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histoire, littérature compte rendu

Les reportages de Belgique de Stefan Zweig rassemblés dans le recueil «Het land tussen de talen»

Par Dirk Vandenberghe, traduit par Willy Devos
6 mars 2023 7 min. temps de lecture

L’écrivain juif autrichien Stefan Zweig (1881-1942) aimait beaucoup visiter la Belgique et s’y est rendu souvent. Les reportages inspirés par ces visites viennent d’être traduits en néerlandais et réunis dans un petit ouvrage magnifiquement illustré. Ces récits, à la qualité certes très variable, illustrent parfaitement l’évolution de Zweig en tant qu’écrivain et témoignent de sa perplexité face à la Grande Guerre.

C’est grâce au poète Emile Verhaeren (1855-1916) que, dès le tout début de sa carrière d’écrivain, Zweig a eu une prédilection pour la Belgique, et plus particulièrement pour ses villes (d’art). L’étudiant Zweig avait découvert la poésie de Verhaeren. Celui-ci revêtait à ses yeux autant d’importance pour l’Europe que Walt Whitman pour la poésie et la langue américaines, et c’est pour cette raison qu’il voulait traduire Verhaeren du français en allemand. Avec cette idée en tête, le jeune homme de vingt ans s’est rendu à Bruxelles en 1902 dans l’espoir de pouvoir y rencontrer le poète, mission qui initialement semblait vouée à l’échec.

Un jour, alors qu’il se trouve chez le sculpteur Charles Van der Stappen –artiste quasiment oublié de nos jours– Verhaeren vient aussi lui rendre visite, à la grande surprise de Zweig. L’histoire se corse lorsque Zweig apprend que Van der Stappen est en train de travailler à un buste de Verhaeren et qu’il a besoin de quelqu’un devant, pour faire diversion, s’entretenir pendant quelques heures avec le poète durant la dernière séance de pose qui, tout à fait par hasard, aurait lieu ce même jour. Zweig a évoqué en détail cette première rencontre particulièrement intense dans ses Erinnerungen an Emile Verhaeren (1917; Souvenirs sur Emile Verhaeren, 1931), puis encore une fois dans sa majestueuse autobiographie Die Welt von gestern (1944; Le monde d’hier. Souvenirs d’un Européen, 1948) publiée à titre posthume. C’est à cet ouvrage sur Verhaeren qu’a été emprunté le titre du livre de reportages récemment publié Het land tussen de talen (2022; Le pays entre les langues), termes dans lesquels Zweig parlait de la Belgique dans son livre consacré au poète.

C’est grâce au poète Emile Verhaeren que Zweig a développé une prédilection pour la Belgique

Lors de ce même voyage en Belgique, Zweig visite également Ostende et Bruges. Les premiers reportages dans ce livre sont consacrés à ces villes. Ce sont des articles d’un écrivain déjà érudit mais à la plume encore inexpérimentée. Zweig étale ses connaissances, mais contrairement à son ami et contemporain Joseph Roth, accorde à peine quelque attention au détail significatif ou ne cherche guère à instiller quelque tension. Le texte sur Ostende en particulier abonde en observations générales quelconques qu’on aurait pu noter dans n’importe quelle station balnéaire mondaine européenne. C’est uniquement dans le cadre d’un ensemble plus vaste tel que ce livre qu’il a encore quelque valeur.

Le premier article sur Bruges aussi pâtit du même défaut, même si Zweig y recourt déjà modestement à un procédé dont il fera ultérieurement l’une de ses images de marque. Il allie son compte rendu à l’admiration qu’il témoigne à l’égard d’œuvres d’art ayant un rapport avec la ville. Ce texte constitue ainsi tout autant un récit sur son amour de la peinture de Hans Memling qu’un compte rendu d’une visite de l’exposition d’œuvres des Primitifs flamands et un petit hommage à Bruges la Morte de Georges Rodenbach. Zweig acquerra au cours de sa vie une réputation comme biographe de nombre d’artistes, de penseurs et de politiques tels qu’Erasme, Marie-Antoinette, Casanova, Stendhal et Tolstoï.

Son deuxième récit consacré à Bruges, écrit à peine deux ans après, montre à quel point Zweig a déjà évolué en tant qu’écrivain. L’article est plus gracieux et l’auteur se hasarde à ventiler une opinion personnelle au lieu de construire ses récits principalement autour d’œuvres d’autres artistes, même si Memling et Rodenbach sont une fois de plus mis en évidence. Bruges est décrite comme une ville arrachée à la réalité, sépulcrale. L’esquisse ne fournit pas une image vraiment joyeuse, mais le mélancolique Zweig s’est bel et bien donné corps et âme à cette ville silencieuse.

Au cours des années suivantes, Zweig continue à se rendre en Belgique et passe souvent ses étés à Ostende et au Coq-sur-Mer. Il veut y rendre visite à ses nouveaux amis, discuter de leurs œuvres, faire davantage connaître au monde culturel allemand des artistes moins connus du monde francophone. Dans son for intérieur, Zweig est un Européen qui, personnellement, n’attache aucune importance aux frontières. En 1914, première année de la guerre, il visite Liège, Louvain et Anvers. La guerre est certes présente dans ses articles, mais pas au premier plan. Zweig hésite à se prononcer et est parfois quelque peu en délicatesse avec la vérité. Il ne veut pas contrarier ses amis (et ses commanditaires) allemands et n’entend pas non plus se distancier de ses amis francophones et autres amis cosmopolites.

