Les variétés linguistiques s’inscrivent dans un continuum. Au début de ce continuum, l’on retrouve le dialecte. En poursuivant le chemin, l’on rencontre le régiolecte, puis la «langue intermédiaire». À la fin il y a la langue standard.
Comme la plupart des Flamands, j’évolue entre trois variétés de langue: mon dialecte («langue maternelle»), la langue intermédiaire et la langue de culture (ou «langue standard»). Ma fille me dit, par exemple, que je m’exprime avec affectation à la radio. Je dois me rendre à l’évidence que je parle (ou pense ?) autrement devant un micro qu’à la maison, où je ne me sens pas observé.
Il faut considérer que ces variétés linguistiques s’inscrivent dans un continuum. Prenons, au début de ce continuum, le dialecte. Dans l’église de Boeschèpe, en Flandre française, près de l’endroit où s’est tenu le premier «prêche des haies» le 12 juillet 1562, deux femmes m’ont raconté l’épisode d’un habitant abattu par des gendarmes dans l’église, en 1906. À la fin du récit qu’elles m’avaient fait dans un français impeccable, je leur ai demandé si elles comprenaient aussi le néerlandais. Nateurlik da wylder vlams klappen (bien sûr que nous parlons flamand), m’ont-elles répondu.
J’ai été ému par le parfum de leur langue maternelle, si proche de la mienne, le flamand occidental, mais comme mis sous cloche, un flamand d’une autre époque qui, dans cette environnement préservé, s’est replié sur lui-même et disparaîtra avec elles.
En poursuivant notre chemin linguistique le long de ce continuum, nous avons le régiolecte puis la «langue intermédiaire». Pour la Flandre, le journaliste Geert van Istendael a imaginé un mot pour désigner cette langue qui n’est ni un dialecte ni la langue standard: Verkavelingsvlaams, le «flamand des lotissements», un «flamand pavillonnaire», la langue de ces Flamands prétentieux ayant accédé au confort de leur maison. Rien de plus, aux yeux de l’écrivain, qu’un «usurpateur boiteux». Aux Pays-Bas, l’équivalent est le Poldernederlands, le «néerlandais des polders».
© T. Couvreur.
Je laisse un instant de côté cette langue intermédiaire afin de poursuivre le long du continuum et parvenir à la langue standard. Une langue standard est celle qui doit être utilisée dans le domaine public: dans l’enseignement et les médias, dans l’administration et dans tous les contacts avec des inconnus, avec des individus n’appartenant pas à notre cercle familier. Une langue standard est un dialecte possédant une armée, la puissance par conséquent. Avec la possibilité de l’imposer. Cette puissance peut être économique, politique ou culturelle, ou un mix des trois. Du point de vue scientifique, il n’existe aucune différence entre un dialecte et une langue: tous les deux peuvent être décrits comme un système. Une langue, a fortiori les langues standards prétendent dépasser le niveau local et servir des intérêts plus élevés: elles jouissent d’un plus grand prestige. Les langues standards usent de leur autorité. Du moins, derrière elles, les détenteurs de pouvoir. Elles morcellent le continuum linguistique, rappelle Joop van der Horst. Le tchèque et le slovaque se sentent ainsi plus différents qu’à l’époque de la Tchécoslovaquie. Le serbe et le croate se différencient davantage aujourd’hui que dans la Yougoslavie de Tito.
Nul doute que les conjonctures politiques ont la capacité d’influencer l’image que l’on peut avoir d’une langue et que celle-ci peut avoir d’elle-même et donc d’entraîner une évolution linguistique. Les langues entretiennent toujours des rapports de force. Lorsqu’elles entrent en contact, elles se contaminent, mais peuvent aussi entrer aussi en conflit. On ne prend pas impunément la parole dans sa langue lorsque son interlocuteur ne la parle pas ou, pire, ne la comprend pas. Imaginez la situation dans un entretien : la surprise fait place à l’incompréhension, puis à l’irritation, enfin à la fuite ou au conflit. Dans les rapports de force entre langues, la force numérique joue un rôle, mais aussi la puissance politique, économique et culturelle. Dans l’Empire austro-hongrois, d’une grande diversité linguistique, l’allemand était au XIXe siècle à la fois la lingua franca et la langue du pouvoir. La survie d’une langue dépend, au final, de l’intérêt que continuent de lui porter ses locuteurs pour la préserver dans toutes ses fonctions. Ainsi, le frison avait pratiquement disparu au XVIIIe siècle, mais les romantiques ont ravivé l’intérêt porté à cette langue. Puis les Frisons en ont demandé la reconnaissance: en 1938, la Fryske Academy voit le jour.
En 1943, la première traduction de la Bible en langue frisonne est publiée. En 1955, le frison acquiert le droit d’être utilisé comme langue d’enseignement dans les écoles primaires. En 1956, il fait officiellement son entrée dans le domaine judiciaire. Aujourd’hui, le frison est un cas intéressant: saura-t-il résister au néerlandais et surtout à l’anglicisation? La Frise compte environ 600 000 habitants. Plus de 300 000 ont une connaissance active de la langue frisonne. La plupart des frisophones n’ont pas d’exemple écrit. Il paraît que les jeunes, de leur côté, n’arrêtent pas de twitter dans un frison phonétique. Enfin, incroyable mais vrai: des Frisons m’ont raconté que les ennemis jurés du frison se trouvent … en Frise. Il est toujours paradoxal de constater que, souvent, la reconnaissance et la sauvegarde d’une langue interviennent au moment précis où une langue est sur le point de disparaître, et qu’il est, disons, moins cinq, donc déjà trop tard. Cela me semble être le cas pour le «flamand» de Flandre française: c’est seulement maintenant que les régionalistes français sont parvenus à le faire enseigner dans quelques écoles primaires à titre expérimental.