Les Pays-Bas français n’existent plus
Les Annales Les Pays-Bas Français ont cessé de paraître. De son premier numéro en 1976 jusqu’à son dernier en 2018, cette revue créée par Jozef Deleu a été une publication de grande qualité, qui en quelque 250 pages traitait en néerlandais et en français de la région du nord de la France et de ses relations avec la Flandre belge et les Pays-Bas. L’institution culturelle « Ons Erfdeel vzw », éditeur des Annales, publiera désormais les articles à ces sujets sur ses sites web www.les-plats-pays.com
et www.de-lage-landen.com.
Ce texte n’est pas une oraison funèbre pour le disparu, mais la rédaction de Ons Erfdeel m’a demandé de donner un aperçu des évolutions que le nord de la France a connues pendant ces mêmes quarante ans, et de témoigner du regard que portent ses habitants sur la Flandre belge et plus largement la néerlandophonie, et réciproquement.
Avant de m’y engager, je précise que le terme un peu inhabituel, mais de points de vue historique et géographique tout à fait justifié, de Pays-Bas français renvoie grosso modo à ce qu’on connaît — ou connaissait — comme le Nord-Pas de Calais: quatre millions d’habitants dans une région qui ressemble beaucoup à la Belgique. Car avec la Wallonie elle partage l’ancien Bassin Minier, avec la Flandre belge un réseau de villes dans une campagne intensément travaillée, et avec l’actuel Bénélux quelques siècles d’histoire néerlandaise. Par souci de clarté, j’utiliserai également les termes Nord de la France et nordistes pour nommer cette région et ses habitants.
Au sein des Pays-Bas français se trouve la Flandre française, un terme qui renvoie selon le cas à une histoire et un héritage linguistiques (la Flandre flamingante) ou à l’ancien comté (qui comprenait aussi la Flandre romane ou wallonne, avec Lille et Douai).
L’auteur de ces lignes est un français issu de l’immigration. Je suis né en 1953 à Merksem, qui est un faubourg d’Anvers, ville où j’ai également grandi. Je vis et travaille depuis 1983 en France et depuis 1989 à Roubaix et ensuite Lille, où en 2007 j’ai acquis la nationalité française. Mes trente années dans le Nord sont donc un peu courtes pour témoigner d’une évolution sur quarante ans — je me souviens parfaitement à quoi ressemblait la région que je découvris en 1989 — mais j’ai aussi quelques repères plus anciens : deux visites touristiques antérieures, un très beau livre de Jozef Deleu, et quelques autres documents.
Noir
Le noir a longtemps été la couleur que j’associais au Nord de la France: la fumée noire de Dunkerque qu’on apercevait à Nieuport, et une grande tache noire juste au-delà de la frontière sur la carte Michelin numéro 2, Ostende-Bruxelles. Lille et Roubaix, et peut-être Tourcoing, devait y être marqué. Quelque-part au début des années 70, mon père et ma mère ont amené deux ou trois de leurs nombreux enfants, dont moi, pour une excursion en Flandre française. Puis-je vous décrire notre étonnement, notre déception quand nous découvrîmes à quoi ressemblait Lille ?
© Paul van den Abeele
Comme il convient à d’honnêtes flamands, nous cherchions dans cette ville flamande l’hôtel de ville, la grand’place et la cathédrale. Nous vîmes un beffroi en béton dans un quartier neuf, une place indéfinissable remplie de voitures et d’autobus, et une église néogothique inachevée, dont la façade principale était couverte de planches et de tôles rouillées. La ville était grise, presque noire, mais à cette époque toutes les villes étaient ainsi. Et nous n’entendîmes ni vîmes du flamand. Sans tarder, nous nous sommes enfuis vers Cassel, où du haut du mont (176 mètres) nous avons admiré le plat pays flamand, et sur la grand’place avons bu une limonade ou un café, dont l’addition a effrayé mon père: c’étaient des anciens francs. Quelques années plus tard, en 1975, c’est en routard que je suis passé par Lille. À cette occasion, j’ai eu le temps de mieux découvrir ce qui précédemment m’avait échappé : la Vieille Bourse — magnifique, même sous la suie —, le tramway sur le Grand Boulevard vers Roubaix et Tourcoing, et la citadelle de Vauban. Puis-je me fier à mes souvenirs ? Ils me disent qu’en 1975 il y avait sur la rue Nationale
un estaminet appelé Le Lion des Flandres, d’ailleurs tout-à-fait en style “flamand”. Vers 1990 cet établissement s’appelait Manhattan — et avait perdu son aspect flamand — et plus tard même Tokyo, une évolution qui témoigne du regard de la ville sur elle-même, entre province et monde. Le célèbre Grand Boulevard mis à part, qui en 2019 est toujours aussi désordonné que jadis, la plupart des lieux que j’ai vus en 1975 ou 1989 sont aujourd’hui bien requalifiés.
