Les héros du roi Albert
Le corps d’élite belge des ACM, Autos-Canons-Mitrailleuses, est créé à la fin de 1914. Il est envoyé sur le front de l’Est en Ukraine. Après la révolution russe commence pour lui une véritable odyssée à travers la Sibérie, la Chine et les Etats-Unis. C’est l’histoire de près de 400 jeunes Belges qui ont fait le tour du monde.
A la fin de l’automne 1914, une centaine d’engagés volontaires belges se rassemblent à Paris. Ils sont jeunes et issus pour la plupart de bonnes familles. Ce sont les premières recrues de la nouvelle unité de combat belge ACM, Autos-Canons-Mitrailleuses. Leur commandant est un fringant officier, le major Collon. Il constitue un corps d’élite avec des autos blindées, des cyclistes et des motocyclistes armés. Au printemps 1915, l’ACM compte environ 350 militaires. Ils sont fortement motivés et veulent prendre leur revanche sur l’agresseur allemand.
À la fin du mois d’avril 1915, le corps part pour les Moëres, derrière le front belge de l’Yser. La situation s’enlise cependant en une guerre de position et, par la force des choses, les autos blindées des ACM doivent rester à l’arrière. Là, ils sont remarqués par le représentant russe auprès de l’état-major belge. Celui-ci fait en sorte que, après discussions avec le roi Albert, le gouvernement belge donne son accord à l’envoi du corps des ACM sur le front russe.
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À la fin du mois de septembre 1915, le corps des ACM quitte le port français de Brest pour gagner la Russie par l’Atlantique. Les hommes logent dans la cale d’un vieux cargo britannique. L’inquiétude croît quand les stocks de provisions s’épuisent et qu’une violente tempête se lève sur la mer Blanche.
Mi-octobre 1915, le corps expéditionnaire débarque dans le port russe d’Arkhangelsk et se rend à Saint-Pétersbourg. Les Belges des ACM y sont cantonnés dans les casernes de Peterhof. L’apogée de leur séjour est la parade devant le tsar Nicolas II dans le domaine impérial de Tsarskoïe Selo (palais Catherine), le 6 décembre. Le tsar manifeste un grand intérêt et, avec un coup de main d’un Belge des ACM, il monte à bord de l’un des véhicules blindés belges.
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La guerre en Galicie
En janvier 1916, les ACM partent par le train pour la Galicie, à l’ouest de qui est de nos jours l’Ukraine. Les Belges trouvent à s’héberger dans la petite ville de Zbaraz. Entre-temps, le major Collon a été rappelé en Belgique et le major Semet, le nouveau commandant, durcit la discipline militaire. Le corps des ACM se prépare à l’offensive russe d’été sur le front de Galicie. Quand elle se déchaîne en juin 1916, les véhicules blindés des ACM entrent en action contre les positions de mitrailleuses autrichiennes. Fin août, les ACM connaissent leur plus grand triomphe avec la prise de la petite ville de Zborov, au cours de laquelle ils repoussent une attaque autrichienne.
Le corps des ACM passe l’hiver 1916-1917 à Jezerna près de la ville de Tarnopol. Le froid est mordant et le mal du pays ronge encore plus douloureusement que la vermine dans les baraquements de bois où les Belges sont logés. Vers le Nouvel An, cent nouveaux volontaires belges viennent en renfort des ACM isolés en Galicie
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En Russie, la révolution de Février met un terme à la dynastie des Romanov; Nicolas II renonce au trône et le socialiste Alexandre Kerensky devient l’homme fort du gouvernement provisoire. Partout retentit «La Marseillaise» et sur le front, des conseils de soldats tiennent des rencontres sous le drapeau rouge. Les alliés occidentaux craignent que la Russie ne fasse la paix avec l’Allemagne ; ils envoient des leaders socialistes qui vont défendre la poursuite de la guerre. Le gouvernement belge aussi envoie une mission avec le ministre socialiste Émile Vandervelde.
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Durant l’été de 1917, l’armée russe lance sa dernière grande offensive, l’offensive Kerensky. Début juillet 1917, une batterie d’autos blindées des ACM, bien trop avancée, est totalement neutralisée par l’artillerie autrichienne. Cette débâcle coûte au corps plusieurs morts et un certain nombre de blessés graves. L’armée russe entreprend une retraite chaotique. Des milliers de déserteurs bloquent les routes, les cavaliers cosaques se livrent au pillage et au massacre sur les Juifs et les ACM se retirent derrière la frontière russo-autrichienne d’avant-guerre.
