Les projets théâtraux bilingues français-néerlandais
Bruxelles, 1997. Les comédiens flamands du collectif théâtral Dito’Dito tendent la main à leurs collègues francophones de Transquinquennal. De leur collaboration naît le spectacle Ah oui ça alors là / Ja ja maar nee nee, que certains qualifient de légendaire. À partir de cette expérience, Brigitte Neervoort, membre du collectif Transquinquennal, s’intéresse aux collaborations bicommunautaires entre compagnies théâtrales, et plus particulièrement aux questions linguistiques qui traversent et soutiennent de telles initiatives.
Corinne Berdela – Dans le contexte linguistique belge qu’on connaît bien, cette rencontre, ça a quel sens?
Ludo Mijvaert – C’est à vous de me le dire
Corinne Berdela – Votre texte a-t-il un arrière-plan communautaire?
Ludo Mijvaert
– Non, pas du tout.
Dans Quintessence (2021), pièce radiophonique que Bernard Breuse de Transquinquennal a distillée du roman éponyme de Philippe Blasband, une journaliste du Crépuscule s’entretient avec Ludo Mijvaert, l’auteur de la pièce Allez ja. En lisant le roman, qui retrace la genèse d’une compagnie de théâtre dans le Bruxelles des années 1990, le lecteur peut se prêter au jeu de la découverte des vrais noms que Blasband a altérés pour rendre son récit fictif. Ludo Mijvaert est Rudi Bekaert, qui parle de sa pièce Ah oui ça alors là jouée par Transquinquennal et Dito’Dito.
Après sa première au théâtre Kaaistudio’s à Bruxelles en 1997, cette pièce sera jouée une centaine de fois en Belgique, en France, aux Pays-Bas et en Allemagne, pendant plus de cinq ans.
H. Sorgeloos
Au départ, les collectifs s’étaient rencontrés au Beursschouwburg, le théâtre flamand qui stimulait les rencontres entre jeunes artistes autour du thème de la ville. Par ailleurs, ils s’y partageaient l’affiche du premier KunstenFestivalDesArts en 1994. Après une beuverie mémorable, la collaboration entre Transquinquennal et Dito’Dito semblait inéluctable.
Le sens de la rencontre
Mieke Verdin de Dito’Dito se souvient: «La montée électorale de l’extrême droite en 1991 nous a incités à changer de cap. Continuer à faire du théâtre pour les Flamands uniquement ne nous semblait plus pertinent. Nous désirions que la scène reflète la société, en termes d’origines et de langues, et que nos spectacles soient accessibles à tous les Bruxellois. Et pour ce faire, nous avons décidé de collaborer avec des artistes issus du monde arabe et avec des collègues francophones».
Pour Stéphane Olivier de Transquinquennal, le sens de la rencontre était, précisément, la rencontre elle-même. «Nous avons réalisé combien nos démarches étaient proches. Bruxelles était au cœur de nos préoccupations. Nous étions attachés aux textes d’auteurs contemporains, vivants et belges si possible. Nous essayions d’aborder des thématiques sérieuses avec humour. Nous voulions travailler sans metteur en scène, persuadés que le collectif valait plus que la somme de ses parties. En paraphrasant Godard : nous ne faisions pas du théâtre politique, nous faisions politiquement du théâtre.»
Le succès de Ah oui ça alors là
s’explique par tous ces intérêts communs. Il y avait le sujet hic et nunc: la vie des habitants d’un immeuble social. Puis, il y avait la forme, huit acteurs en smoking noir, portant des pancartes avec les noms des personnages autour du cou, et une pièce vitrée où ils attendaient entre les scènes. Tout cela paraissait plus rafraîchissant que le répertoire franco-français qui était servi plus ou moins tièdement par la plupart des théâtres, qui avaient le regard tourné exclusivement vers Paris, avec le complexe d’infériorité inhérent à leurs programmations.
Les 104 langues qui se parlent à Bruxelles rendent l’opposition flamand-francophone obsolète.
