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littérature compte rendu

L’esprit du jaguar: l’ode de Raoul de Jong aux forces de résistance

11 janvier 2023 4 min. temps de lecture Planète Littérature

Quête généalogique, aventure mystique aux parfums initiatiques, Jaguarman de l’auteur néerlandais Raoul de Jong (°1984) relate une histoire de traces, de racines surinamaises, de recomposition du puzzle familial. Mais ce roman est plus qu’une ode aux ancêtres de De Jong et un regard sur l’histoire du Suriname. Il est avant tout un manifeste contre tout ce qui opprime l’homme.

Né d’une mère néerlandaise et d’un père surinamais qu’il a très peu connu, Raoul de Jong reçoit, la veille de l’anniversaire de ses vingt-huit ans, un courriel «je cherche mon fils Raoul de Jong». Tissant une fiction autour de cette rencontre tardive, porteuse d’espoirs, de révélations, de confidences, l’auteur, né à Rotterdam, journaliste, écrivain, scénariste, délivre un questionnement sur son ascendance surinamaise. Son père lui révèle l’existence d’un ancêtre, un homme-jaguar, mais refuse d’en révéler davantage, parle d’une malédiction qui s’est abattue sur la lignée familiale.

Le centre névralgique du roman, autour duquel il gravite, c’est cet ancêtre sorcier, qui avait le pouvoir de se métamorphoser en jaguar, animal roi de la forêt amazonienne. On songe à l’homme-jaguar de la culture Olmèque, on plonge dans le monde surnaturel des divinités, des esprits mis à mal par la colonisation. Raoul de Jong gagne la capitale Paramaribo, la jungle surinamaise afin de partir à la recherche de cet homme-jaguar à l’attention de qui il rédige les lettres que nous lisons.

Évocations du passé du Suriname, réflexions sur les méfaits de la colonisation, sur l’esclavage, Jaguarman, salué par la critique à sa parution, noue récit familial et histoire du pays, redonne voix aux cultures animistes que les colons blancs ont voulu éradiquer. Sur cette terre caractérisée par une grande diversité ethnique, où se croisent des descendants d’Indiens, d’Indonésiens, d’Africains, de Néerlandais, le christianisme a diabolisé le winti, une religion afro-surinamaise caractérisée par des croyances animistes, par la vénération des esprits, des ancêtres. Le monde des vivants est connecté avec le monde surnaturel, chaque être possède des esprits qui veillent sur lui. Jaguarman nous rappelle que, depuis le dix-septième siècle, le Suriname est occupé par les Espagnols, les Anglais, les Français, les Néerlandais ensuite en 1667 et que, lorsque l’esclavage est aboli en principe, le système continue néanmoins dans les faits. L’Histoire arbore toujours le même visage, celui de l’exploitation des formes du vivant, des humains, de la nature.

En exergue, un dicton surinamais: «le chasseur est un héros, tant qu’on n’entend pas le tigri». L’endoctrinement chrétien a produit des effets délétères sur l’esprit de son père, généré une haine de soi. Éclairant des pans de la vie de leur ancêtre homme-médecine, ayant intériorisé les préceptes du catholicisme qui voit dans les croyances et pratiques animistes l’expression de l’action du diabolique, le père confie à son fils «Les pouvoirs du Malin lui permettaient de se transformer en tigri, en jaguar».

Le chasseur est un héros, tant qu'on n'entend pas le tigri (dicton surinamais)

La malédiction est héréditaire, lui dit son père, elle retombe sur moi, sur toi, fils aîné. Expérience d’une reconnexion avec le monde de la nature qui, comme l’humain, a été et continue d’être asservi, exploité, détruit (exploitation de la bauxite, de l’or au Suriname), le roman pointe les conséquences mortifères d’un christianisme qui voit dans la forêt le royaume du mal qui doit être évangélisé par Dieu.

«Ce livre ne parle ni des Blancs, ni des Noirs, ni des Pays-Bas et du Suriname, ni de l’Amérique du Sud ni de l’Europe, ni de mon père, même si tous ces éléments jouent un rôle. Cette histoire parle de vous. On m’a raconté que vous vous possédiez des pouvoirs surhumains et que ces pouvoirs ont un rapport avec moi». L’auteur fait l’épreuve d’une ouverture aux rituels, aux pratiques vaudoues, appelées winti au Suriname, candomblé au Brésil.

La révélation des puissances, de la beauté de la forêt tropicale, de ses animaux, de sa luxuriance végétale, de ses esprits, les retrouvailles avec ses origines a pour intercesseur une prêtresse winti de Panamaribo, Misi Elly Purperhart, auprès de laquelle l’auteur-narrateur s’adonne durant huit jours à des rituels afin de trouver des réponses à ses questionnements.

«Je suis né dans l’année de Like A Virgin de Madonna, le jour de l’anniversaire de Jack Kerouac, d’Al Jareau et de Stromae.» L’enquête généalogique se mêle à un retour sur le passé colonial, sur la force de résistance des populations autochtones restées fidèles à leurs mythes, à leur système de pensée en dépit de la conversion forcée au christianisme.

Raoul de Jong remonte les siècles de la honte, arpente le présent à partir du passé, nous montre les tribus africaines déportées au Suriname, réduites à l’état d’esclaves. En dépit de l’imposition du christianisme et du néerlandais, de l’interdiction de pratiquer le winti et les langues autochtones, la culture animiste, les croyances syncrétiques ont perduré. Ode à la terre des esprits, de ses ancêtres, Jaguarman nous tend un manifeste en faveur de toutes les forces de résistance à ce qui nous opprime. Une force de résistance que le jaguar et ses fabuleux pouvoirs incarne.

Raoul de Jong, Jaguarman, traduction française de Myriam Bouzid, Paris, Buchet Chastel, 2023.
VB

Véronique Bergen

écrivaine

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