L’expérience d’une critique et «ambassadrice littéraire»
Vivant entre Amsterdam et Paris, la critique et écrivaine Margot Dijkgraaf pose un excellent regard sur les littératures de langue française et néerlandaise. Quoique les préjugés réciproques restent vivaces, il y a une belle moisson de traductions chaque année. Les traducteurs, passeurs de culture par excellence, méritent bien des éloges.
Le 28 mai 2018, de retour de Montpellier où il a participé avec trente autres auteurs néerlandais et flamands au festival de La Comédie du Livre, Toine Heijmans publie un article hilarant dans le quotidien néerlandais de Volkskrant. De 2014 à 2018, à l’occasion de la campagne Les Phares du Nord, la littérature néerlandophone avait été l’invitée d’honneur à différents grands festivals littéraires de France. De Cognac à Toulouse, de Grenoble à Metz, partout les estrades étaient occupées par des écrivains néerlandais et flamands.
Dans son article, Toine Heijmans raconte les séances de dédicaces où, avec d’autres auteurs, il était «exposé au milieu du marché» et où «les clients déambulaient comme s’ils achetaient des avocats». La plupart des Français savent à peine situer les Pays-Bas sur une carte. «Pour les Français, les Pays-Bas, c’est comme l’Islande. Et ça, les Néerlandais l’oublient souvent», écrit-il. Les Français doivent faire des efforts pour prononcer ces noms d’écrivains bizarres, avec une certaine bonne volonté d’ailleurs, «car les livres représentent toujours un intérêt national en France.» Les invités étrangers sont reçus dans des châteaux vinicoles et conduits par des bénévoles dans les meilleurs restaurants.
À Montpellier, pendant près de trois jours, quelque 80 000 visiteurs flânent entre des podiums disposés dans la ville. Chaque politicien régional qui compte s’y montre. «Politique et arts vont de pair en France», observe Toine Heijmans, «en ce sens que les politiciens aiment embrasser l’art parce qu’il octroie un certain statut.» Essentielles, les librairies de France l’étaient pendant le «confinement». Certaines différences culturelles substantielles l’ont frappé. Son roman En mer a reçu le prix Médicis Étranger en 2013, ce qui fit de lui un auteur très demandé dans l’Hexagone. La trame, qui se déroule sur un bateau où plane un mystère, au beau milieu de la mer, est un des éléments qui séduisirent les Français, outre son intrigue palpitante et l’excellente traduction dans la langue de Molière.
En France, la littérature de langue néerlandaise est souvent associée à l’eau. Tous les Français connaissent Rembrandt, Vermeer et Anne Frank et savent que les Pays-Bas se situent en partie sous le niveau de la mer. Lors du Salon du Livre de Paris 2017, l’ambassade néerlandaise organisa entre autres un marathon de lecture du livre En mer, dans un grand phare spécialement construit pour l’occasion, qui arrivait juste sous le toit du salon: d’Éric Orsenna à Jean-Philippe Toussaint, de l’auteure néerlandaise Bregje Hofstede à sa consœur flamande Lize Spit, tous vinrent lire quelques passages.
Le regard que pose un Français sur les lettres de langue néerlandaise peut être surprenant. C’est ainsi que l’ancien directeur du festival de Montpellier, Régis Penalva, conclut que les romanciers néerlandophones optent pour des personnages qui portent des masques, sont trompeurs. Semblant entiers à l’extérieur, leur vie intérieure est un échec. Voyez les héros de Joost de Vries, Niña Weijers, Lize Spit ou Tommy Wieringa, qui cherchent, souffrent, trébuchent dans leur quête d’identité. Pour Régis Penalva, il est remarquable que tant de drames littéraires se cachent derrière la façade nordiste de succès personnel et professionnel, d’efficacité et de performance.
Des images coriaces
Chaque année paraissent des dizaines de traductions françaises d’œuvres néerlandaises, grâce entre autres aux efforts consentis par les fonds littéraires, les éditeurs et les traducteurs, passeurs par excellence. Étrangement, cette littérature des Phares du Nord n’a pas de visage propre et reconnaissable, pas la moindre «marque de fabrique» comme les thrillers suédois ou islandais. C’est aussi pour cette raison qu’elle se retrouve généralement coincée dans un rayon «littérature nordique», aux côtés des lettres scandinaves. Sa diversité, sa variété lui jouent des tours. Dans le monde néerlandophone, une nouvelle génération a pris la plume. En partie cosmopolite et urbaine, elle s’abandonne un peu plus à l’introspection, dans des formes littéraires étonnantes.
À l’inverse, les lettres francophones traînent aux Pays-Bas la réputation d’être «difficiles», «complexes», «intellectuelles». Ce type d’images usées, vieilles de plusieurs décennies, ont la vie dure, même si plus rien n’est vrai à l’heure actuelle. La littérature française d’aujourd’hui a les pieds bien sur terre. Ancrée dans la société, elle observe attentivement ce qui s’y passe: les évolutions sur le lieu de travail, le racisme, les abus de pouvoir, l’héritage du colonialisme, les changements climatiques. Tous ces thèmes ont leur place dans les lettres françaises. Des deux côtés, seule une petite partie de la production littéraire totale est traduite, ce qui déforme l’image que chacun a de la littérature de l’autre.
