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littérature

Les livres pour enfants de Marit Törnqvist sont de petites îles où s’amarrer en toute tranquillité

Par Yelena Schmitz, traduit par Françoise Antoine
22 novembre 2024 9 min. temps de lecture

L’écrivaine et illustratrice Marit Törnqvist a remporté le prestigieux prix d’État néerlandais Johannes Vermeer en 2024. C’est la première fois qu’il est décerné à une artiste s’adressant uniquement aux enfants et adolescents. Elle aussi autrice, Yelena Schmitz se replonge dans les livres de Törnqvist qu’elle a aimés en tant que jeune lectrice. «Sa langue claire me donne le sentiment d’être chez moi.»

Le lundi 4 novembre, la Suédo-Néerlandaise Marit Törnqvist a vu ses qualités d’écrivaine couronnées par un grand prix. Voilà un prétexte idéal pour relire sa bibliographie de fond en comble. C’est un cadeau à se faire, et que je recommande vivement: éparpiller tous ses livres autour de soi, comme autant de petites îles où s’amarrer. Je m’immerge dans son œuvre avec délices, tandis que ses dessins font remonter le sentiment éprouvé jadis en tant que jeune lectrice: celui d’avoir trouvé un havre de paix où il fait bon être.

Maintenant que je ne suis moi-même plus seulement lectrice mais aussi écrivaine, j’ai envie de me plonger plus profondément dans ses livres. Et ce sera sans doute le désir de nombreuses autres personnes. La reconnaissance conférée par le prix Johannes Vermeer s’accompagne d’ailleurs d’une réimpression de ses textes -parfois la dixième (!) pour certains. À quoi ressemble donc l’univers de Marit Törnqvist? Qu’aime-t-elle et que cherche-t-elle? Comment sa vie et son œuvre s’enchevêtrent-elles?

Si je pense à son œuvre, je pense à des îles, des bateaux, des amis, des amoureux, des grands-mères et des grands-pères, des greniers où l’on joue, des lettres, des tapis de neige, des feuilles d’automne et des champs de tournesols. Les personnages de Törnqvist partent souvent s’y balader, seuls ou à deux. Parfois, ils attendent, vraiment seuls, dans un paysage à perte de vue, au sommet d’un arbre, d’une tour ou d’un mât, au milieu de la mer déchaînée. Il y a quelque chose de beau dans cette solitude. Un désir d’amour et de lien, le sentiment que tout doit encore commencer: ils sont prêts pour la grande rencontre.

Tortue et moi

Je suis entourée de toutes sortes de livres écrits ces trente dernières années: son travail illustré avec Astrid Lindgren, sa Klein verhaal over liefde (Petite histoire d’amour, éditions L’École des loisirs, 1996), qui lui a valu sa première récompense, le best-seller Jij bent de liefste (Tu es le plus gentil), mais aussi Het gelukkige eiland (L’île du bonheur, éditions La Joie de lire, 2021), We bakken een dierentuin (Nous cuisinons un zoo), Een boek voor jou (Un livre pour toi) et Schildpad en ik (Tortue et moi).

Dans Schildpad en ik, qui était en lice du prix Boon en 2023 et a remporté le prix de littérature jeunesse Zilveren Griffel, je reconnais des thèmes et sous-thèmes présents dans plusieurs de ses œuvres. Sur l’une des illustrations, douces et intemporelles, un jeune garçon reçoit une petite tortue de son grand-père. En voici un extrait :

«Désormais, j’en étais sûr: Tortue allait être avec moi pour toujours! Toute ma vie.»

Pour les jeunes lecteurs, Tortue est un animal gentil et exceptionnel. On retrouve l’amour inconditionnel éprouvé pour le premier animal de compagnie ou un ours en peluche: plus jamais l’un sans l’autre. Les lecteurs plus âgés devinent que la tortue pourrait représenter bien plus. Mais quoi précisément? Marit Törnqvist n’impose jamais son interprétation -et c’est ce qui fait la force de son œuvre.

La tortue pourrait être une métaphore des origines et du pays où l’on se sent chez soi. Elle peut évoquer le «bagage» que l’on transporte. Ou des parts de nous-mêmes que l’on ne peut ou ne veut pas partager. Chaque personne a bien l’une ou l’autre chose qu’il est plus convenable de cacher aux yeux des autres.