Frans-Vlaanderen, le livre écrit par Jozef Deleu avec des photos de Paul van den Abeele (Lannoo, 1972) est un très bel album, mais il fait mal. D’expérience, je sais que je ne dois pas trop montrer ces photos à mes amis français. À moi aussi, elles font mal. Elles sont faites avec beaucoup d’amour, mais c’est le genre d’amour qu’on ressent pour un frère qui revient mutilé de la guerre, ou qui dans les mines ou les usines a abîmé son dos et ses poumons. Posez ces photos à coté de celles, très colorées, qu’on voit dans les beaux livres ou les brochures promotionnelles qui vantent Lille ou le Nord, et vous verrez ce que les français sont supposés préférer. La réalité doit être entre ces extrêmes, ou un mélange des deux.
Les photos de Van den Abeele ne sont pas un phénomène isolé. C’est un regard particulier que les flamands de Belgique jettent sur le nord de la France. Parfois c’est l’horreur, parfois l’admiration, mais très souvent c’est la nostalgie qu’ils y cherchent. Dans ce Nord, dans la Flandre française, ces flamands aiment voir un pays où le temps s’est arrêté. Ils veulent y ressentir comment leur propre Flandre doit avoir été avant d’être bouleversée par la modernité avec ses larges rues, ses lotissements et ses entrepots commerciaux. Il va sans dire que cette image là ne plaît pas aux français. Elle existe d’ailleurs de moins en moins. Beaucoup de ce qui faisait le charme de cette vieille Flandre a été rénové avec vigueur, ou simplement détruit. Le Nord aussi devient moderne.
Euphorie
Contemporain de Frans-Vlaanderen
mais tout autre est Aménagement d’une région urbaine. Aux alentours de 1971, OREAM-Nord, un groupe d’étude sous l’autorité du Préfet a publié sur ordre du Ministère chargé du plan et de l’aménagement ce document ambitieux de 413 pages. Du premier chapitre au dernier, OREAM-Nord soulignait la spécificité de la région Nord dans le contexte français, et sa similitude et complémentarité avec la Belgique — avec la Flandre et la Wallonie: “un profil urbain unique en France” et “une frontière artificielle, résultat du hasard des armes et des traités”. Tout l’ouvrage était un plaidoyer pour donner forme à cette région partant de ses spécificités. Le Nord
devenait un laboratoire de politique régionale. L’année suivante, un pas important fut fait par la création de la région Nord-Pas de Calais comme une des vingt-deux nouvelles régions françaises, alors encore des structures de concertation entre les autorités nationales et les politiques locaux, placées sous la présidence des Préfets. En 1982, quand Pierre Mauroy, maire socialiste de Lille était Premier ministre, les lois de décentralisation ont transformé ces embryons de régions en collectivités territoriales de plein exercice, avec un conseil élu au suffrage direct et des compétences propres.
Quand en 1989 je suis allé vivre et travailler à Lille, il y régnait une ambiance enthousiaste. Non pas à cause de moi — c’était l’enthousiasme qui m’avait attiré. Tout semblait possible. Les frontières intérieures de l’Europe allaient s’ouvrir en 1993, on construisait un tunnel vers l’Angleterre, un TGV nord-européen et un réseau routier. Fin 1989 disparut la frontière qui avait divisé l’Europe depuis la Guerre, et en 1992 la décision fut prise de créer une monnaie commune. C’est dans ce contexte euphorique que des grands projets urbains furent menés et des initiatives de coopération transfrontalière lancées. Plus qu’ailleurs, beaucoup plus qu’ailleurs me semble-t-il, l’espoir était grand à Lille et dans le Nord de la France que le long déclin allait s’arrêter et que le processus de régénération, qui ressemblait souvent à un travail de Sisyphe, allait enfin réussir. Tout le monde, partout dans la région, était unanime et agissait de concert, public et privé. Pierre Mauroy, déjà nommé, a beaucoup fait pour cette réussite.
© Jeroen Stam
Élitisme pour tous
“L’objectif de développement culturel n’est ni un luxe, ni le résidu du développement économique, ni le stade ultime de la justice sociale” peut-on lire dans le premier Plan régional, en 1976. Les transformations du territoire régional, devenues visibles à la fin des années 80, avaient en effet été engagées dès ces années 70 — et allaient se poursuivre longtemps après. Des choix nouveaux et particulièrement osés avaient été faits, avec des termes et des ambitions qui devaient sonner comme des jurons dans le temple de l’industrie qu’était le Nord: culture!! Mais aussi paysage et nature, tourisme, enseignement universitaire et recherche scientifique, relations internationales et — ce qui peut sembler plus banal, mais ne l’est point par son ampleur et son impact — accessibilité régionale et internationale par le train: TER, TGV et TERGV.