Qui oui, qui non?
Et pourtant, il y a dans les deux pays des auteurs phares qui montrent la voie à leurs confrères et consœurs. Le succès d’un roman comme HhhH de Laurent Binet, qui raconte l’attentat commis sur le leader nazi Heydrich à Prague, connut un tel succès aux Pays-Bas que certains éditeurs néerlandais osèrent à nouveau lorgner d’autres titres français. Nulle part ailleurs, Laurent Binet n’acquit un tel statut de star.
Inversement, l’auteur flamand Stefan Hertmans perça auprès du public français avec son livre Guerre et Térébenthine, un magnifique roman sur son grand-père pendant la Première Guerre mondiale. Anna Enquist et Cees Nooteboom sont des écrivains néerlandophones qui ont pu conquérir un public de lecteurs fidèles. L’œuvre de Hella S. Haasse (1918-2011) a été traduite en français dans sa quasi-totalité. Niña Weijers, Herman Koch, Lize Spit, Chris De Stoop, tous furent interviewés et bénéficièrent d’excellentes critiques.
Pour ma part, je ne peux comprendre pourquoi une grande écrivaine européenne telle que Nelleke Noordervliet n’est pas encore traduite dans la langue de Voltaire: ses thèmes actuels, son style, ses romans historiques et psychologiques, tout est là pour séduire un public de lecteurs français. À l’inverse, je m’étonne que les œuvres récentes de grandes auteures françaises comme Lydie Salvayre ou d’historiennes telles que Mona Ozouf et Chantal Thomas n’aient toujours pas été publiées en néerlandais. Un questionnement qui vaut également pour Dany Laferrière, auteur francophone d’origine canadienne et haïtienne, Ananda Devi de Mauritanie ou d’autres écrivains populaires en France et utilisant la langue de Voltaire sans y être nés. Pourquoi la seule traduction jusqu’à présent publiée de l’auteur et essayiste franco-congolais Alain Mabanckou, une star aux États-Unis, a-t-elle rencontré si peu de succès? Tous font la richesse de la littérature française, mais ont du mal à se frayer un chemin vers une version en néerlandais.
Intuition et rôle du traducteur
Pourquoi certains écrivains sont-ils traduits et d’autres pas? De nombreux facteurs interviennent ici. Les éditeurs se rencontrent dans des salons (aujourd’hui en ligne), ils suivent les fonds des autres, ils savent quelle maison étrangère adhère à celui de leur propre maison d’édition. Ils travaillent avec des agents, ce que font aussi de plus en plus les écrivains. Ils analysent les chiffres de vente, l’actualité, le thème et la probabilité qu’un livre «mis sur le marché» puisse devenir un best-seller. C’est et ça reste de l’intuition, un métier à part. Le fait qu’une traduction rencontre du succès dépend tout autant de facteurs peu prévisibles: la passion personnelle d’un critique, une bonne publicité, une apparition sur le petit écran, les réseaux sociaux. Tout cela peut y contribuer.
En temps de crise économique et de pandémie, on peut comprendre que les éditeurs envisagent l’achat de droits avec prudence, mais aujourd’hui nous pouvons rouvrir les portes
Le rôle des traducteurs ne saurait être trop mis en évidence. Ils ne sont pas seulement des passeurs et de bons lecteurs, qui font part de leurs idées aux éditeurs. Leur créativité détermine aussi le succès de l’auteur concerné. Certains écrivains néerlandophones peuvent heureusement se féliciter du formidable travail abattu par un traducteur et conseiller en édition tel que Philippe Noble, qui a formé toute une cohorte de confrères.
À l’inverse, le monde néerlandophone possède nombre de bons traducteurs de littérature française, soutenus par les fonds littéraires et les formations en traduction. Depuis la suppression il y a quelque sept ans des deux instituts culturels à Paris et à Amsterdam, l’implication active des ambassades, des fonds littéraires et d’autres fonds artistiques et culturels revêt une importance encore accrue pour la visibilité des auteurs. La campagne Les Phares du Nord fut une excellente initiative prise pour entretenir le statut de la littérature néerlandophone, comme en 2004 le thème de la Boekenweek (Semaine du livre)1, Gare du Nord, qui fut un soutien formidable pour la position de la littérature française aux Pays-Bas.
En temps de crise économique et de pandémie, on peut comprendre que les éditeurs envisagent l’achat de droits avec prudence, mais aujourd’hui nous pouvons rouvrir les portes, nous voulons à nouveau voir ce qui se trame sur le plan littéraire chez nos voisins, et vice-versa. Nous débordons de curiosité et d’intérêt. En septembre 2021, une dizaine d’auteurs néerlandophones ont participé au festival Le Livre sur les quais à Morges, en Suisse. Essentiel, pouvait-on lire sur l’affiche. Tout un programme.
1) La Semaine du livre est un événement annuel de dix jours organisé aux Pays-Bas pour promouvoir le livre.