Les Pasquero, photographes lillois témoins du XXe siècle
Avec une activité photographique étendue sur plus de soixante ans, les Lillois Jean et René Pasquero ont su capter les bouleversements survenus dans le nord de la France entre le début du XXe siècle et la fin des années 1960. De l’important fonds Pasquero en sa possession depuis 1972, le musée Hospice Comtesse a sélectionné plus de 260 photographies, objets et documents. Ceux-ci sont présentés dans une exposition qui donne à voir l’évolution de la pratique photographique du père et du fils Pasquero en même temps que celle de la société.
L’exposition L’atelier Pasquero, une aventure photographique lilloise qui a ouvert le 31 mars dernier au musée Hospice Comtesse est un double bonheur pour les amateurs de photographies comme ceux d’histoire locale, au sens le plus large des termes. Double bonheur par la qualité de l’exposition en elle-même d’une part, et d’autre part car il s’agit de la reprise d’une exposition déjà montée fin 2020, mais que personne n’avait pu voir pour cause de pandémie. Il aurait été effectivement dommage de se priver d’un tel trésor.
© musée Hospice Comtesse / Ville de Lille
Un fonds exceptionnel
Jean Pasquero (1866-1951) et son fils René (1904-2005) ont été photographes à Lille durant toute la première partie du XXe siècle, entre 1907 et 1969 précisément. Propriétaires d’un véritable studio et travaillant pour un large spectre de clients, du particulier à de grandes entreprises ou institutions, les Pasquero ont été les témoins des profonds changements de la société française dans le nord. Sans que cela ait été volontaire, leur travail revêt aujourd’hui différentes valeurs, tant sur le plan technique et esthétique que sur l’intérêt historique et documentaire. Si une partie de leurs travaux avait déjà été exposée auparavant, l’exposition actuelle se veut monographique et dévoile tous les aspects d’une pratique photographique de grande qualité.
© musée de l'Hospice Comtesse / Ville de Lille
La première des singularités que l’exposition met bien en valeur est celle de l’exceptionnelle diversité du fonds archivistique et photographique, qui est parvenu jusqu’à nous dans une remarquable cohérence et intégrité. Lille et la région Nord ont été, c’est connu, un des centres d’exploration de la photographie en France, avec quelques figures clefs au milieu du XIXe siècle comme Blanquart-Evrard ou Le Blondel.
© musée de l'Hospice Comtesse / Ville de Lille
Avant 1914, on ne compte plus les clubs ou associations qui ont dans cette région popularisé la photographie, mais finalement très peu de fonds ou de documentation nous sont parvenus, et aucun ensemble d’archives n’arrive au niveau de celui des Pasquero. En effet, René Pasquero donna en 1972 au musée de l’Hospice Comtesse l’intégralité de son fonds d’atelier, archives papier, appareils et mobilier compris. À lui seul, le fonds photographique contient près de 20 000 tirages, plaques de verres, négatifs ou autochromes… C’est cet ensemble unique qu’il est proposé de découvrir, rare témoignage d’une vie professionnelle qui s’échappe régulièrement vers des sphères plus privées, voire poétiques.
Le portrait comme fonds de commerce
Devant la masse documentaire, il a fallu faire des choix drastiques tout en rendant justice à la palette étendue des travaux. L’exposition présente ainsi plusieurs sections thématisées nettement différenciées dans leurs contenus. La matière était là, abondante, étonnante parfois. Les portraits a priori ne surprennent pas d’emblée, tant ils évoquent ce que beaucoup d’entre nous connaissent encore: portraits familiaux de parents dont la généalogie nous échappe parfois, tenues guindées, chapeaux ou moustaches de rigueur, vivants ou défunts…
On y croise d’abord beaucoup de militaires en uniformes (Jean commença sa pratique aux armées, en amateur), mais aussi des sportifs torse-nu, des élégantes enchapeautées, des infirmières ou des lingères… Pour beaucoup aujourd’hui anonymes, quelques portraits sortent du lot, tels ces portraits d’expressions de l’acteur Maurice Mayen (ci-dessous) ou des fragiles autochromes d’avant 1914.
© Gilles Maury
Le commissariat n’a pas résisté à l’idée d’une évocation du studio ancien, qui pour une fois évite la reconstitution littérale ou artificielle et utilise le véritable mobilier présent sur les vues anciennes de l’atelier. On notera la présence de l’écran peint «continu» de 1907 servant d’arrière-plan pour les portraits, décoré d’une végétation luxuriante ou d’intérieur propret, qui figurent immanquablement sur les vieux clichés de nos aïeux. On baigne ainsi dans une authenticité touchante car la simplicité des moyens des Pasquero ne fait qu’accentuer leur talent. Néanmoins, la quantité d’appareils préservés sur les soixante années de pratique de l’atelier indique avec quel sérieux et esprit de modernité les Pasquero tenaient leur activité.
