«Odes» de David Van Reybrouck: à la croisée du politique, de l’artistique et de l’intime
David Van Reybrouck est écrivain (Le Fléau, Zinc), dramaturge (Mission) et essayiste (Congo, une histoire couronné par le Prix Médicis, 14-18, la guerre en images, Ni victime ni coupable, enfin libérés, La paix ça s’apprend…). Avec son recueil intitulé Odes, il poursuit son exploration des genres en s’attachant – comme son titre l’indique – à l’ode qu’il réinvente dans des textes à la croisée de la scène politique, de l’univers artistique et de l’intime.
© Lenny Oosterwijk
De l’ode telle qu’Horace et Pindare l’ont illustrée, David Van Reybrouck conserve le trait de la célébration, que ce soit celle d’un être, d’artistes ou d’inconnus, d’inventions, d’événements, de personnes aimées. Renouvelant formellement un genre qui n’a cessé d’évoluer avec le temps, il capte des phénomènes contemporains qu’il prend à rebrousse-poil ou dont il déplore l’aliénation qu’ils induisent.
C’est le cas dans «Ode à la déconnexion» et «Ode au risque». La première interroge l’appauvrissement sensoriel, le manque d’expériences vécues qu’induit l’addiction à la connexion, au net, aux smartphones chez les jeunes générations. La deuxième s’insurge contre une tendance sociologique désastreuse qui règne en maître de nos jours et qui a pour nom l’utopie du «risque zéro». Sous la plume de Van Reybrouck, l’ode cesse d’être simplement lyrique pour se faire critique, instrument d’analyse sociétale, outil de combat.
Les odes à des pans de la réalité quotidienne (comme «Ode au buffet de la gare», «Ode au vestiaire»…) rendent hommage à des lieux en passe de disparaître, chargés d’émotions, qu’il aborde en poète, en fin observateur des strates de l’existence. D’autres textes rendent hommage à des réalités immatérielles, au premier chef les œuvres d’art, les artistes qui ont marqué et nourri David Van Reybrouck. Par exemple, Turner dont il déplie la quête de la lumière, William Kentridge, Max Liebermann.
D’un portrait émouvant d’Anne Teresa De Keersmaeker à des élégies postmodernes dédiées à Leonard Cohen, David Bowie, Arvo Pärt ou encore les Doors («Love Song»), l’auteur pratique tous les registres d’écriture, greffant des analyses politiques, des prises de position éthiques à des envols amoureux, des instants de vie à des rencontres fugaces.
À l’intérieur d’un même texte, des associations se produisent entre une louange au retour cyclique des saisons («Ode au printemps») et des correspondances entre le bois de Hal et les tableaux de Monet ou de Jackson Pollock.
Chanter de nouveau la beauté du corps. À la question «les seins ou les fesses», répondre systématiquement: «le dos» (…) Le dos éveille l’appétit du regard. Penser à des dos antérieurs. Les vertèbres au bas de son dos telles des pierres pour passer à gué – «Ode à l’endroit sans nom»
Avec David Van Reybrouck, l’ode s’ouvre à la philosophie, au droit international, à tous ceux et celles qui ont contribué à l’émancipation et qui œuvrent pour un idéal de justice. Font partie de ce clan les odes «à la fraternité», «à Kofi Annan» qui fut longtemps le secrétaire des Nations unies, «à Sony Labou Tansi», écrivain et combattant politique congolais, à Raphael Lemkin dans «Ode au courage». Raphael Lemkin, un juriste issu d’une famille juive polonaise à qui l’auteur rend vie et gloire, introduisit un nouveau concept décisif dans le droit international, celui de génocide.
L’ensemble du recueil se place sous l’enseigne du titre de la dernière ode: «Ode à la vie». Au travers d’Odes se diffracte un genre d’auto-hétéro-portrait de l’auteur, un portrait en pointillé qui jaillit des domaines de l’existence, des êtres, des œuvres, chansons qu’il affectionne. Tout en délivrant un portrait de l’artiste, ces odes dressent aussi en creux le portrait de notre époque.
Des magnifiques «Ode au néerlandais», «Ode à la négligence» (consacrée à la passion de l’auteur pour le peintre Liebermann, pour les arts plastiques), nous passons à des célébrations décalées, inattendues qui ouvrent de nouvelles manières de vivre, de penser, d’aimer, de nouer un rapport à soi, aux autres, aux tumultes du monde et de l’Histoire. Des odes que David Van Reybrouck dédie à ses cicatrices, à la jalousie, aux morts dans son téléphone, à un oiseau des Pyrénées, le gypaète barbu. Les odes, il les adresse aussi à des absents, à sa progéniture qui ne verra jamais le jour, aux êtres que le monde officiel oublie, aux créatures en marge, à une coiffeuse transgenre.
Initialement publiés entre 2015 et 2018 sur la plateforme journalistique néerlandaise De Correspondent, les textes de David Van Reybrouck sont comme les équivalents d’instantanés photographiques. Ils forment un archipel d’objets, d’entités, de notions, d’événements prélevés sur les flux du tout du monde et composent une liste par principe infinie d’«ode à l’ode» comme l’écrit l’auteur dans sa postface.