Les nouvelles de Henk Romijn Meijer nous transportent en pleine France profonde
Comme bon nombre de néerlandophones, l’écrivain néerlandais Henk Romijn Meijer a eu une résidence secondaire dans le pays de Molière. Il s’est en outre attaché à chroniquer la France rurale dans plusieurs de ses nouvelles. Pourtant, aucune d’entre elles n’a à ce jour été traduite en français. Daniel Cunin pallie ce manque en présentant quelques courts textes en prose de Meijer.
Nombre d’écrivains flamands et néerlandais ont eu/ont leur résidence principale ou secondaire en France. Betje Wolff et Aagje Deken (Trévoux), Louis Couperus (Nice), Hella S. Haasse (Saint-Witz), Hugo Claus (Caromb), Ivo Michiels (Le Barroux), Gerrit Kouwenaar (Les Abbes, près de Bédarieux), Gerard Reve (Le Poët-Laval), Willem Frederik Hermans (Paris), Caspar Visser ’t Hooft (Nice, après Arras, Orange et d’autres localités), Joke J. Hermsen (Arthel), Willem van Toorn et Ineke Holzhaus (Saint-Denis-de-Jouhet)…
Pour sa part, Henk Romijn Meijer (1929-2008) s’est attaché à un tout petit village des bords de la Dordogne, Le Roc (Lot), ainsi qu’à Souillac (avenue Roger Couderc, un enfant du pays). Bien que cet auteur ait mené une carrière universitaire dans le domaine des lettres anglo-saxonnes, il a, jeune homme, enseigné le français en Australie. C’est d’ailleurs avec une Australienne, Elizabeth Mollison (1930-2022), rencontrée aux Pays-Bas en 1952, qu’il a partagé plus de cinquante ans de sa vie. Autrice, cette dernière a écrit sur leur région d’adoption et la disparition du monde rural: Le Roc. Un village en Quercy (Privat, 1983). Elle a par ailleurs laissé de très belles photos de lieux, de personnes, d’outils et de machines des environs.
Outre un indéfectible amour de la littérature, Henk a cultivé une grande passion pour le jazz, transposée d’ailleurs dans certaines de ses pages et faisant l’objet de l’un de ses livres (Een blauwe golf aan de kust, 1986). En 1983, le Néerlandais publie le roman Mijn naam is Garrigue (Mon nom, c’est Garrigue), histoire d’un village basée sur le gros millier de page du dossier criminel d’une affaire d’empoisonnement qui s’est déroulée en Dordogne en 1874. Un critique a qualifié ce thriller psychologique de premier exemple néerlandais d’un genre connu aux États-Unis à travers Capote et Mailer: la ‘‘non-fiction’’».
Une partie des nouvelles de l’écrivain –certaines très courtes– restituent de façon anecdotique la France rurale qu’il a connue au cours de plus de quatre décennies, du début des années soixante à sa mort. Dans les proses en question –en particulier celles qui composent les recueils Bon voyage, Napoléon (1976) et Op oude voet (2003)–, Le Roc apparaît sous le toponyme La Coutonnade. Toutes ces «nouvelles françaises» ont été réunies dans le volume Vanuit mijn raam gezien (Vu de ma fenêtre, 2009). Beaucoup mettent en scène un conflit tout en accordant une place à l’ironie. Selon l’auteur, la psychologie se suffit à elle-même, il n’est pas nécessaire d’expliquer ni d’analyser les choses. Mais en distillant une forme distante de tragique, en soulignant la solitude de certains de ses personnages, il sait nouer la gorge de son lecteur.
En français, on pourra consulter le site consacré à Henk Romijn Meijer ainsi que sa page Wikipédia. En néerlandais, on se reportera en particulier au double numéro (n° 3-4) que lui a dédié la revue De Parelduiker en 2011. À notre connaissance, seules quelques-unes des nouvelles de cet écrivain ont à ce jour été traduites, et uniquement en anglais. Elles sont réunies dans le recueil Rear Window and Other Stories (2002).
Peu de temps avant la mort de Henk Romijn Meijer –celui-ci souffrait depuis 2003 d’un cancer–, Jacinta Holtslag lui a consacré un documentaire (entretien avec l’auteur, images de ses obsèques).
Nous proposons ci-dessous la traduction de brèves proses empruntées au recueil Bon voyage, Napoléon.
Un passage à niveau non gardé
Juliette nous raconte ce qui arrivé cet hiver au fils Chabannes.