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Le major Semet rentre en Belgique et il est remplacé par le capitaine Roze, troisième et dernier commandant du corps des ACM. À Saint-Pétersbourg, la révolution d’Octobre a entre-temps porté les Bolcheviks au pouvoir. «La Marseillaise»
est remplacée par «L’Internationale».
Jusqu’en février 1918, le corps des ACM stationne à Kiev. Les Belges sont hébergés dans le monastère Saint-Michel, dans le centre-ville ancien. La nourriture vient à manquer, les hommes des ACM distillent de la vodka et, avec le rapport de ce trafic clandestin, ils complètent les approvisionnements. Des bagarres éclatent entre ouvriers révolutionnaires et nationalistes ukrainiens et, début février 1918, Kiev est prise par des troupes rouges qui purgent la ville de leurs adversaires par une terreur sanglante. Les ACM veulent échapper à cet enfer. Un train est mis à leur disposition s’ils laissent leurs véhicules blindés aux bolcheviks. C’est ce qui se passe, mais les Belges ont au préalable fait subir aux engins un traitement tel qu’il ne reste pratiquement que du matériel de guerre inutilisable.
À la fin du mois de février 1918, le corps des ACM quitte Kiev par le train. Après une courte halte à Moscou, ils atteignent la gare de Bouï, où leur voyage prend une tournure dramatique. Les officiers choisissent la route du Nord vers Mourmansk; les hommes veulent suivre la voie du transsibérien. Un certain nombre de soldats des ACM se révoltent et fraternisent avec le soviet local dans la gare de Bouï. Le capitaine Roze apprend alors que la route du Nord est coupée et il peut annoncer aux hommes rassemblés que le corps traversera la Sibérie.
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Nous sommes en mars 1918 et il fait un froid sibérien durant le trajet en Oural et au long du lac Baïkal. Les soviétiques tentent de confisquer les armes des Belges et juste avant la frontière chinoise, le corps des AMC doit longuement parlementer avant de pouvoir franchir la frontière. Une confrontation sanglante est évitée et, finalement, un train chinois peut faire franchir la frontière aux Belges ACM coincés.
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Le corps dispose de trois semaines dans la ville de Harbin en Mandchourie pour se remettre de l’aventure sibérienne. Les Belges sont enfin libres; certains cherchent de la distraction auprès des geishas japonaises, quelques autres désertent les ACM pour rejoindre les Cosaques antisoviétiques. Fin avril, le corps des ACM se rend par le train à Vladivostok. Dans le port, les Belges embarquent sur un transporteur de troupes américain qui les emmène sur l’océan Pacifique vers les États-Unis.
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À la mi-mai 1918, les ACM arrivent en Californie. Le Committee on Public Information piloté par Washington coordonne la propagande de guerre et, lors de parades dans les villes américaines, les Belges des ACM sont portés au rang de héros continuant à se battre contre la barbarie allemande. De larges foules les acclament lors de leur passage dans différentes villes américaines.
Leur tour militaire débute le 14 mai 1918 à San Francisco et se termine 4 semaines plus tard à New York. Pour l’occasion, une fanfare militaire américaine revêt l’uniforme belge pour compléter la petite clique des musiciens ACM. The New York Times déclare sans la moindre ironie au sujet de cette parade que «les Belges auraient facilement pu être pris pour des troupes américaines…»
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Mi-juin 1918, après avoir traversé l’Atlantique, les Belges des ACM débarquent en France et arrivent finalement dans un camp de l’artillerie belge. Cela passe mal. Quand un officier entend parler du tour du monde de ses compatriotes en temps de guerre, il s’exclame: «Russie? Amérique? Que sont-ils allés faire là-bas?» Le 15 juillet 1918, le corps des ACM est dissous. Les hommes obtiennent une permission, puis sont dispersés dans l’armée belge et rétrogradés dans l’infanterie, à l’écart de l’offensive finale de 1918. C’est la fin sans gloire d’une aventure mondiale qui n’a jamais été vraiment connue dans la Belgique de l’après-guerre et a donc été très vite oubliée.