«Tandis que mes amis trouvaient leur premier amour sur la piste de danse, j’avais auprès de moi une tortue sur laquelle tout le monde trébuchait.»

Tortue grandit, grandit, et ne trouve plus sa place dans la vie du garçon. Ce livre recèle une grande tristesse, qui vire au rejet et à l’éloignement.

«Vous devriez être dans un zoo! criaient les enfants de ma classe. Sur les dalles de la cour de récré, ils ont dessiné un enclos dans lequel nous étions enfermés.»

Le garçon décide que l’animal et lui ne peuvent plus continuer ensemble. Tortue doit s’en aller; il y aura bien quelqu’un pour s’occuper d’elle. Mais la laisser partir est difficile. Après quelques errances, le garçon et la tortue finissent par se retrouver: les retrouvailles sont purificatrices. Et c’est ce que l’on désire tellement en tant que lecteur.

«Là où nous étions, il y avait Tortue, et là où était Tortue, il y avait nous.»

L’histoire n’est pas seulement celle du garçon, mais aussi celle de son grand-père et de tant d’autres personnes. C’est porteur de consolation.

Après avoir lu Schildpad en ik, il m’est impossible d’avoir encore un regard distant sur les passants. Quelles tortues transportent-ils dans leurs poches? Mes yeux sont pleins d’amour, de compassion et de curiosité. J’ai faim de rencontrer des gens que je ne connais pas encore. Ce qu’un livre aussi fin avec une poignée de phrases est capable de déclencher est pour moi révolutionnaire.

Se réfugier dans la langue

Je suis depuis longtemps attirée par le travail de Törnqvist, qui allie tendresse et légèreté, une once de douleur, et toujours de la force. Sa langue claire me donne le sentiment d’être chez moi. Il y a une familiarité qu’en tant que lectrice belge je n’éprouve pas toujours avec les œuvres de nos voisins du nord. Je soupçonne un lien avec sa propre histoire: Marit Törnqvist a grandi dans deux pays et louvoyé toute sa vie entre la Suède et les Pays-Bas.

Louvoyer n’est probablement pas le terme adéquat. Elle est chez elle, me dit-elle au téléphone, dans son atelier au quatrième étage à Amsterdam. «Toute ma vie, j’ai eu deux pays. Maintenant, je suis à Amsterdam, mais la semaine dernière, j’étais en Suède. Mes amis néerlandais me disent: “Tu es rentrée !” Mais ma voisine suédoise me dit exactement la même chose quand elle me voit ouvrir ma porte en Suède. J’ai parfois le sentiment que tout le monde ne connaît qu’une moitié de moi.»

Sait-elle ce que c’est d’être chez soi dans plusieurs endroits… ou de n’être vraiment chez soi nulle part? «Ce matin, la première chose que j’ai faite a été de regarder la météo. Pour voir s’il gelait déjà en Suède. Beaucoup de gens ont deux pays. Je comprends ce que ça implique -d’être parfois ailleurs en pensées. Peu importe de quels pays il s’agit. Je me sens tellement proche des gens qui vivent la même chose.»

Son œuvre est traduite en trente langues (elle se charge elle-même de la traduction suédoise). «Quand j’écris, j’écris en néerlandais. Mais je traduis immédiatement en suédois dans ma tête. Et je me demande à chaque phrase si mon autre pays la comprendra. Peut-être cela explique-t-il pourquoi l’on dit parfois de mon travail qu’il est sans temps ni lieu?» Vous ne surprendrez jamais Marit Törnqvist à user de mots criards, d’expressions en vogue ou de tournures régionales. Il règne parmi ses phrases une tranquillité, dans laquelle de nombreux lecteurs se sentent bienvenus.

Le sentiment d’appartenance est un important fil conducteur de son œuvre. En 2023, Marit Törnqvist a compilé une anthologie d’histoires traduites en arabe, farsi, turc, somali, tigrinya et kurde sous le titre Een boek voor jou (Un livre pour toi), dont dix mille exemplaires ont été distribués à des enfants dans des centres de demandeurs d’asile. À une époque (et dans une culture) où tout est délimité, pesé et soupesé, Marit Törnqvist offre littéralement un livre. En geste d’amour, d’humanité et de chaleur, invitant à se réfugier dans la langue.