Dito’Dito et Transquinquennal
ont continué à collaborer fréquemment les années suivantes: 100 Ways to Disappear and Live Free
(1999), Enfin bref (2000), Vous dites
(2000), Les B@lges (2002), jusqu’à ce que Dito’Dito intègre l’équipe du Théâtre royal flamand et qu’une collaboration avec le dramaturge japonais Ozira Hirata vienne clôturer la série: Dans les bois (2008).
Ensuite, Transquinquennal
s’est associé à Tristero, cet autre collectif bruxellois dont les premières expérimentations avec les formes et les langues dataient des années 1990 au Beursschouwburg. Ensemble, ils créent Coalition
(2009), L’Un d’entre nous (2011), La Estupidez (2012) et We Want More (2015).
Tristero fut également impliqué dans l’une des initiatives les plus remarquables de ces dernières années en termes de théâtre bilingue: BXL WILD. À son actif: Backstage (2020) et Les arbres nus ne bruissent pas (2021).
Et la langue dans tout ça?
Sans prétendre à l’exhaustivité, intéressons-nous aux enjeux et atouts de projets bilingues français-néerlandais, à partir des expériences des collectifs Transquinquennal, Dito’Dito, Tristero
et BXL WILD.
Si la question linguistique est secondaire dans ces collaborations, elle fait nécessairement l’objet de discussions lors des répétitions. Il existe trois façons de faire du théâtre bilingue: jouer dans une langue et ajouter des surtitres dans l’autre, mélanger les deux langues sur scène ou créer deux versions d’une même pièce. Le choix en faveur de l’une ou l’autre forme s’inscrit dans une réflexion dramaturgique plus large, laquelle prend également en compte les publics visés.
Dans Ah oui ça alors là de Transquinquennal et Dito’Dito, les personnages se croisaient dans un hall d’entrée; y entendre un mélange de langues paraissait d’emblée naturel. Mieke Verdin: «La création se faisait au Kaaitheater à Bruxelles, on partait de l’idée que tout le monde était assez bilingue pour suivre l’intrigue, mais qu’en était-il si on jouait en dehors de Bruxelles?» Pour les tournées, il fut décidé de faire varier le nombre de répliques dans l’autre langue en fonction des connaissances linguistiques présumées du public. À Amsterdam, le spectacle Ja ja maar nee nee, bien que comportant des parties en français, a ainsi été essentiellement joué en néerlandais. À Paris, le spectacle fut intitulé Ah oui ça alors là et joué essentiellement en français. Le surtitrage venait de faire son entrée au théâtre et assurait une compréhension par tous.
Pour Peter Vandenbempt, fondateur de Tristero, un autre élément est décisif dans le choix des langues parlées. Un texte dont la force provient d’une répétition de mots et de jeux de mots intraduisibles se joue de préférence dans une seule langue. C’est le choix qui s’est opéré tout naturellement dans L’un d’entre nous, ou plus récemment dans Desperado, que Tristero a créé avec le collectif francophone Énervé.
© H. Halek
La création du collectif BXL WILD a été motivée par cette volonté de mélanger les deux langues sur scène et dans la salle. Les comédiens parlent comme dans la vie réelle : uniquement en néerlandais entre néerlandophones, uniquement en français à des unilingues francophones, et mélangeant les langues en parlant à d’autres bilingues ou en groupe. C’est précisément en fonction de leur potentiel linguistique que les pièces sont choisies. Ina Geert: «Backstage a été écrit pour une distribution flamande et néerlandaise, il y avait déjà deux «langues» qui se mélangeaient, il fallait juste l’adapter pour inclure le français.» Les personnages sont des figurants dans les coulisses d’un théâtre; ici encore, les variations linguistiques se font naturellement.
Un costume invisible qui libère l’acteur
Le français étant la lingua franca de la ville où il habite et travaille depuis toujours, Peter Vandenbempt joue souvent dans cette langue qui n’est pas sa langue maternelle: «Évidemment, je me sens moins à l’aise quand quelque chose dérape sur scène et qu’il faut improviser, mais je vois également des avantages. Par peur d’échouer, je m’applique davantage. Cela crée de la distance, comme un costume invisible que j’enfile, qui me rend automatiquement moins enclin à «jouer», donc plus à mieux jouer. Paradoxalement, jouer en français me fait me sentir plus libre».