© Jeroen Stam
Un réseau dense de musées, de centres culturels et de compagnies artistiques fut créé — on a failli en venir aux mains pour obtenir l’installation des plans-reliefs au Palais des Beaux-Arts à Lille —, Lille et sa région ont été Capitale européenne de la culture en 2004, le Louvre-Lens a ouvert en 2012, et en cette même année le Bassin Minier a été reconnu par l’UNESCO comme patrimoine de l’humanité. Entretemps, trois grands parcs naturels régionaux ont été créés, et les immenses sites miniers et industriels nettoyés et valorisés pour accueillir de nouvelles activités, des entreprises, des loisirs ou de la nature. Maints sites furent d’ailleurs restaurés pour leur valeur historique, touristique ou éducative. Un tissu d’universités fut tramé sur toutes les villes de la région, et pour les secteurs d’activités, nouveaux ou anciens mais tous innovants, des pôles de compétitivité furent créés, dont le plus connu doit être EuraTechnologies
dans l’écoquartier des Rives de la Haute Deûle à Lille. Pour favoriser la transition énergétique, une Troisième révolution industrielle est engagée.
Tout cela — et bien d’autres choses — a agi comme une thérapie de choc. Avec un filet de sécurité social, faut-il préciser, et des mesures d’accompagnement dans les domaines de la formation, du logement, de la mobilité, etc., la région et ses habitants ont été projetés dans un monde nouveau par la culture, la nature, le tourisme, l’enseignement universitaire, les nouvelles économies et l’accessibilité internationale. La révolution industrielle, avec ses mines et ses usines, avait été brutale elle aussi. Cette transformation volontaire témoigne de la foi dans la modernité et de la recherche permanente de consensus — la ville et la campagne, le temple et l’église, le beffroi et l’usine — ce qui caractérise souvent la vie politique et sociale du Nord de la France. Elle témoigne aussi de paternalisme, avec des figures dominantes qui décident ensemble ce qu’il faut pour les gens. L’élitisme pour tous, je dirais a posteriori.
Promesses non tenues
Mais il y a des trous, de sérieux trous dans ce succès. Certains chiffres demeurent mauvais. Le Nord de la France est parmi les régions les plus pauvres du pays. Bon an mal an, si je peux dire, le taux de chômage (actuellement 10,7%) est toujours deux points plus élevé que la moyenne française. La forte croissance naturelle de la population (0,54% par an) est presque entièrement absorbée par le déficit migratoire (moins 0,44%), avec comme résultat qu’en quarante ans la population régionale n’a crû que de 4%, contre 22% au niveau national. Sur cette même période, la part d’adultes ayant bénéficié d’études supérieures a certes été multipliée par six (24% contre 4%), mais c’est une tendance (inter)nationale, et bien moins qu’en Île-de- France (40%) ou dans le Midi (30%). Surtout, les dépenses de recherche et de développement restent faibles, avec 0,7% du PIB régional, soit trois fois moins que la moyenne nationale. La tertiarisation de l’économie a produit 450.000 nouveaux emplois, bien plus que les 250.000 que l’industrie et l’agriculture ont perdu entretemps, mais cette tertiarisation est peu ouverte à l’international (seulement 5% de présence étrangère), et masque la désindustrilisation de ce qui était jadis l’usine de la France. Avec seulement 14% de l’emploi dans l’industrie, le Nord-Pas de Calais est désormais moins industriel que l’Auvergne ou la Bretagne.
Plusieurs promesses n’ont pas été tenues. Le lien avec l’Angleterre n’a pas apporté ce qui en était attendu — même sans Brexit c’est un gâchis — et les frontières intérieures de l’Europe se sont avérées très tenaces — quand sous le prétexte de terrorisme et de migrations elles n’ont pas été renforcées. Et — mais est-ce une conséquence ou plutôt la cause de la situation globale ? — certains quartiers ou même villes, et leurs habitants, sont restés à l’écart des progrès que la région a connus dans les domaines social, économique et culturel.
