L’esprit de Marguerite Yourcenar flotte au mont Noir
Pour ce nouvel épisode de Passage, qui part à la découverte les lieux de culture des deux côtés de la frontière, direction le mont Noir, à Saint-Jans-Cappel, où la villa Marguerite-Yourcenar accueille désormais des écrivains du monde entier.
Le portail est à peine franchi que l’on pénètre déjà dans un autre monde. La route qui monte vers le sommet du mont Noir et ses magasins frontaliers de bières, tabacs, plantes et autres fanfreluches s’éloigne, la verdure enserre le promeneur, le transportant dans un océan végétal de calme. Ici, les arbres –hêtres, chênes et châtaigniers– sont hauts, la végétation verdoyante. Un léger vent fait frissonner les feuilles et par certaines trouées, on découvre tantôt de splendides vues sur la Flandre, tantôt les contours d’une vaste demeure anglo-normande.
© Nicolas Montard
Le long du chemin, des panneaux arborent des citations d’écrivains célèbres et ajoutent à ce sentiment de déconnexion immédiat. William Faulkner par exemple: «Écrire, c’est comme craquer une allumette au cœur de la nuit en pleine forêt. Ce que vous comprenez alors, c’est combien il y a d’obscurité partout. La littérature ne sert pas à mieux voir. Elle sert seulement à mesurer l’épaisseur de l’ombre.» Arthur Rimbaud est aussi de la partie: «Elle est retrouvée./ Quoi? l’Éternité / C’est la mer allée /Avec le soleil /Âme sentinelle / Murmurons l’aveu /De la nuit si nulle /Et du jour en feu… » Ces citations ont-elles un thème? Non, soufflera quelques minutes plus tard notre hôte de ce début d’après-midi ensoleillé: «Il s’agit seulement de citations qui me plaisent, c’est tout à fait subjectif!».
© Nicolas Montard
Cet endroit poétique et inspirant, c’est le parc départemental du mont Noir, à la frontière franco-belge, dans la commune de Saint-Jans-Cappel. Un domaine naturel avec jacinthes des bois et chouettes hulottes, protégé et sanctuarisé par le département du Nord depuis les années 1980. S’il est devenu aujourd’hui un lieu de promenade couru, il est aussi reconnu pour une autre spécificité: la demeure anglo-normande qui trône en son sein est une résidence d’écrivains, la seule du département.
Marguerite Yourcenar a vécu ici
Pour comprendre les fondements de cette maison d’écrivains, il faut remonter le temps, plus d’un siècle en arrière… Au début du XXe, quand la propriété appartenait à la famille Cleenewerck de Crayencour. Les arbres étaient déjà là, ils entouraient un château construit au XIXe siècle. La demeure anglo-normande d’aujourd’hui n’était alors que ses écuries et garages. «Cette propriété était celle de la grand-mère paternelle de Marguerite Yourcenar, explique Marianne Petit, directrice de la villa Yourcenar. Petite fille, la future écrivaine y est venue jusqu’à ses dix ans, jusqu’à ce que les lieux soient revendus en 1912».
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En 1917, occupé par les Anglais, le château sera bombardé et détruit. Mais le cadre de ses années d’enfance inspirera Marguerite Yourcenar dans son écriture: «C’est ici qu’elle a passé sa jeunesse, elle est partout. L’ambiance, la psyché, son imagination, elle a appris les plantes et les bêtes ici, sa sensibilité s’est développée au milieu de ces arbres». L’Académicienne née à Bruxelles et morte dans le Maine en 1987, déclarera d’ailleurs dans une interview: «Les plus forts souvenirs sont ceux du mont Noir parce que j’ai appris là à aimer tout ce que j’aime encore: l’herbe et les fleurs sauvages mêlées à l’herbe; les vergers, les arbres… ». Des mots qui ont certainement résonné aux oreilles de Christian de la Simone dans les années 1990. L’alors directeur des affaires culturelles au département du Nord décide de transformer la maison inoccupée, édifiée dans les années 1930 sur les ruines des écuries, en résidence d’écriture…
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Un quart de siècle
Une bonne idée puisque ça fait plus de 25 ans que ça dure. Le principe est simple: trois écrivains, sélectionnés par un comité, s’installent chaque mois dans la maison, qui dispose de chambres à l’étage. Chacun bénéficie d’une bourse de 2000 euros, la villa s’occupe de leur préparer un repas par jour. Contrepartie: les heureux élus doivent participer à une rencontre mensuelle avec le public, également dialoguer avec des groupes scolaires. Des moments privilégiés, estime Marianne Petit qui n’arrive pas vraiment à sortir une rencontre du lot: «La plus belle est toujours la dernière. Je suis toujours assez émerveillée de voir que nous accueillons au moins une trentaine de personnes, si ce n’est beaucoup plus, à nos rencontres mensuelles. Les Nordistes font confiance à notre programmation, viennent de Lille, de plus loin, alors que pourtant, nous sommes dans la campagne, à l’écart.»
