. Enfin, les bâtiments de la commune et de la police doivent tous devenir plus durables et conformes aux nouvelles normes énergétiques.»

Gaens préfère s’occuper de questions autres que le conflit communautaire. «Nous nous concentrons sur des projets positifs – le parc paysager, le télescope Einstein, l’assainissement, les crèches. RAL
continue à ressasser le même programme qu’il y a quarante ans et à remuer le passé. Les gens en ont ras le bol.»

Cet article a initialement paru dans Septentrion n° 8, 2023.
Tomas

Tomas Vanheste

journaliste indépendant et rédacteur en chef adjoint des publications de de lage landen.

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