Boers et langue créoloïde: l’héritage de l’immigration néerlandaise en Afrique du Sud
Tout le monde sait bien que de nombreux Sud-Africains peuvent retracer leurs origines jusqu’aux Pays-Bas et que l’afrikaans est étroitement apparenté au néerlandais. Mais comment se fait-il, finalement, que deux pays si lointains et différents à bien des égards aient pu tisser entre eux des liens si étroits?
Pour répondre à cette question, il nous faut remonter au XVIIe siècle, à l’époque où des centaines de navires battant pavillon de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales (VOC) prenaient la mer depuis les ports des Provinces-Unies néerlandaises vers l’Asie de l’Est, principalement pour tirer profit du commerce des épices. Même s’il s’agissait d’une entreprise lucrative qui rapportait de grandes sommes d’argent à la VOC, naviguer vers l’Asie était une expédition dangereuse et difficile. Près d’un bateau sur quatre n’atteignait pas sa destination finale. Dans le but d’assurer aux navires un lieu sûr au cours de cette longue traversée, où ils puissent s’approvisionner en eau et en nourriture, une expédition menée par Jan van Riebeeck entreprit en 1652 d’établir un port de refuge au Cap de Bonne-Espérance, à la pointe méridionale du continent africain.
En quelques décennies, une petite colonie néerlandaise, principalement peuplée d’anciens travailleurs de la VOC, s’était donc établie au Cap. Comme la VOC était en réalité une multinationale, la petite colonie comptait non seulement des Néerlandais, mais également des habitants d’autres nationalités européennes, tels que des Allemands et des Scandinaves. Ceux-ci se virent attribuer des terres à cultiver, même si avec le temps, ils finirent par s’emparer des terres des populations locales, dont celles par exemple de la tribu indigène des Khoikhoi.
En 1685, après la révocation de l’édit de Nantes, de nombreux protestants durent fuir la France, et plusieurs centaines d’entre eux migrèrent vers la colonie du Cap, où ils furent accueillis par leurs coreligionnaires, les calvinistes hollandais. Les mariages entre ces différentes nationalités font qu’il s’agissait à plus proprement parler d’une colonie européenne plutôt que strictement néerlandaise, même si la langue de communication au sein de la colonie était une variété de néerlandais.
Il est difficile d’obtenir des chiffres exacts, mais on estime que vers le début du XVIIIe
siècle, plus de 600 employés de la VOC vivaient au Cap. À la fin du même siècle, ce chiffre avait dépassé les 3 000, ce qui représentait environ 10% de la population totale de la colonie du Cap, qui s’élevait alors à 30 000 habitants. Celle-ci était également composée de soldats affectés à la protection de la colonie contre les potentielles attaques par d’autres pays européens, de nouveaux arrivants venus travailler la terre, et d’artisans spécialisés tels que des menuisiers, chargés de construire des bateaux et des maisons dans la colonie en pleine expansion. Si certains employés de la VOC avaient bien prévu de se rendre au Cap, d’autres en revanche avaient en réalité l’intention de voyager vers l’Asie orientale et vers les comptoirs de commerce de la VOC tels que celui de Batavia (en actuelle Indonésie), mais ils étaient tombés trop malades pour continuer leur route depuis le Cap et décidèrent alors de s’y installer définitivement.
La guerre des Boers
Les guerres napoléoniennes changèrent radicalement le destin de la petite colonie. La VOC fut déclarée en faillite en 1799. En 1814, le gouvernement des Pays-Bas céda la colonie du Cap à la Couronne britannique, entrainant la migration massive de citoyens britanniques en Afrique du Sud, ce qui donna lieu à son tour au Grand Trek, c’est-à-dire à une immense migration organisée de milliers de personnes d’ascendance ou de tradition néerlandaise vers l’intérieur des terres, où elles formèrent les Républiques des Boers, notamment le Transvaal et l’État libre d’Orange.
Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, les Britanniques tentèrent de prendre le contrôle de ces républiques, ce qui mena à la Guerre des Boers. Aux Pays-Bas, un sentiment anti-britannique grandissant se faisait ressentir, du fait que les Néerlandais percevaient la guerre comme une attaque contre leurs frères et sœurs boers. La défaite des Boers mena à l’incorporation de ces républiques au sein de l’Union d’Afrique du Sud. Certains Boers décidèrent alors de migrer vers d’autres parties du monde, comme la Patagonie en Argentine, où il existe toujours une communauté de langue afrikaans à l’heure actuelle. De nos jours, l’Afrique du Sud est un pays présentant une incroyable diversité ethnique et culturelle, au sein duquel les descendants des colons hollandais ne forment plus qu’une minorité.
