Les instruments de supplice de Pieter Bruegel l’Ancien dans le paysage d’aujourd’hui
L’architecte paysagiste Bas Smets s’est pris de passion pour les paysages de Pieter Bruegel l’Ancien (vers 1525-1569) jusqu’à en reproduire un fragment d’une peinture de Bruegel dans le paysage près de Bruxelles.
Pieter Bruegel l’Ancien composait ses paysages comme un collage de fragments. Il n’essayait pas de reproduire la réalité en peignant sur place, mais il combinait dans son atelier des éléments brabançons typiques avec des fragments de paysages qu’il avait vus pendant son voyage en Italie. Formations rocheuses, vallées encaissées, falaises abruptes, bosquets d’arbres et torrents bouillonnants sont présentés comme un ensemble cohérent en vue de former un paysage imaginaire qui aide à illustrer le tableau. Si Joachim Patinier (1480-1524) est considéré comme l’inventeur de la peinture de paysage utilisant la perspective atmosphérique, le genre a atteint un nouveau sommet avec Bruegel.
En tant qu’architecte paysagiste, j’ai l’habitude d’analyser les paysages existants en éléments distincts. Ces éléments sont reliés entre eux par une logique interne. Partant de la connaissance approfondie de cette logique, mon bureau intervient dans la réalité physique. Le point de départ de notre méthode est la lecture de photos aériennes et de cartes thématiques. Au cours des douze dernières années, nous avons ainsi analysé de nombreux territoires, avant de les transformer.
Lorsqu’en 2019 on célébra le 450e anniversaire de la mort de Pieter Bruegel l’Ancien, je fus invité à intervenir dans le Pajottenland (la campagne à proximité de Bruxelles). Aux côtés de quinze autres artistes et architectes, nous allions réaliser un parcours, intitulé Le Regard de Bruegel, reliant des endroits où le peintre se rendait régulièrement.
Je suis depuis longtemps un grand amateur de la peinture des Plats Pays des XVe et XVIe siècles, mais je m’intéressais surtout à Roger de La Pasture et à Joachim Patinir. Je connaissais très mal l’œuvre de Bruegel. Est-ce l’influence précoce des albums de Bob et Bobette
qui m’avait un peu hâtivement fait cataloguer Bruegel comme le peintre des kermesses paysannes? Certes, son influence était grande, mais elle n’apportait pas grand-chose à la recherche du paysage, me semblait-il. Or, rien n’est moins vrai.
Des éléments verticaux dans des paysages horizontaux
Il a fallu que je découvre la rétrospective qui lui fut consacrée à Vienne pour que je comprenne la valeur et l’importance de Bruegel en tant que peintre paysagiste. Je fus extrêmement impressionné par la force compositionnelle de ses paysages. Fort de cette révélation et le catalogue sous le bras, je regagnai mon bureau à Bruxelles. Nous décidâmes d’analyser les peintures de Bruegel de la même façon que nous étudions les paysages existants: en disséquant l’ensemble en éléments constitutifs. C’est ce que nous avons fait pour sept tableaux: Chasseurs dans la neige, La Journée sombre, La Rentrée des troupeaux, Le Dénombrement de Bethléem, Le Portement de croix, Paysage d’hiver avec patineurs et trappe aux oiseaux et Le Triomphe de la mort.
Dans chacune de ces œuvres, nous avons décomposé les constructions, les cours d’eau, les masses rocheuses, les buissons, les arbres et les personnages. Comme toujours, nous avons entamé cet exercice sans idée préconçue.
Cette analyse a révélé l’importance des éléments verticaux dans la composition des paysages horizontaux de Bruegel.
Les arbres apportent ainsi de la continuité au paysage et soulignent la déclivité du terrain. Depuis un premier plan en surplomb, le repoussoir, ils dirigent le regard vers la profondeur. C’est peut-être dans les deux paysages hivernaux – Chasseurs dans la neige et Paysage d’hiver avec patineurs et trappe aux oiseaux -, où l’arrière-plan est soustrait au regard par une couche de neige blanche, que cet effet s’exprime le mieux.