Pour ma part, j’associe ses livres à ma propre maison et aux maisons où j’ai logé dans mon enfance. Je me souviens des dessins accompagnant les textes de Hans et Monique Hagen dans l’emblématique Jij bent de liefste (Tu es le plus gentil), paru en 2000. De petits dessins que l’on peut déchiffrer dès le plus jeune âge. Je me souviens que ma meilleure amie avait ce livre dans ses toilettes. Mon exemplaire à moi se trouve toujours dans ma bibliothèque. Le livre est dédié à sa fille Jasmijn ainsi qu’à la fille de Hans et Monique Hagen. Jasmijn doit avoir environ mon âge.

La pureté du livre

Nous sommes aujourd’hui près de trente ans plus tard. Je distingue des parallèles entre Marit Törnqvist et moi: un grand amour pour la littérature jeunesse et un regard tourné vers l’extérieur. Comment faire une œuvre forte et garder sur le monde un regard engagé? Marit Törnqvist me donne ses tuyaux. «J’ai toujours privilégié la pureté du livre. J’ai suivi mon instinct. Passé beaucoup de temps sur chacun. J’ai souvent dit non. Parfois, je n’écrivais pas. Parfois, je travaillais gratuitement. Ou je gagnais de l’argent avec d’autres choses pour pouvoir écrire et dessiner ce que je voulais. Parce que c’est ce que j’ai toujours ressenti. Le livre doit rester absolument pur.»

Où et avec qui a-t-elle appris tout cela? Une rencontre importante dans sa vie a été celle de l’écrivaine iranienne Zohreh Ghaeni lors d’un festival international du livre pour enfants à Téhéran en 2004. «J’avais lu le roman graphique Persepolis de Marjane Satrapi et m’étais rendue en Iran. Dès mon arrivée à l’aéroport, j’ai vu le roman s’animer autour de moi. Je n’étais plus juste en voyage, je me mouvais à l’intérieur du livre et revoyais tout. Le soir, à table avec d’autres invités du festival, j’ai dit que je pensais à la scène de la petite fille disant adieu à son oncle, qui va être exécuté en prison. La femme à côté de moi écoutait et a dit: mon mari a été exécuté au même moment. Et moi aussi, j’ai été dans cette prison. C’était Zohreh.»

Pour Marit Törnqvist, il ne s’agit pas simplement de faire des livres pour enfants, de peindre et dessiner: il s’agit de changer des vies

De cette première conversation est née une amitié de plusieurs décennies et une alliance ardente. «Zohreh se bat. Elle recherche les mailles du filet dans son pays. Elle ne peut pas manifester. Elle serait assassinée. En revanche, elle peut écrire et diffuser des livres. La force qu’elle déploie pour lutter, son courage et son empathie sont très inspirants.» Marit Törnqvist partage avec Zohreh Ghaeni une même foi dans le pouvoir des livres. Marit Törnqvist est une collaboratrice de la première heure du projet Read With Me, qui apporte la lecture et la lecture à haute voix à des enfants qui souvent n’ont pas accès aux livres.

Pour Marit Törnqvist, il ne s’agit donc pas simplement de faire des livres pour enfants, de peindre et dessiner. Il s’agit de changer des vies. «Nous vivons une époque terrible. J’ai l’impression que chaque jour on combat la culture. Et les enfants.» À ce stade de notre conversation, Marit Törnqvist pointe l’écueil que constitue notre époque -et le rapport qu’on peut entretenir avec elle. «En cela, j’admire Astrid Lindgren, la façon dont elle a été amie avec le monde entier, tout en produisant des œuvres très militantes.»

Marit Törnqvist est sur un radeau et vogue sur les flots de la littérature mondiale. Elle salue les autres radeaux et maintient le cap quand soufflent la douleur ou la violence. Avec ses livres, elle construit des jetées et des ports. Les prix littéraires attirent l’attention, entraînent des traductions et des réimpressions. Et procurent à la littérature jeunesse l’indispensable reconnaissance du rôle primordial qui est le sien. Je souhaite à tout le monde de s’immerger dans son œuvre: ses dessins sont des havres de paix. Ils donnent la sensation de flotter sur un grand lac à bord d’une petite embarcation tranquille. Avec un bon thé chaud.

Yelena Schmitz

écrivaine, productrice de théâtre et d’audio

photo © Sepideh Farvardin

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