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L’esprit d’Eddy Merckx: les Belges à vélo

Par Lennert De Vroey, traduit par Olivier Vanwersch-Cot
27 octobre 2022 9 min. temps de lecture À vos marques: sport et société

Le regard obstiné, le dos légèrement voûté, ils pédalent avec ardeur contre le vent et invectivent tous ceux qui risqueraient de gêner le passage. À vélo, les Belges ne ressemblent ni aux Français, ni aux Néerlandais, ni aux Allemands. Un jeune amoureux de la bicyclette nous explique pourquoi.

Autant l’avouer tout de suite: j’entends des voix. Est-ce moi qui parle? En général, je les suis des lèvres, en silence, et pourtant, dans ma tête, j’entends ma voix, ma propre voix qui s’essaie à reproduire celle de l’homme qui a prononcé ces mêmes mots.

Cet homme est Michel Wuyts, le commentateur cycliste de la télévision publique flamande avec lequel j’ai grandi. Son nasillement caractéristique avait progressivement fini par m’accompagner les dimanches de printemps, les jours de semaine où je rentrais de l’école en toute hâte pour ne pas rater l’arrivée d’une étape en Espagne ou en Italie, et les trois semaines de juillet où le Tour de France structurait ma vie et rythmait mes journées. Le Tour et le flot de paroles de Michel Wuyts! Parti à la retraite cette année, il ne commentera plus aucune course en direct, mais mes perceptions sonores ne changent pas si vite. Sa voix est profondément ancrée en moi.

À vrai dire, je ne m’inquiète guère. Je n’entends pas en permanence la voix de Wuyts. Elle est absente lorsque je fais les courses ou que je passe un coup de téléphone important. Elle est présente surtout quand je suis moi-même à vélo -assis sur ma bécane pour aller quelque part, ou simplement pour le plaisir. L’un n’excluant d’ailleurs pas l’autre. Je l’entends s’exclamer Gilbert gaat! (échappée de Gilbert!) ou aanval Boonen! (attaque de Boonen!), et je me couche un peu plus en avant. Pour me détendre, je laisse les poignets reposer sur le guidon, mes deux mains oscillant entre les poignées aux extrémités du cintre, où je ne reviens que pour freiner ou couper un virage.

Et tandis que je file ergonomiquement à travers le paysage, un nasillement me congratule: «existe-t-il plus belle position sur un vélo?»; j’ai entamé dans le style de Michele Bartoli (le coureur à qui l’on doit cette élégante posture) un invraisemblable solo -«un tour de force ahurissant». Que je roule sur un vélo de ville équipé d’un unique frein, d’un plateau rouillé et de deux cadenas branlants, acquis pour quinze euros à un coin de rue, aucune importance. Ce qui compte n’est pas ce qui est, mais ce qui pourrait être.

Des objectifs spécifiques

Une question se pose. Comment expliquer que je croie si souvent voir chez mes compatriotes la même sorte d’acharnement dès qu’ils enfourchent une selle? J’ignore s’ils entendent des voix, mais sans doute n’en ont-ils pas vraiment besoin pour se propulser.

Je veux bien qu’ils soient seulement victimes du rythme infernal de notre société, ou juste fatigués par le train-train quotidien auquel la vitesse constitue le meilleur antidote. Pourtant, la précipitation perceptible sur les trottoirs, sur les quais de gare, aux stations de tram et aux arrêts de bus est d’une autre nature; les cyclistes que j’aperçois autour de moi semblent habités par une sorte de hâte spécifique. Une explication s’impose: celle-ci doit se nourrir du souvenir des héros peuplant la mémoire collective d’une nation passionnée de cyclisme. Bref, quiconque caracole sur les pistes cyclables du pays est bien souvent, consciemment ou non, escorté par l’esprit d’Eddy Merckx et de Stan Ockers, de Tom Boonen et des stars d’aujourd’hui Remco Evenepoel, Wout Van Aert et Lotte Kopecky.