Intrigués par cette découverte, nous avons isolé systématiquement tous les éléments verticaux. Les arbres, vivants ou morts, mais aussi d’autres éléments en bois tels que les potences, les croix et les roues forment un ensemble de signes qui confère un rythme propre aux nombreuses activités sur le tableau et accompagne le regard vers le lointain. Sur certains tableaux, on ne voit que des arbres, comme dans Chasseurs dans la neige; sur d’autres, tant des arbres que des instruments de supplice, comme dans Le Portement de croix. Le résultat le plus remarquable, nous l’avons obtenu en analysant Le Triomphe de la mort (exposé au musée du Prado à Madrid). Ce panneau, peint vers 1562, occupe une place particulière dans l’œuvre de Bruegel. Il montre un paysage apocalyptique qui représente l’enfer sur terre. Les derniers arbres vivants viennent d’être coupés et les éléments verticaux se composent exclusivement de potences et de roues de torture, encadrées par deux arbres morts et creux.
Le résultat le plus remarquable, nous l’avons obtenu en analysant «Le Triomphe de la mort». Ce panneau montre un paysage apocalyptique qui représente l’enfer sur terre.
Les derniers arbres vivants viennent d’être coupés et les éléments verticaux se composent exclusivement de potences et de roues de torture, encadrées par deux arbres morts et creux.
En termes de composition, ces instruments de torture reprennent la fonction des arbres: leur verticalité donne du rythme au paysage et accompagne le regard jusqu’à l’horizon. Bruegel a-t-il voulu les potences et les roues en contretypes des arbres? On dirait qu’il s’agit d’une transformation physique en bois mort d’arbres vivants, ainsi que d’une déformation symbolique des arbres comme signes de vie dans les instruments de mort que sont les potences et les roues.
Des instruments de supplice comme nids d’oiseaux
J’ai souhaité travailler avec cette métaphore puissante et décidai de réaliser un fragment de ce tableau le plus fidèlement possible. Dans le coin supérieur droit du Triomphe de la mort se trouvent quatre roues de torture sur un terrain vallonné. Après quelques recherches, nous avons retenu le Kappelleveld à Dilbeek pour la ressemblance de sa topographie avec celle du tableau de Bruegel. Avec l’aide des frères Callebaut, une famille dilbeekoise de menuisiers, nous y avons dressé quatre roues de torture. Pour dessiner les plans d’exécution de ces instruments de supplice, nous nous sommes fondés sur un exemplaire conservé dans un musée de Berlin. Pour réaliser les poteaux, nous avons abattu quatre arbres qui se trouvaient dans une propriété de la famille des menuisiers. Les quatre roues ont été placées entre une antenne GSM et les projecteurs du terrain de football adjacent. Elles ressemblent à des nids d’oiseaux.
© M. De Cleene.
Le titre de l’œuvre a été emprunté à une légende dont le peintre et biographe Carel van Mander (1548-1606) avait accompagné Le Triomphe de la mort: Des crayen ende raeven aes (L’Appât des corbeaux et des corneilles). Van Mander faisait ainsi référence aux victimes des roues, dont pouvaient se délecter les charognards. Nous espérions que parmi les nombreux oiseaux qui traversent le ciel du Pajottenland, certains iraient se poser sur ces poteaux morts, créant la confusion entre la perception et la signification. Ce qui paraîtrait à première vue aimable et accueillant était en réalité une référence à un passé terrible.
Alors que le peintre réaménage dans son tableau la réalité existante pour composer un ensemble abouti, l’architecte paysagiste dessine des plans qui transforment effectivement cette réalité. En réalisant tout aussi concrètement un fragment du tableau de Bruegel à un endroit où le peintre aurait pu le voir, nous avons bouclé la boucle. Dans un geste anachronique, nous avons réalisé la scène dont Bruegel aurait très bien pu s’inspirer pour son tableau.