© Gilles Maury
Une focale élargie
À partir du portrait «fonds de commerce», les Pasquero ont vite élargi leur champ d’action vers d’autres commandes. Ainsi, la photographie d’architecture pour de célèbres agences locales rejoint parfois la photographie «commerciale» mettant en avant la modernité de certaines boutiques, banques, brasseries ou nouvelles enseignes automobiles. La vie moderne du début du XXe siècle reprend vie, parfois révélant la dimension plastique des choses ordinaires. Les Pasquero ont eu cette capacité de saisir régulièrement la beauté insolite des tuyauteries, des bâtiments utilitaires, comme les châteaux d’eau ci-dessous, avec une force du cadrage qui annonce assez nettement les tendances de la photographie documentaire internationale, qui fleurit durant l’entre-deux guerres pour s’épanouir après les années 1950.
© Gilles Maury
Des chantiers d’édifices, saisis avec le même soin que les bâtiments achevés, sont également présents dans les archives. La monumentalité reste un fil conducteur des images montrées sur les cimaises: cadrages serrés, perspectives accentuées, point de vue bas. L’univers des usines et des machines est saisi avec des qualités similaires, qui donnent aux citernes et aux pompes un caractère noble et fort. La récente rénovation des Grands Moulins de Paris à Marquette-lez-Lille trouve un écho bienvenu dans les vues de chantier et d’achèvement de cette immense structure. L’intérêt documentaire ici est tout aussi important que la qualité du travail photographique. Beaucoup des édifices présentés ont disparu, ou ont été modifiés, parfois profondément, et ces traces de leur état d’origine sont devenues précieuses.
Le regard des commissaires s’est également attardé sur un volet peu courant des commandes de cette époque. Les Pasquero ont en effet documenté des œuvres sociales de différentes institutions. Le portrait de la région lilloise gagne en humanité ce qu’il perd en monumentalité. Dans des intérieurs d’une très grande modestie se tient l’œuvre des Fourneaux économiques; on admire des crèches flambant neuves, on observe les phases d’occupation de l’asile de nuit de Lille, douches comprises. Toutes ces vues sont habitées, vécues et l’on est bien loin des portraits en atelier.
Une plastique Pasquero?
Plus étonnant peut-être, un soin esthétique particulier est accordé à des reportages pour des sociétés ou des métiers très spécifiques: bandages orthopédiques, décorations funéraires, équipement techniques dont pourtant on aurait pu douter de l’intérêt photogénique. Les Pasquero, en artisans discrets, consciencieux, ont fixé avec le même talent des lieux et des activités très contrastés. Cette non-exclusivité donne une force peu commune à leur travail.
En choisissant d’ailleurs un cliché pris pour la blanchisserie Sander vers 1936 comme couverture du beau catalogue, qui prolonge heureusement l’exposition, le commissariat et les éditions Invenit révèlent le caractère étrange de ces prises de vues qui auraient pu rester ordinaires, mais qui s’échappent vers le sublime. Ici, on rejoint les ombres fluides et inquiétantes de Léon Spilliaert, ou les énigmes vespérales du symbolisme belge.
© musée de l'Hospice Comtesse / Ville de Lille
Le point culminant de cette dimension plastique très actuelle reste les photographies dites d’expertises, justement et doublement mises en valeur par le commissariat. Ce qui aurait pu n’être qu’une anecdote devient, placé en toute fin de l’exposition, un secteur d’une étonnante modernité, renforcée par le choix d’encadrements contemporains sobres. Pris en 1935-37, ces clichés étaient destinés à l’origine à la société Apave pour documenter les pièces défectueuses de machines. Eléments brisés, non identifiables, posés sur fond neutre, ces éléments se transforment en énigmes, en possibilités interprétatives. Des objets à réaction poétique, tels que l’aurait défini Le Corbusier. Avec les Pasquero, la photographie documentaire peut faire œuvre.
© Gilles Maury
La scénographie enfin, élégante et simple, accompagne avec subtilité le visiteur dans un parcours fluide, aux couleurs subtiles sélectionnées dans les tons des autochromes. Tout au plus peut-on regretter que certaines photos n’aient pas fait l’objet d’agrandissement afin d’en saisir un peu mieux les nuances ou faciliter le regard, ceci dans le but de privilégier les seuls originaux. Souhaitons à Florence Raymond, la directrice nouvellement nommée du musée de l’Hospice Comtesse, de poursuivre l’œuvre de ses prédécesseurs dans une veine aussi qualitative.