Les voisins du Nord pensent fonctionnel, ceux de l’Est se sentent observés

Se pourrait-il que je projette sur le comportement de mes concitoyens des obsessions purement personnelles? Ne suis-je pas trop facilement enclin à les dépeindre en fougueux coureurs dans la tradition des Flandriens?

Pour lever le doute, il convient d’élargir son champ de vision. Commençons par jeter un coup d’œil par-delà notre frontière nord. Dans une ville telle qu’Amsterdam, le vélo est omniprésent, plus encore que dans les villes belges. En me déplaçant à pied parmi les canaux, j’ai souvent été horrifié par la témérité, totale et néanmoins parfaitement assumée, avec laquelle les Amstellodamois traversent à toute allure les carrefours et les rues sur leur deux-roues, sans visiblement la moindre intention -encore faudrait-il que l’idée leur en traversât l’esprit- de donner un petit coup de frein si la situation venait à l’exiger. Non, la main s’approche juste de la sonnette, pour autant qu’elle ne l’ait pas déjà actionnée.

Curieusement, cette inébranlable volonté de continuer à pédaler ou le tintement furieux déclenché par tout ce qui menace d’y faire obstacle, n’ont rien de commun avec la sévérité des Ho! indignés audibles sur les pistes flamandes. Le comportement des Néerlandais révèle un autre état d’esprit. Malgré leur désir d’avancer, ils ou elles se courbent rarement; fièrement et confortablement campé(e)s sur leur engin, le dos bien droit, les Bataves tracent fonctionnellement et efficacement leur route du point a au point b.

Si le rapport entre les habitudes et la forme de la bicyclette est un peu le même que celui qui existe entre la poule et l’œuf, il est certain que la configuration du vélo nous renseigne sur son utilisateur. L’image type du vélo néerlandais est celle d’un engin d’excellente facture, au cadre robuste, pourvu d’un guidon dont la hauteur par rapport à la selle permet au conducteur de pédaler le dos droit. Très souvent, il est équipé d’un solide porte-bagages avant. Celui-ci n’a pas seulement pour effet de contribuer à impressionner les éventuels gêneurs rencontrés, il est surtout particulièrement pratique pour transporter -nous y revoilà- certains accessoires ou bagages du point a au point b. Là encore, la fonctionnalité demeure le maître mot.

Il arrive que le vélo sorte de son garage en l’absence de toute obligation de travail ou de déplacement, par exemple durant le week-end. Ces jours-là, la posture ergonomique dos droit garantit que la sortie soit effectuée dans un style perçu comme adapté aux déplacements récréatifs. Le moulinage de jambes opéré à cette occasion ajoute à l’attractivité de l’exercice.

Il n’est pas vrai que les Néerlandais n’aient aucun héros cycliste. Le coureur Dylan van Baarle, originaire de Hollande-Méridionale, a remporté le 17 avril 2022 Paris-Roubaix, une des plus anciennes classiques. Le genre de compétition où les coureurs terminent les mains à vif, où ils lavent leur visage maculé de boue dans des douches en ciment et où ils finissent quasiment par écraser les pédales pour avancer. Mais Van Baarle est justement ce coureur dont le style reste inchangé même après cinquante kilomètres de ces fameux pavés. Imperturbable. Et, à sa façon, indéniablement fonctionnel.

Qu’en est-il des voisins allemands? Je m’imagine tout de suite des bicyclettes de grande qualité impeccablement entretenues, allant du robuste vélo de ville haut de gamme à l’aérodynamique fixie – célèbre pour son frein à rétropédalage, fréquemment garé contre le mur des coffee bars et visible dans les vitrines de tous les magasins de cycles. Il est probable qu’une grande partie de ce matériel respecte les critères de qualité qui appartiennent à l’image de l’Allemagne. De nombreux Allemands s’efforcent en outre de faire honneur à leur réputation de sérieux en soignant l’esthétique de leur machine.