«Ça avait tellement neigé et gelé que, sur la route de Gourdon, les barrières automatiques du passage à niveau refusaient de s’abaisser. Le jeune Chavannes s’est engagé dessus. Un train a tamponné l’arrière de sa voiture, l’a traînée sur une certaine distance et l’a envoyée valdinguer un peu plus loin. Il a fait deux tonneaux et s’est immobilisé au bord de la route contre un arbre. Le fils Chabannes est sorti de l’épave, indemne. Le conducteur de la micheline s’était arrêté. Le voyant longer la voie, il a marché dans sa direction.
–Où est le monsieur que j’ai écrabouillé?
–C’est moi, lui a répondu Chabannes.
Le conducteur lui a serré la main.
–Monsieur, mes félicitations! Vous vous en tirez bien!
Il était prévu que le fils Chabanne se marie, mais il a dû d’abord passer une semaine tout seul au lit, bourré de calmants.»
Les chiens aboient
Bien que M. Dounat soit exceptionnellement intelligent et que les histoires qu’il raconte amusent à coup sûr Mme Testut, celle-ci ne veut plus qu’il vienne, accompagné de ses deux roquets, s’asseoir chaque après-midi à côté d’elle sur le banc adossé au mur, là où elle tricote et regarde passer les voitures quand ses jumelles dorment.
Aussi a-t-elle placé le banc de l’autre côté du mur et tricote-t-elle près de la porte qui mène à la cave. Certes, elle voit moins bien les voitures, mais que voulez-vous? Dorénavant, elle salue M. Dounat de loin quand il passe devant chez elle, traîné par ses deux chiens qui aboient.
Pour Mme Testut, il s’agit de la fin d’une ère. Elle tenait à sa place devant le mur. Cela fait déjà un certain temps que Dounat est son voisin.
«Je n’en peux plus, dit-elle. Ça vous plairait, vous? Chaque matin de bonne heure, avant le petit déjeuner, il se met à la fenêtre, il l’ouvre, nu comme un ver. Et il laisse alors les puces le mordre jusqu’à ce qu’elles soient ensuquées. Puis il les attrape. Par paresse, elles renoncent à sauter. Lui les écrase entre ses ongles. Ça vous plairait? J’en ai jusque-là, tous les matins, ce spectacle ragoûtant!»
Et elle raconte qu’à chaque fois que Dounat est venu s’asseoir à côté d’elle sur le banc, elle a hérité d’au moins quinze puces.
«Je le concède, il a de l’esprit. Et en matière de politique, il sait tout, vraiment tout. Il m’a dit: Si vous osez encore une fois voter pour de Gaulle et que les socialistes arrivent au pouvoir, je vous abats d’un coup de pistolet.»
A-t-il vraiment un pistolet chargé chez lui? Cela ne surprendrait pas Alexis. Dounat s’est installé un beau jour dans le village. Personne ne sait de quoi il a vécu auparavant ni où. Il soutient qu’il a loué la maison pour lui, ses chiens et les puces afin de pouvoir aller manger tous les jours chez Desport, jouer aux boules et faire rire Mme Desport avec ses histoires, assis sur une chaise près de la cuisine. «Il est rigolo, ce monsieur», dit cette dernière. Un homme qui cherche de la bonne compagnie et qui a des problèmes avec l’eau et l’urine. Toutes les cinq ou six minutes, il se lève pour aller pisser sur la place, peu importe l’endroit, sans la moindre manœuvre de dissimulation. Même si on en a vu d’autre au village et si on n’a pas d’idées étriquées sur le sujet, ça fait tout de même jaser.
Dounat raconte tout et son contraire.
«Il dit qu’il a été propriétaire d’une usine, rapporte Alexis. Il avait cent bonshommes sous ses ordres. Il dit qu’il a été leader syndical. Ou politicien. Il dit qu’il est économiste, qu’il a eu une femme et qu’il a des enfants. Je me demande bien où ils sont, ses gosses. De tout ce qu’il avance, a-t-il apporté la moindre preuve? Chacun est libre de dire qu’il a été ceci ou cela, mais qu’en est-il des preuves?»
Sa voix faiblit, se fait chuchotement.
«J’en suis pas sûr, continue-t-il, mais ça me surprendrait pas d’apprendre qu’il a servi dans la légion étrangère, le pistolet est un indice qui va dans ce sens… »
Dans le jardin de Dounat, les roquets jappent.
Ses chiens, on les hait dans le village. À cause d’eux, Desport lui refuse dorénavant l’accès à son établissement. Quand ce n’est pas la mauvaise humeur du patron, ce sont les aboiements qui chassent les clients. À présent, à vrai dire à la satisfaction de son mari, Mme Desport n’entend plus que les histoires de la télé.