Au 1er janvier 2016, la région Nord-Pas de Calais a été supprimée. Ensemble avec sa voisine picarde elle a été fondue dans un ensemble plus vaste qui s’étend jusqu’aux portes de l’agglomération de Paris. Quelques mois plus tard, cette nouvelle entité allait recevoir le nom de Hauts-de-France, pied de nez à la géographie. Il n’est pas rare qu’un politique qui ne réussit pas à obtenir les résultats escomptés recourt à des réformes institutionnelles. Ainsi François Hollande. Il redistribua quelques compétences, faillit supprimer les départements, et décida de réduire le nombre de régions de la France européenne (métropolitaine, comme on dit) de vingt-deux à treize. L’éternel débat institutionnel français valorise volontiers la puissance des Länder allemands, mais une fusion de régions françaises confond force et embonpoint. Imposé d’en haut, et non pas sollicité ni même admis d’en bas, un tel mariage forcé constitue une forme bien particulière de décentralisation politique. Un concours de circonstances (de fortes pertes pour la Gauche — l’effet Hollande —, de très “bons” chiffres pour l’extrême droite du Front National, et un système électoral en deux tours qui attribue la majorité absolue au vainqueur relatif, ce qui amena la Gauche à se saboter) amena dans cette nouvelle région une majorité également nouvelle (mais non sans expérience nationale ou locale) de la Droite républicaine.
La grande région des Hauts-de-France est fort pratique pour réaliser le canal Seine-Nord, très attendu en Belgique, ou pour mener des politiques pour les zones littorales ou les villes moyennes et petites, et le nouveau président régional Xavier Bertrand aime se voir en pragmatique. Mais alors qu’il y a quarante ans la jeune région du Nord-Pas de Calais pouvait s’appuyer sur un réseau d’acteurs, une histoire commune et une ambition partagée — le scénario était écrit quand l’institution fut mise en place — la nouvelle équipe de la nouvelle région se trouve devant une feuille blanche avec des acteurs qui ne se connaissent pas et des institutions qui attendent d’être réformées. Dix ans après que les nordistes, avec les Ch’tis, aient retrouvé leur assurance — existe-t-il plus grande fierté que la capacité de se moquer de soi sous le regard des autres ? — leur région fut supprimée. Même l’INSEE (institut national de la statistique et des études économiques) et les journaux français ont oublié qu’elle existe. Aucune carte, aucun chiffre, aucun titre ou tableau ne la mentionne. Seule La Voix du Nord la connaît encore. Les
Pays-Bas Français, ont-ils cessé d’exister ?
Distant
Ons Erfdeel m’a également demandé comment le regard des nordistes sur la Flandre, et plus largement sur le territoire néerlandophone, a évolué pendant ces quatre décennies. En quoi je réponds d’entrée que pour ces français, la distinction entre la Flandre et la Belgique n’est pas toujours très claire, et que les Pays-Bas, tout en étant très proches, sont en quelque sorte la Scandinavie. C’est peut-être pourquoi ils parlent plus volontiers le français à Bruges et une sorte d’anglais à Amsterdam.
Les relations
transfrontalières sont vraisemblablement devenues plus distantes. Le souvenir des migrations et du parler flamand qu’on entendait des fois n’est plus qu’une lointaine légende dont se rappellent les familles, et par la réduction et ensuite l’inversion des flux de travailleurs frontaliers, désormais de la France vers la Belgique, il y a moins de collègues belges dans les entreprises du Nord. Quant aux ouvriers qui de France partent travailler en Belgique, on les voit surtout à Mouscron la wallonne, ou dans des équipes de nuit uniformément francophones. Les migrations intérieures à la France, bien plus fortes qu’en Belgique, et le développement des études supérieures et des emplois d’encadrement n’ont pas non plus favorisé la connaissance concrète de la Flandre ou de la Belgique toute proche. Le voisin est devenu plus étranger qu’il ne l’était.
Le regard s’est sans doute élargi, mais la connaissance pas pour autant approfondie. Les pratiques transfrontalières sont surtout dominicales: le tourisme, les loisirs, les commerces et la culture. Dans toute sa proximité, la Flandre est un pays exotique, qu’on peut boire et manger, voir et vivre. Les relations sont plus corporelles que spirituelles. Alors que dans les librairies on trouve de très rares bouquins traduits du néerlandais, les centres culturels et les musées se remplissent aisément pour le théâtre, la danse ou les arts plastiques venus de Flandre. De même, c’est avec intérêt qu’on regarde son architecture, son design, ses rénovations urbaines et à l’occasion sa protection de la nature. Le pays attire, à condition de rester différent, et plutôt mal connu. Tel est le lot d’un pays exotique: on préfère ne pas trop savoir comment il va et ce qui intéresse vraiment ses habitants. Peut-être cette attitude distanciée, pas uniquement à l’égard de la Flandre voisine mais aussi de tout pays étranger, explique-t-elle pourquoi l’action de modernisation a rencontré ses limites. Qui compare les documents politiques du nord de la France et ceux de la Flandre ne peut que constater de nombreuses occasions ratées. Des initiatives comme les Pays-Bas Français
sont sans doute plus nécessaires que jamais. Et, pour les porter, de fortes épaules de part et d’autre de la frontière aussi.