En Allemagne, le regard de l’autre ne cesse pour ainsi dire jamais de vous accompagner, ce qui empêche plus d’un cycliste de donner libre cours à son imagination (ou de se rêver dieu du vélo sur sa modeste bécane bringuebalante). Reconnaissons d’autre part qu’il manquait à Jan Ullrich et Erik Zabel le petit quelque chose qui les aurait mis au niveau d’Eddy Merckx et de Rik Van Looy.

Sur une terrasse avec des Français

Et maintenant, la France, où tant de héros se sont immortalisés sur les routes du Tour. L’honnêteté me force à dire que je n’ai pas d’avis tranché sur les cyclistes français. En général, mon vélo et moi nous trouvons dans ce pays durant la saison où le soleil pousse la plupart de ses habitants à sagement prendre place à la terrasse d’un bar-tabac. Calés derrière leur verre de Picon, de rosé, de pastis ou d’Orangina, les Français m’observent avec un mélange de commisération et de sympathie.

Suant à grosses gouttes, j’avance vaillamment dans le sillage de mon ami, dont je fixe en permanence la roue arrière à dix longueurs devant moi -«il est au bord de l’implosion, mais il refuse de craquer!», comme aurait commenté en direct l’enthousiaste journaliste. (Et en effet, je n’ai pas craqué, mais mon dérailleur l’a fait pour moi, dix kilomètres plus loin. Cédant au charme de la nostalgie, je me déplaçais sur du matériel vintage, une chambre à air enroulée sur le cadre et un kit de réparation dans la sacoche. Une demi-heure plus tard, j’étais assis à une terrasse avec les Français. Les doigts noirs de graisse, j’attendais que le réparateur ait fini de remettre le biclou en état.)

Quelques bandes de peinture

Généraliser à partir d’un petit nombre de rencontres et d’impressions, c’est un piège redoutable. Vu les limites de mon expérience, je pourrais très bien tomber dedans les yeux grands ouverts -d’autant plus que le cliché courant pousse à valider les stéréotypes les plus communs.

La langue est sans doute meilleure conseillère. Le mot wielerterrorist
(cycloterroriste) me paraît digne d’intérêt. Certains désignent ainsi les cyclistes amateurs généralement désignés par le terme de wielertoerist
(cyclotouriste)- qui se plaisent à semer la terreur sur la voie publique par leur désinvolture.

Sur Internet, la recherche du mot-clef wielerterrorist ne fournit que des sources flamandes, parmi lesquelles un lemme dans le Vlaams Woordenboek
(Dictionnaire flamand). Dans un des sites sélectionnés, je dois lire deux fois la formule donnée en exemple, car elle a tout l’air de venir des Pays-Bas: «En Flandre zélandaise, les gens ne supportent plus les cycloterroristes flamands». La Flandre zélandaise étant une province néerlandaise, cette phrase confirme en fait mon intuition. Le terme a très certainement été forgé en Flandre. Où la passion pour la petite reine a pris des formes si extrêmes qu’elle effraie les populations.

Cycloterroristes et Fahrradterrorisme donnent aussi quelques résultats sur Google, mais il semble que ces mots aient contraint le moteur de recherche à sonder plus profondément la toile. Les liens affichés proviennent de blogs et de commentaires dépités et non, comme en Flandre, de sites d’information et d’instances officielles qui, en condamnant le cycloterrorisme, reconnaissent par là même sa réalité et son caractère d’évidence.

En 2013, les autorités flamandes ont décidé de poser des bandes rugueuses sur le chemin de halage qui borde l’Escaut. Ces artifices se sont révélés totalement impropres à ralentir les cycloterroristes qui y sévissent. Les amateurs les plus déterminés ne furent pas longs à découvrir qu’il suffisait d’augmenter sa vitesse pour diminuer la gêne occasionnée. Depuis, j’accélère moi aussi comme un dératé avant chaque bande dont je connais l’existence -«pied au plancher, plein gaz, les fauves sont lâchés!» Un Flandrien imaginaire ne se laisse pas démonter par quelques raies de peinture un peu épaisses.

Cet article a initialement paru dans Septentrion n° 6, 2022.
Lennert de vroey

Lennert De Vroey

Écrivain et dramaturge

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