© Nicolas Montard
Ces rencontres sont souvent l’occasion d’évoquer des sujets très différents, «c’est presque une université populaire. Dernièrement, une autrice écrivait sur un hôpital psychiatrique, l’autre racontait sa descente du Mississippi, le troisième se mettait dans la tête d’un jeune de 17 ans qui jouait un match de tennis… Des fils se tissent autour de ces sujets». Les amoureux des belles lettres peuvent également en profiter pour visiter une exposition temporaire renouvelée trois fois par an, actuellement autour de Claude Simon et son ouvrage La route des Flandres.
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Si les écrivains étaient plus exclusivement européens au départ, Marianne Petit, directrice depuis sept ans, a fait évoluer les choses. «C’est plus international. J’ai aussi rajeuni, en étant plus à l’écoute des jeunes auteurs, des frémissements. Et féminisé également sans pour autant mettre de quotas. Et j’ai surtout ouvert à d’autres genres littéraires: poésie, littérature jeunesse, traduction, romans graphiques, même la chanson.» Albin de la Simone, fils de… Christian de la Simone, est d’ailleurs venu écrire l’une des chansons ici!
Amatrice de ponts, de nouvelles frontières, la directrice a aussi fait venir un tandem auteur-traducteur en résidence et ne s’interdit pas d’en envisager sous forme d’auteur-éditeur, d’auteur-illustrateur, etc. «L’écriture est de plus en plus collective».
Une centaine de candidatures par an
Avec une vingtaine de résidences chaque année, la liste des écrivains qui ont posé leurs crayons à la villa est longue. Et elle reste prisée: pour 2024, Marianne Petit a déjà reçu une centaine de candidatures! Un quart seulement bénéficiera d’un mois à la villa avec vue sur la Flandre. «Et il n’y a pas besoin de dire que l’on adore Marguerite Yourcenar, ce n’est pas un critère», s’amuse Marianne Petit.
© Nicolas Montard
Les Belges ont bien sûr le droit de candidater. Ces dernières années, Stéphane Lambert, Anne-Sophie Subilia, Jean-Marc Turine, Diane Meur ou encore Anne Provoost ont posé leurs valises dans le jardin d’enfance de l’autrice des Mémoires d’Hadrien. Mais Marianne Petit déplore que les liens avec la Belgique, pourtant distante d’une poignée de mètres (le mont Noir est partagé avec la commune de Westouter), restent si restreints. «Nous avons peu de liens. Cette année, avec le Centre Wallonie Bruxelles à Paris, dans le cadre de Parlez-vous le belge, nous accueillons une autrice –Aiko Solovkine, mais c’est vraiment trop peu. Dans mon équipe, j’ai une personne qui travaille sur le programme Interreg pour développer les choses, mais le fait que ce soit la Flandre de l’autre côté rend les échanges encore plus compliqués. Le découpage administratif et politique n’est pas le même, il n’y a pas le jeu d’équivalence entre les institutions, ce qui bloque. À mon sens, les partenariats pourraient peut-être plus se développer plus via le parc départemental». La nature en lien pour développer des ponts littéraires entre France et Belgique?