L’afrikaans, une langue créoloïde
Mais quelles sont les traces que ces afrikaners et leurs ancêtres ont laissées en Afrique du Sud contemporaine? Nous avons déjà mentionné l’afrikaans, décrit comme «l’unique langue d’origine germanique à être parlée exclusivement en dehors de l’Europe». Elle est également la seule langue directement dérivée du néerlandais encore vivante aujourd’hui, qui a par ailleurs développé une riche tradition littéraire. Les linguistes qualifient l’afrikaans de «créoloïde», c’est-à-dire une variété de langue qui ressemble fortement à un créole, mais sans être passée par le stade de pidgin.
À la base, cette langue est en effet issue du néerlandais, mais en diffère par certains aspects importants tels que des formes verbales simplifiées et la présence d’un seul genre pour les substantifs, là où le néerlandais en a deux. La majeure partie de son vocabulaire puise ses origines dans divers dialectes du néerlandais, mais elle a également incorporé des mots provenant d’autres langues européennes, et surtout évidemment de langues indigènes sud-africaines.
Selon les linguistes, une telle variété de néerlandais, qui s’éloignait de celle parlée aux Pays-Bas, était déjà en voie de constitution dès la fin du XVIIe siècle. Toutefois, l’ancêtre de l’afrikaans moderne demeura une langue essentiellement circonscrite au domaine oral jusqu’au début du XXe siècle. Ce n’est qu’en 1925 que l’afrikaans fut reconnu juridiquement comme langue officielle d’Afrique du Sud. On estime aujourd’hui que l’afrikaans est la langue maternelle de quelque 6 à 7 millions de Sud-Africains. Si un certain nombre d’entre eux sont en effet des descendants des colons des Pays-Bas, la majorité des locuteurs actuels de l’afrikaans ne sont pas des Blancs.
L’afrikaans s’est également exporté en Namibie voisine, au moment où elle devint protectorat sud-africain à l’issue de la Première Guerre mondiale. L’afrikaans y est encore parlé par environ 60% de la population blanche. De nos jours, on retrouve encore des toponymes à consonance néerlandaise ou afrikaans à travers l’Afrique du Sud, depuis Kaapstad (le Cap) et Stellenbosch sur la côte, à Johannesburg et Bloemfontein à l’intérieur des terres.
L’architecture néerlandaise du Cap
Les colons originaires des Pays-Bas ont non seulement apporté leur langue avec eux, mais ils se sont également mis à construire leurs maisons selon le style en vogue dans leur pays d’origine. L’architecture néerlandaise du Cap présente un style distinctif qui se caractérise par des murs blanchis à la chaux et des pignons arrondis. Les chercheurs universitaires s’accordent aussi sur l’existence d’un mobilier typique du Cap néerlandais, fabriqué à partir de bois exotiques tels que l’acajou, au design simple mais élégant.
Comme son nom l’indique, l’Église réformée néerlandaise en Afrique du Sud (Nederduitse Gereformeerde Kerk) doit ses origines et sa théologie à prédominance calviniste à l’Église réformée des Pays-Bas. Cependant, bien que les descendants des colons aient conservé vivantes bon nombre de leurs traditions, ils en ont également emprunté certaines à ceux qui les entouraient, notamment dans le domaine du sport: introduits par les colons britanniques, le rugby et le cricket sont rapidement devenus les sports les plus populaires parmi les Afrikaners en Afrique du Sud. Bien que le rugby et le cricket soient pratiqués aux Pays-Bas, ils y sont beaucoup moins populaires que d’autres sports d’équipe tels que le football et le hockey.
Les conséquences plus dramatiques de la colonisation de l'Afrique du Sud par les Néerlandais et autres Européens méritent de faire l’objet d’une étude beaucoup plus approfondie
Nous n’avons pas abordé les conséquences plus dramatiques de la colonisation de l’Afrique du Sud par les Néerlandais et autres Européens. Celles-ci méritent de faire l’objet d’une étude beaucoup plus approfondie, ce qui dépasse le cadre de cet article. Ce que nous avons voulu illustrer, toutefois, c’est que les émigrants néerlandais ont une fois de plus déployé leurs ailes vers une autre partie du monde, et que, bien que leurs descendants ne constituent plus que l’un des divers groupes ethniques qui cohabitent dans l’Afrique du Sud contemporaine, leur héritage culturel continue à jouer un rôle important au sein de la nation arc-en-ciel.