Stéphane Olivier: «J’ai commencé ma carrière d’acteur dans Ja ja maar nee nee en jouant dans une langue que je n’avais jamais réussi à apprendre. Brecht par l’expérience, la distanciation ontologique d’un jeu où la langue et le corps discutent côte à côte, mais ne s’incarnent jamais. Et ça m’a libéré.»
Dans la salle de répétition, le foisonnement d’idées est plus riche quand chacun arrive avec son propre bagage culturel, avec ses références intellectuelles et populaires complémentaires. C’est surtout rafraîchissant dans des projets d’écriture de plateau. Les équipes se permettent plus de liberté qu’en partant d’une pièce, au point d’arriver parfois à des formes performatives où le texte devient secondaire. C’était le cas de Coalition de Tristero et Transquinquennal, où le texte a été refoulé sur les panneaux de surtitrage, libérant les acteurs pour qu’ils puissent se livrer à un jeu presque uniquement physique.
Vivre et laisser vivre?
La louange du multilinguisme n’a jamais fait l’unanimité partout. Les Transquins se sont à ce titre fait traiter de sous-marins flamands dans les coulisses d’un théâtre francophone, où ils jouaient avec les Dito’Dito. En dehors de Bruxelles, l’intérêt pour les spectacles bilingues n’est pas toujours très élevé. Souvent, de telles productions ont du mal à trouver des coproducteurs ou des acheteurs. Il arrive même que des spectateurs mal informés quittent la salle s’ils entendent une langue qu’ils ne maîtrisent pas.
© A. Piemme
Aujourd’hui, les jeunes artistes néerlandophones se sentent plus proches du monde anglo-saxon, délaissant le français comme deuxième langue au profit de l’anglais. Le monde culturel francophone continue naturellement à être sous l’influence de la France, et de nombreux artistes français se sont installés à Bruxelles. D’ailleurs, le théâtre francophone s’est beaucoup décomplexé, grâce à de jeunes artistes qui montent des productions innovantes. Le public francophone n’est plus obligé de tourner son regard vers la Flandre pour voir de nouvelles formes.
Même si les relations entre les deux communautés sont moins tendues qu’il y a quelques décennies, et qu’un accord culturel existe enfin, elles ne tendent pas vraiment à se rapprocher non plus. Peut-être que la Belgique tient uniquement grâce à ce principe de Leven en laten leven (Vivre et laisser vivre), qu’on pourrait aussi qualifier d’indifférence.
Embrasser la réalité polyglotte
Dans ce climat politique tendant plutôt à opposer les Belges, Ah oui ça alors là fut pourtant apprécié par le public belge parce qu’il rassemblait, avec humour, des comédiens appartenant aux deux communautés linguistiques. Le théâtre comme lieu de rassemblement, d’exception, cela semble toujours d’actualité. Ina Geerts: «Après les représentations de Backstage
à Namur, des spectateurs sont venus nous remercier d’avoir pu se sentir en connexion avec la Belgique. À Bruxelles, nos représentations scolaires étaient fort appréciées, parce que le multilinguisme y fait partie de la vie des jeunes.»
Le théâtre comme lieu de rassemblement, d’exception, cela semble toujours d’actualité
Aujourd’hui, Bruxelles est en effet la deuxième ville la plus cosmopolite du monde après Dubaï. Les 104 langues qui s’y parlent rendent l’opposition flamand–francophone obsolète. L’actuel projet artistique du Kaaitheater porte le titre How to Be Many. Le Théâtre royal flamand, le Beursschouwburg, le Rideau et le Varia
s’inscrivent également dans ce désir de chercher, au-delà des frontières culturelles, ce qui nous rapproche et nous unit tous.
Selon Mieke Verdin, «la forme polyglotte devrait être la norme partout, car les villes qui se croient encore unilingues se trompent. Il faut embrasser cette réalité.» Si la richesse linguistique de Bruxelles engendre des défis sociétaux majeurs, elle constitue toujours un cadre idéal où tout peut se réinventer, où la rencontre avec l’autre est possible sur une scène de théâtre.