Depuis qu’il s’est disputé avec le cafetier, Dounat conduit ses chiens à Milhac. Là, il mange tout aussi bien, voire mieux, et ça lui coûte même un peu moins cher. Vers seize heures, il est de retour, en sueur, appesanti et abruti de nourriture. Derrière ses roquets, il se dandine jusqu’à la place pour y pisser et faire un brin de causette.
Pendant qu’il nous raconte qu’on ne doit jamais toucher à un gendarme, pas même si celui-ci est en train de crever dans un fossé, de la morve extensible se profile et se balance jusqu’à ce qu’il ait terminé son histoire. Il se gratte les aisselles et tire sur la laisse des chiens qui cherchent à nous mordre.
«N’y touchez pas, fait-il, rayonnant, autrement on vous récompensera d’une contredanse.»
Il tète sa pipe. Il est chauve, de petite taille, il a une figure grisâtre et deux yeux moqueurs enchâssé dans la graisse. Aucune chemise, aucun pantalon ne résiste à son monstrueux embonpoint.
Ses chiens le ramènent chez lui en tirant sur les laisses. Il allume la télé, monte le volume à fond, enragé de nouvelles et de théâtre. Installé dans son fauteuil devant l’écran, il mange chaque jour un paquet de biscuits en les arrosant de deux ou trois litres de vin.
«Pour ça oui! s’exclame Mme Testut, ses clebs, il les aime! Y a pas longtemps, quand la femelle a fait des petits, il les a balancés sur le dépotoir. Dans son jardin, il a un dépotoir. Il trouve ça beau. Les chiots sont restés là deux jours à couiner jusqu’à ce qu’ils meurent de faim. Je les ai entendus.»
Cette existence rustique, Dounat, ça le satisfait pleinement. Elle laisse supposer qu’il n’a jamais perdu de vue ce mode de vie : s’enfoncer dans la crasse tout en se gavant et en picolant. Qui sait s’il ne s’est pas empressé, depuis sa naissance, d’atteindre ce statu quo?
On a beau garder ses distances avec lui sans lui témoigner le moindre égard, il ne remarque rien.
«Comment ça, vous l’savez pas? fait Mme Testut. Pourquoi il a choisi notre village?»
Elle est étonnée. Étant donné qu’on se voit souvent, elle s’imagine par moments que son passé est aussi le nôtre.
«Il est originaire d’ici, il est né ici. Son père habitait ici. Son père, je m’en rappelle assez bien. Il avait le même problème, vous comprenez? Pour ce qui est de pisser. On avait encore un curé dans le village. Dounat père, c’était lui qui sonnait les cloches. Quand y montait dans le clocher, il emportait un pot de chambre, un pot de chambre qu’il remplissait à chaque fois…»
Elle jure qu’elle ne fait que raconter la vérité. Un jour, le père Dounat qui détestait le curé, lui a fait une surprise. Perché sur les poutres juste au-dessus de ce dernier, alors qu’il sonnait les cloches à toute volée, il a donné un coup pied dans le pot de chambre.
LA PORTE, LUCIEN
Juliette nous annonce qu’ils ont entendu, il y a moins d’une minute, sur la route qui longe la rivière, la mobylette du ramoneur. Cela fait des mois qu’on espère la venue du bonhomme. On enfourche nos vélos et on part dans cette direction. On le trouve souillé et agenouillé près d’une tache d’huile fraîche sur l’asphalte. Il est empêtré dans un problème de moteur. Pour lui, nous ne sommes que du vent. Un coup sec sur la pédale et son engin redémarre. Il est totalement absorbé par le frottement du fer sur le fer.
Enfin, découvrant notre présence, il hoche la tête. Sous les mugissements de la mobylette, il nous fait signe qu’il va nous suivre.
Plus loin, alors que nous prenons à droite, lui file aveuglément tout droit et disparaît de notre champ de vision. On part à sa poursuite. À mi-chemin entre La Coutonnade et Geniès, il somnole, debout près de sa machine. Dès qu’il nous voit, il fait un geste brouillon et passe une jambe par-dessus la selle.
Dans notre cuisine, il titube en roulant une cigarette couleur suie. Il a déposé son matériel par terre; l’espace se remplit de sa puanteur. De sa bouche émane une odeur de vin aigre ; de ses habits –maillot de corps en laine, pull en laine passé dessus, chemise à carreaux par-dessus, et bleu de travail sur le tout– s’élève celle de la sueur.
Il s’y met. Il a une pelle fixée à un manche qu’il peut déplier et allonger à la manière d’une canne à pêche. Un outil qui lui permet de fourgonner et de gratter dans l’ouverture qui s’élève devant lui. Bientôt, de petits moellons suiffeux plouffent. À chaque chute de suie, il fait un pas en arrière. Il se ratatine en respirant dans un grand sifflement puis crache ses poumons. L’accès de toux terminé, il contemple le tas de suie, qui lui arrive au niveau des genoux, en bas de l’ouverture. Par moments, il fuit dehors pour tousser.
