Miroir de la culture en Flandre et aux Pays-Bas

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«De nobele autist»: Lettre à un noble autiste
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La première fois
Littérature

«De nobele autist»: Lettre à un noble autiste

Un adolescent autiste et handicapé mental reçoit une lettre de sa mère. Sous la plume de Romana Vrede, cela donne un livre surprenant, aussi dur qu'aimant et franc.

Comment tu es venu au monde?

Tu allais être grand, fort et bien portant. Ça, on l’avait déjà vu dans les échos.

L’accouchement a été supportable jusqu’à ce que je doive pousser. Tout s’est déchiré. Quand on t’a posé sur ma poitrine, j’étais complètement épuisée. Je me suis dit que c’était à cause de ça que je ne ressentais pas de contact tout de suite.

La première nuit à l’hôpital, je suis partie à ta recherche. Ils étaient censés t’amener toutes les trois heures pour que je te donne le sein. Je me suis réveillée à trois heures du matin, après t’avoir nourri à onze heures, donc je suis sortie de mon lit et j’ai titubé vers toi, comme on va jeter un œil en catimini aux cadeaux sous le sapin de Noël. La salle de néonat était plus loin dans le couloir. J’ai regardé à l’intérieur des berceaux d’autres bébés qui dormaient ou somnolaient, et puis je t’ai trouvé, et j’ai eu peur. Tu avais les yeux grands ouverts et tu me regardais sans vraiment me voir. Tu regardais à travers moi. Je ne savais pas quoi faire. Je t’ai souri ; pas de réaction, même pas d’étonnement. Cela m’a rendue hésitante et, un sourire figé sur mon visage, je me suis retirée de ton champ de vision. On aurait dit un numéro comique : si je bougeais assez lentement, tu ne me verrais pas.

La situation était étrange, et l’est restée dans ma mémoire. Moi qui ne te prends pas dans mes bras, toi qui ne fais que m’enregistrer. Les autres bébés reconnaissent-ils leur mère tout de suite? Que font les mères normales dans un moment pareil? À pas de loup, je suis retournée dans mon lit. Un quart d’heure plus tard, la sage-femme t’a amené pour te nourrir. Rétrospectivement, je la soupçonne de m’avoir vue me faufiler dans le couloir grâce aux caméras de surveillance. Peut-être que ce bout de vidéo existe encore, qu’il est stocké quelque part. Si c’est le cas, je pourrais voir si mes souvenirs sont justes.

Quand tu es né, au moment où tu es sorti de moi, ça m’a fait l’effet d’un poing passant par le trou d’une serrure, ou tout simplement d’un bébé passant par une chatte étroite. Je devais pousser, qu’ils me disaient. «Bien!», qu’ils me disaient. Mais non, ça n’ira pas, que je me disais. C’était trop juste. «Encore une fois! Continuez!», qu’ils me criaient. Si je faisais ce qu’ils voulaient, cela signifiait ma mort. J’allais crever. Ma vie en échange de la tienne. Alors, j’ai dit adieu à qui j’étais. Fallait que je pousse. C’était donc ça. La vie. C’était beau. Je ne vieillirais pas. Je venais d’avoir trente ans. J’avais vraiment eu une belle vie, c’était sans regret.

Ils ont demandé à ton père s’il voulait regarder. Nous avons crié en chœur: «Non!» Moi parce que d’accord, j’allais crever, mais avec un minimum de décorum. Lui parce qu’il n’avait pas besoin de voir cette boucherie, là en bas, ce carnage. J'ai poussé six fois, et tu étais là. Trop gros et trop poilu.

J’étais satisfaite, heureuse, comblée. C’était bien, oui. Tout ce que je souhaitais, je l’avais, mais pas, comme il s’avérerait plus tard, comme je le supposais. Ma vie de dimanches a cessé, et un jour s’est présenté, qui ne figurait pas encore dans notre semaine. Un grand jour. Un jour jubilaire, comme il existe une année jubilaire. Toutes mes certitudes ont cessé d’être.1

1 Je nais, et tout s’illumine d’une clarté infernale.
Je me sens comme solide, et non plus liquide. Dans mon ventre, par ma gorge, dans ma bouche coule à présent une douceur suave. Puis je passe dans d’autres mains et traverse un espace trop frais, de l’air froid frôle mes fesses.

Des regards de stupeur

Au jardin d’enfants, j’ai eu honte quand tu as voulu partir avec un parfait étranger au lieu de moi. Tu avais deux ou trois ans, et nous jouions dans le bac à sable. Un homme du même âge que ton père y jouait aussi avec sa fille. Il t’a ôté de mes bras, parce que tu avais tendu les tiens vers lui. Tu le réclamais et voulais qu’il te soulève, et c’est ce qu’il a fait. De manière bien intentionnée. Tu as détourné la tête de moi et regardé du côté de la rue, comme si vous alliez marcher dans cette direction. Il te trouvait mignon, mais je sentais que ça clochait.

Quand j’ai voulu te reprendre, tu as pleuré. Tu voulais partir avec lui. Tu le prenais pour ton papa. Tu me rejetais totalement, pas seulement en tant que mère, mais même en tant que personne que tu connaissais. Qu’est-ce que cet homme devait penser de moi?

Quelle mère indigne, pour que son enfant ne veuille même pas rester auprès d’elle. Il te trouvait toujours aussi mignon, et j’ai ri mollement. Il a de nouveau essayé de te rendre, mais tu ne voulais toujours pas. J’ai vu son regard quand il a dû détacher tes petits bras agrippés à son cou et que tu pleurais parce que tu voulais rester avec lui. Un portrait magnifique, voilà comment ça s’est gravé dans ma mémoire. Dans ses yeux, j’ai lu de la pitié, une question et un tout petit peu de dégoût.

Je ne sais pas si toi tu as honte parfois. J’ai remarqué qu’à l’Oceanium, l’aquarium souterrain où tout le monde a les yeux rivés sur le ventre des requins et la bouche des étoiles de mer, tu restes assis tranquille malgré l’effervescence. Les pères et leurs filles crient à qui mieux mieux, les mères poussent des poussettes vides, les petits frères frappent de leur hochet contre la vitre épaisse, et toi tu restes serein comme en pleine forêt. D’habitude, tu attires des regards de stupeur, de crainte, de colère, d’agressivité ou de dégoût quand tu sautes, chantes ou fredonnes dans un lieu public. Ici, tu es protégé par la beauté des poissons et des animaux marins. Sens-tu ces regards qu’on porte sur toi quand il n’y a pas de poissons? Te font-ils mal? Est-ce que ça te touche, quand les gens te regardent comme ça, quand ils ont un mouvement de recul à ta vue?

Extraits du roman «De nobele autist» (Le Noble Autiste), De Arbeiderpers, Amsterdam, 2020.
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