Les paysages d’Albert Baertsoen respirent la mélancolie
Internationalement acclamé au début du siècle, il disparaîtra ensuite dans la brume. Cent ans après sa mort, le musée des Beaux-Arts de Gand nous plonge à nouveau dans l’œuvre sensible et atmosphérique d’Albert Baertsoen.
«Un enfant du dimanche»: voilà comment l’écrivain flamand Pol de Mont qualifie son ami Albert Baertsoen (1866-1922) dans un article. Baertsoen grandit dans le milieu des riches fabricants de textiles gantois, ce qui lui permet de développer très tôt son talent précoce. L’artiste chaleureux mais parfois tourmenté n’apprécie pas trop la description de son ami. Le fait qu’il n’ait pas de soucis financiers ne signifie pas que tout se fasse tout seul. Malgré le succès précoce, Baertsoen manque d’assurance dans son travail et est exigeant envers lui-même.
© archives de la famille Baertsoen, via MSK
Son mariage en 1890 avec Berthe Delstanche, fille d’un marchand de textiles bruxellois, ne lui apporte pas non plus la tranquillité d’esprit qu’il recherche. Le couple divorcera en 1901, alors que leur fils Jean n’a que cinq ans.
Cette relation difficile inspirera à Cyriel Buysse le roman Daarna, qui met en scène le jeune mais déjà célèbre peintre Alfred Melville, fils d’un riche industriel. Le mariage de Melville avec une mondaine qui ne s’intéresse pas à l’art fait long feu. Parmi les amis du personnage, on reconnaît le peintre luministe Emile Claus et l’écrivain bruxellois Camille Lemonnier. Tous deux étaient très proches de Baertsoen.
Les premières années
Rien de tout cela encore lorsque le jeune Albert Baertsoen suit des cours privés avec Gustave Den Duyts et Jean Delvin. Sa formation artistique est approuvée par ses parents libéraux et amateurs d’art. C’est ce qui ressort d’une photo d’Albert, âgé d’environ 11 ans, posant devant un chevalet. Baertsoen fait ses débuts en 1882, à l’âge de 16 ans, au Salon triennal d’Anvers. Attiré par la peinture en plein air, il recherche la nature et les rives de l’Escaut dans la région de Termonde.
Au départ, son style est clairement influencé par les artistes de l’école de Termonde qu’il fréquente, notamment Jacques Rosseels et Isidore Meyers. Cette influence transparaît non seulement dans le choix des scènes de ferme et de village, mais aussi dans le coup de pinceau quelque peu floconneux et la lumière tempérée qui baigne ses toiles.
En 1885 et 1886, Baertsoen participe au Salon de Bruxelles de l’association artistique L’Essor, et la presse l’encense. Sa toile Coin de village, l’une de ses huit soumissions en 1886, se retrouve même dans la collection royale. Non pas parce que Léopold II l’aurait choisie, mais parce que le roi l’a remportée à la tombola de l’exposition.
© Collection privée
Vers 1887, le coup de pinceau de l’artiste se libère. Le rendu du trait tend vers l’impressionnisme, sans que le ton mélancolique ne disparaisse pour autant. C’est le cas d’Une briqueterie, midi, été qui attire l’attention au salon de L’Essor en 1888. Bien que le groupe ait perdu son image progressiste suite au départ de plusieurs artistes vers Les XX, L’Essor demeure une référence dans le monde de l’art.
Dans les années qui suivent, Baertsoen s’engagera lui-même dans de nombreuses associations d’artistes, en Belgique comme à l’étranger, et luttera contre la mentalité conservatrice. Les tentatives qu’il fait vers 1891 pour rendre le Cercle artistique et littéraire gantois plus contemporain et plus ouvert jouissent du soutien de Claus.
Le peintre de l’eau
La nouvelle exposition au musée des Beaux-Arts de Gand (MSK Gent) montre clairement que «le peintre de Gand», titre honorifique que lui valent ses paysages urbains atypiques, est en réalité un peintre de l’eau.
© Charles De Wilde, Industriemuseum
Sa fascination pour l’eau ne se manifeste pas seulement dans ses premières marines grises, pour lesquelles la villa familiale d’Ostende lui sert de port d’attache, ou dans les vues de l’Escaut, pour lesquelles il descend le fleuve sur le yacht de son père. En effet, même dans la plupart des tableaux présentant des paysages urbains à Gand, Bruges, Dixmude, Londres, Middelbourg ou Amsterdam, ce sont les canaux, les berges, les quais et les bateaux qui définissent la composition.
Baertsoen vit lui-même au bord de l’eau. Les fenêtres de son atelier donnent sur le confluent de la Coupure et d’un bras de la Lys. En 1897, il aménage le Fafner, une luxueuse péniche qu’il a fait construire. Il passe les étés à son bord en Zélande où il peint dans une palette vive des façades se reflétant dans l’eau à Veere, à Middelbourg et à Flessingue. Il manque à ces tableaux la mélancolie qui fait la particularité de son œuvre.
© Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique
À l’époque, son nom est déjà bien établi dans le monde de l’art européen. L’œuvre qui lui permettra de percer définitivement dans son propre pays est la magistrale et immense toile Au Bas-Escaut. Derniers rayons, pêcheurs amarrés de 1888. Baertsoen capte le moment où le crépuscule descend sur l’Escaut. Dans la lumière filtrée du soir, le regard est attiré vers l’horizon élevé de l’estuaire scaldien. Au premier plan, quelques pêcheurs sont assis dans leurs chaloupes, tête penchée, tels des ombres anonymes. La nostalgie du peintre vous envahit. Le jury du Salon d’Anvers de 1888 récompensera cette œuvre d’une médaille d’or.
Un motif élaboré
L’horizon élevé devient un élément typique des compositions de Baertsoen. Il est rare également de voir des personnages dans ses œuvres, et s’ils y apparaissent, il les réduit à des ombres. Mais comme les traces de l’activité humaine restent visibles, ses tableaux ne deviennent jamais des images pittoresques. En choisissant son point de vue, le peintre laisse les éléments charmants hors champ. Il met en avant le banal, comme un long mur blanc ou un fossé qui dirige le regard dans la composition.
Des plans d’eau aux horizons élevés, des quais aux bateaux amarrés, de la neige fondante dans des quartiers ouvriers et la lumière intime du soir... tels sont les ingrédients de sa poésie nostalgique
Il commence toujours par une esquisse afin de saisir une impression. À mesure qu’il s’approprie le motif, par le biais d’eaux-fortes ou d’études à l’huile, l’importance du lieu spécifique diminue tandis qu’augmente le sentiment qu’il y attache. Le résultat est une composition élaborée, brossée de manière onctueuse, sans perdre le sentiment figé de l’impression momentanée.
© collection privée
Les critiques d’art associent cette émotion figée au symbolisme des auteurs flamands Rodenbach et Maeterlinck. Léonce Bénédice, directeur du musée du Luxembourg – le futur Musée d’Orsay – admire lui aussi Baertsoen. Une admiration qui conduit à l’acquisition de Vieux canal en Flandre en 1894. Dans l’édition française du magazine d’art londonien The Studio, Gabriel Mourey qualifie Baertsoen de «peintre paysagiste du sentiment».
Neige
Après le tournant du siècle, Baertsoen introduit le dégel et la fonte des neiges dans son œuvre. Dans sa ville natale, il peint en 1911 Le Luizengevecht sous la neige, une vue hivernale d’un quartier ouvrier aujourd’hui disparu. La toile est acquise par la ville de Liège, au grand dam du journal socialiste Vooruit: «Une toile qui sera payée 6 000 francs, sombre, sale, sinistre et morte, et sur laquelle aucun homme au monde ne peut décerner de l’art.»
© collection privée
C’est bien peu lui faire honneur, mais l’indifférence que Baertsoen ressent à l’égard de la population ouvrière appauvrie n’est sans doute pas étrangère à cette critique. Même lorsque le peintre vit à Liège avec sa seconde épouse, Claire Neujean, de 1906 à 1908, et brosse son Pays d’industrie sous la neige, Liège, il n’évoque pas les graves accidents de travail. Pas un mot non plus sur la grande et longue grève qui s’y était déroulée deux ans auparavant.
Comme toujours, il applique l’approche familière et généralisatrice dans laquelle l’aspect topographique passe au second plan, créant un prototype de paysage industriel. Une autre toile de cette période, celle montrant les toits enneigés de Gand, rappelle une œuvre d’Ensor, que Baertsoen a côtoyé dans ses jeunes années.
La Grande Guerre
Lorsque éclate la Grande Guerre, Baertsoen se réfugie à Londres où il travaille dans l’atelier de John Singer Sargent tandis que sa femme reste avec sa famille à Liège. Il dépeint les ponts et les quais de la Tamise selon une perspective basse, originale. L’accent est mis sur les éléments d’appui, et l’horizon élevé renforce la verticalité. Peut-on y voir l’influence des estampes japonaises qui ornent les murs du domicile du peintre?
© collection privée
À la fin de la guerre, Baertsoen se sent malade. Après la guerre, Emile Claus et lui refusent d’abord d’exposer, mais en 1919, ils finissent par présenter leur travail dans la célèbre galerie parisienne Georges Petit. Une rétrospective suivra à Bruxelles.
Vers la même époque, une révolution se produit dans le monde de l’art: les écrivains symbolistes et les peintres intimistes sont soudain passés à la trappe. En Europe, des formes d’expression plus directes sont mises en avant sous l’influence probablement des horreurs de la guerre. À Paris, Guillaume Apollinaire est l’un des défenseurs de la nouvelle avant-garde.
Quelle amère ironie: Baertsoen, lui qui s’est toujours battu pour donner des chances aux innovateurs, est considéré comme démodé à la fin de sa vie
L’Armony Show à New York en 1913 était un signe avant-coureur de cette évolution puisque déjà, aucun membre de la Société Nouvelle n’y était représenté. Progressivement, ces artistes disparaissent aussi des rétrospectives. Quelle amère ironie: Baertsoen, lui qui s’est toujours battu pour donner des chances aux innovateurs, est considéré comme démodé à la fin de sa vie. Il meurt avant le début de l’été 1922.
En 1972, le MSK Gent le tire pour la première fois de l’oubli. Aujourd’hui, il le fait de manière plus approfondie et accompagne l’exposition d’une publication scientifique, fruit d’un travail intensif effectué ces dernières années en collaboration avec l’université de Gand. Ou comment une voix finit par être donnée au peintre du silence.