Zweig est un Européen qui n’attache aucune importance aux frontières

Une telle attitude pourrait être qualifiée de manque d’audace, mais peut-être résulte-t-elle plutôt d’une absence de compréhension. D’incompréhension devant la violence guerrière, par rapport à des gens qui ne font pas la distinction entre la culture et les dirigeants d’un pays. Que précisément Verhaeren jette l’anathème en des termes vigoureux sur les Allemands et leur culture attriste beaucoup Zweig, mais jamais il ne reniera son ami. Zweig est un humaniste désespéré, vivant en partie dans une bulle élitaire, culturelle, et ne se préoccupant guère d’aspirations géopolitiques de chefs de gouvernement et de leurs sbires militaires. C’est la même attitude hésitante que lui reprochera sévèrement Roth lors des prémisses de la Seconde Guerre mondiale. Ce dernier en veut à Zweig d’insuffisamment tenir compte de la pulsion destructrice des nazis.

Au cours de la Première Guerre mondiale, Zweig se range finalement du côté des pacifistes internationaux après avoir fréquenté l’entourage de l’écrivain français Romain Rolland à Genève, où il se rend pour une représentation de sa pièce de théâtre Jeremias (1916; Jérémie, 2019). Là, en Suisse, il fait connaissance avec l’artiste flamand Frans Masereel, pour lequel il nourrit immédiatement une grande admiration. Dans Le monde d’hier, il évoque son amitié avec Masereel comme quelque chose d’intime, « avec ce rapide élan qui ne noue d’ordinaire que des amitiés juvéniles». Il considérait Masereel comme l’artiste le plus héroïque et le plus doué de la compagnie internationale qui, en Suisse, s’efforçait de combattre la propagande guerrière par la voie de petites éditions. Après la guerre, il se rendra régulièrement à Paris, où il retrouvera chaque fois Masereel.

Des éléments du pacifisme que préconisaient Masereel et son entourage résonnent dans le dernier reportage de ce bref recueil, un article de 1928 sur sa visite à Ypres. Zweig y était certes passé précédemment, mais cette fois-ci, il décrit les adeptes du premier tourisme de guerre qui visitent la ville. Très jolie et prenante est sa description presque lyrique de la porte de Menin, lieu de pèlerinage pour la nation anglaise, «plus impressionnante que tous les arcs de triomphe et monuments commémoratifs de la victoire que j’ai jamais vus.» En même temps, il médite sur le revers du tourisme de guerre, trouve cruelle la manière dont les vivants s’enrichissent maintenant de l’argent sur le dos des morts et déplore que les descendants insouciants puissent contempler les horribles tourments d’un demi-million de frères si facilement et de manière si organisée comme s’il s’agissait d’une représentation cinématographique. C’est indubitablement l’article le plus poignant, qui illustre en même temps à quel point Zweig est devenu, avec les années, un meilleur écrivain, plus accompli, qui s’intéresse davantage aux détails et à la vie de gens ordinaires.

Si les premiers articles de ce recueil se lisent un peu plus difficilement que le dernier récit datant d’une époque où Zweig, ayant atteint sa pleine maturité, était devenu un parangon littéraire de son époque, c’est parce que les premiers écrits de Zweig, tant les reportages que les récits et nouvelles, ont moins bien résisté au temps que ses œuvres ultérieures. Het land tussen de talen se présente dès lors aussi et avant tout comme un petit bijou pour les amateurs.

Il convient néanmoins de souligner que deux éléments confèrent absolument un cachet supplémentaire à ce recueil de reportages. En premier lieu, il y a les magnifiques illustrations de la main de Koen Broucke, qui traduisent à merveille l’atmosphère mélancolique, parfois quelque peu morose, des récits. Qu’elles soient en noir et blanc ajoute encore à la mélancolie. À part un cycliste solitaire, on n’y aperçoit aucun individu.

En deuxième lieu, il y a l’excellent épilogue de Piet Chielens, ancien directeur de In Flanders Fields Museum à Ypres, amateur et connaisseur de l’œuvre de Zweig. Il explique les raisons pour lesquelles Zweig éprouvait tant de difficultés à se prononcer publiquement au début de la guerre. Il optait pour le silence en espérant pouvoir de la sorte préserver les amitiés et ainsi renouer celles-ci dès que les violences guerrières auraient cessé. Chielens indique aussi pourquoi Zweig restait délibérément ambigu dans ses reportages consacrés à Liège, Louvain et Anvers, tout en analysant avec précision les mensonges auxquels il avait recours à l’époque. Chielens refuse néanmoins –et à juste titre– d’émettre un jugement moral, ce qui s’avérerait un peu trop commode dans une position en marge et à distance.

Stefan Zweig, Het land tussen de talen. Reportages uit België, Van Oorschot, Amsterdam, 2022.
Dirk_Vandenberghe

Dirk Vandenberghe

journaliste indépendant

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