Là, sur la terrasse, il se penche sur la table où j’ai méticuleusement étalé minuscules vis, écrous et miroirs d’une paire de jumelles.
Il me demande ce que je fabrique avec ça.
«Elles sont tombées dans l’eau, je lui dis.
– Dans ce cas, il faut les mettre au soleil. Demain, quand le soleil sera au zénith au-dessus de votre maison. À midi, à midi et demi, c’est là que le soleil est le plus chaud. Tout sèche au soleil.
– J’ai l’impression que la cheminée n’a pas été ramonée depuis trente ans, fais-je pour essayer de lancer la conversation.
– Oui, il fait. Elle est sale.»
Il se courbe, il tousse et me demande un verre de vin, puis un deuxième.
«Vous, vous faites un boulot salissant, lui dis-je.
–Je me plains pas. J’ai un travail. J’ai de quoi manger. J’ai tout ce que j’ai besoin. Le soleil se lève pour tout le monde.»
En deux goulées, il avale un troisième verre.
«L’année prochaine, reprend-il, je repasserai au village. Vous m’ferez signe et si la cheminée est pas sale, on boira un verre de vin ensemble. Et après, j’irai voir plus loin.»
En toussant, il ramasse la suie dans des journaux. Je le paie. De sa tenue fumante, il sort un carnet au papier à carreaux. Il me le passe et me dicte, ceci en raison de l’assurance, qu’il a ramoné la cheminée. Puis il reprend le carnet à souche et, à renfort de pleins et de déliés tremblants, signe: La Porte, Lucien.
Il se lave les mains et on se dit au revoir, à l’année prochaine. Le pied sur la pédale, il démarre sa mobylette. Il l’enfourche et prend bientôt de la vitesse, non en homme qui a une destination précise, plutôt comme un organisme qui laisse la machine faire sa loi.
L’année suivante, on ne l’entend pas et l’année d’après non plus. La Porte, Lucien, a parlé trop vite. Quand bien même le soleil se lève chaque jour pour tout le monde, il y a une dernière fois. On entend dire qu’il est mort; il a laissé une femme et dix ou onze gosses.
Une magnifique pèlerine
Le bord de son chapeau noir est rabattu. Il porte un pantalon loqueteux gris. Une pèlerine noire aux boutons bleus pend sur ses épaules. L’écharpe en laine bleue enroulée autour de son cou est tout entortillée.
Il s’immobilise. Son visage se résume à une question. Où donc a-t-il pu, par le passé, entendre «Bonsoir»?
«Si je n’m’abuse, j’vous connais pas», dit-il.
À cause de son grand âge, sous la lumière du jour, il a la peau transparente. Ses yeux sont restés d’un brun éclatant.
«Vous venez d’où? Du côté de Souillac? J’connais pas. Comment vous dites qu’elle s’appelle, cette ville? À trente kilomètres d’ici? C’est pas tout près! Trente kilomètres! Dans la vallée! Et comment vous l’appelez cette ville dans la vallée? Souillac? Pardi! Jamais entendu ce nom!»
Il a le physique rigide des habitants des hauts-plateaux.
«J’ai pas beaucoup voyagé, reprend-il. Sauf pendant la guerre.
– Vous portez une magnifique pèlerine.
– Oui. J’fais ma promenade.»
Il n’y a aucun bruit, le soir s’annonce. Sur le sentier, sa silhouette jette une longue ombre devant lui.
«Une magnifique pèlerine! Ça s’appelle comme ça, non, ce que vous portez?
– Quoi?
– Ça, sur vos épaules! »
© Elizabeth Mollison
Il jette un regard sur le manteau qui lui couvre les bras.
«J’en sais rien, dit-il, j’sais pas ce qu’ils m’ont mis sur les épaules. J’sais plus rien. J’ai quatre-vingt-six ans et j’sais plus ce que j’dis, j’sais plus ce que j’fais. J’aimerais bien travailler comme avant, mais j’peux plus. Enfin, tant pis pour moi.
– On peut prendre une photo de vous et de votre pèlerine?
– Pardon?
– Oui, une photo
– C’est quoi? »
On brandit l’appareil sous son nez. Ça ne lui rappelle rien et il ne remarque pas qu’on le prend en photo.
«Oui, dit-il. J’fais ma promenade tous les jours. J’ai quatre-vingt-six ans. Et sur les quatre-vingt-six, j’en ai passé quatre-vingt-trois ici.»
Alors qu’il montre le sol sous ses pieds, un sourire ironique fend la gravité de son visage.
Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour publier un commentaire.