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histoire, littérature compte rendu

L’histoire de la vie d’Etty Hillesum, une héroïne du XXe siècle

27 avril 2023 6 min. temps de lecture

Comment écrire la vie d’une diariste qui a elle-même consigné les aspects les plus importants de son existence? Judith Koelemeijer s’est attachée à cette tâche avec une biographie sur Etty Hillesum.

Etty Hillesum (1914-1943) est l’une des deux grandes voix néerlandaises de la Shoah. Le journal intime qu’elle a tenu de mars 1941 à septembre 1943 nous a été en grande partie conservé, ainsi que les lettres qu’elle envoyait à ses amis de sa chambre d’étudiante à Amsterdam ou du camp de transit de Westerbork. Si ses écrits, longtemps restés ignorés du public, ont peu à peu conquis le monde depuis leur première publication –encore très partielle– au début des années 1980, c’est qu’ils sont bien plus qu’un témoignage sur les horreurs du temps. Par sa personnalité exceptionnelle et la profondeur de sa réflexion, Etty Hillesum transcende la tragédie de son destin. Comme Anne Frank –pourtant si différente d’elle– et pour les mêmes raisons, elle est devenue l’une des figures symboliques du XXe siècle et c’est pourquoi elle continue à nous fasciner.

Ce qui nous est parvenu du journal d’Etty Hillesum –à peine deux ans de notes– occupe près de huit cents pages à la typographie serrée. Elle s’y livre tout entière, avec ses angoisses, ses névroses, ses conflits avec sa famille, sa sexualité audacieuse à son époque et son amour passionné pour Julius Spier, le thérapeute qui tente d’introduire un peu de sérénité dans sa vie et de l’initier à une forme de spiritualité. Car ce journal retrace aussi un cheminement spirituel presque mystique, qui offre à Etty un refuge sans être un rejet du monde et des hommes, et la conduit au contraire à l’acceptation de son destin.

Comment écrire la biographie d’une diariste qui semble nous avoir déjà tout dit d’elle-même? C’est à ce défi qu’a été confrontée l’écrivaine Judith Koelemeijer, autrice renommée de chroniques familiales et de romans autobiographiques, lorsque l’éditeur Geurt Gaarlandt lui demanda, il y a dix ans déjà, de raconter «l’histoire de la vie» d’Etty. Retracer la vie d’un écrivain, c’est d’ordinaire confronter ses œuvres et ses interviews à l’image qu’ont donnée de lui ses contemporains, amis, ennemis ou familiers. Dans le cas d’Etty, ces matériaux n’existaient pas.

De la vie d’Etty avant 1941, et plus généralement de ce qu’elle n’a pas consigné dans son journal, nous ne savions rien. Mais même là où il s’exprime, le diariste le plus sincère ne sait pas tout de lui-même, il peut s’aveugler, s’illusionner, avoir honte. Le journal d’Etty était incontournable, mais insuffisant. «C’est pourquoi j’ai décidé», écrit Judith Koelemeijer dans sa postface, de placer ce journal extraordinaire au centre de ma biographie.» C’est en effet ce qui structure de nombreux chapitres du livre: l’autrice commence par de copieuses citations du journal, qu’elle complète, précise et corrige au besoin. Grâce à de patientes recherches, elle resitue les mots d’Etty dans leur environnement personnel, familial et social, et plus généralement leur contexte historique aux Pays-Bas et en Europe.

Judith Koelemeijer apporte un éclairage nouveau et souvent inattendu sur l’histoire familiale d’Etty, sur son enfance et adolescence, et même sur sa vie d’étudiante à Amsterdam dans les années 1930, très rarement évoquée dans le journal. Aidée de deux historiens et d’un généalogiste, elle a ainsi complètement remodelé l’image de la famille maternelle russe d’Etty. On savait que sa mère, Rebecca («Riva») Bernstein, était arrivée à Amsterdam en 1907, venant d’une petite ville située aux confins de l’actuelle Biélorussie. Mais elle n’était pas là par hasard: elle avait un oncle diamantaire à Amsterdam, elle appartenait à une famille bourgeoise et avait émigré non pas seule, mais en compagnie de son frère et de ses parents. Or ceux-ci n’avaient pas poursuivi leur route en direction des États-Unis comme on l’a longtemps cru, mais étaient retournés vivre en Russie, probablement peu avant 1914.

Cette branche de la famille a survécu à la révolution, à la guerre civile, au stalinisme, et a produit de distingués citoyens de l’Union soviétique avant d’émigrer en Israël dans les années 1990: c’est là que la biographe a retrouvé les dernières descendantes des Bernstein. Pourquoi les deux branches, la néerlandaise et la russe, avaient-elles perdu tout contact entre elles, et ce dès l’époque de la Première Guerre mondiale, c’est un mystère que Judith Koelemeijer n’a cependant pas réussi à lever.

Dans son journal, Etty présente sa mère comme une personne psychiquement instable et les commentateurs ont souvent relié à l’hérédité maternelle les problèmes de ses deux frères cadets, Jaap et Mischa (l’un bipolaire et l’autre psychotique), ainsi que ses propres dépressions. La biographe montre qu’en réalité, c’est dans la famille de Louis Hillesum, le père, qu’il faut chercher un lourd passé psychiatrique.

On pouvait croire que tout était dit sur Julius Spier, le personnage central du journal d’Etty. Mais ici encore, l’autrice apporte des éléments nouveaux: elle a retrouvé aux États-Unis le journal que Leonie Snatager, l’une des meilleures amies d’Etty, avait tenu au début de 1942, à l’époque où elle suivait elle-même une thérapie auprès de Spier. Elle y décrit les rapports troubles des deux jeunes femmes avec le thérapeute, source de jalousie et de conflits entre elle-même et Etty. Leurs chemins allaient bientôt se séparer: tandis que Leonie entrait dans la clandestinité, ce qui allait lui sauver la vie, Etty se laissait recruter par le Joodse Raad, le Conseil juif, instance intermédiaire entre les nazis et la communauté israélite, qui l’employa d’abord à Amsterdam, puis à Westerbork.

Durant la dernière année de sa vie, Etty a continué à tenir son journal, mais pour nous il s’interrompt à l’automne 1942: Etty en a empilé les derniers cahiers dans son sac à dos le 6 septembre 1943, avant de monter dans le convoi qui l’emportait vers Auschwitz. Ils y ont disparu avec elle. Il est douloureux de ne rien savoir de la fin de cette courte vie, sur laquelle nous ne possédons aucun témoignage. Du moins Judith Koelemeijer a-t-elle le mérite de ne pas chercher à reconstituer ce qui ne peut l’être. À partir de l’arrivée au camp, elle se borne à décrire deux hypothèses: soit Etty était au nombre des 35 jeunes femmes aussitôt exécutées, soit elle a fait partie des 105 autres, sélectionnées pour le travail forcé, mais dans ce cas elle n’a sans doute pas survécu au-delà de deux semaines. La date du 30 novembre 1943 fixée pour sa mort n’est qu’une fiction administrative. Les trois rescapées du convoi du 6 septembre n’ont dû leur salut qu’à l’obtention de fonctions particulières, qui les ont séparées des autres détenues.

Judith Koelemeijer a su trouver un parfait équilibre entre son admiration pour le personnage d’Etty Hillesum tel qu’il se révèle dans son journal, et la distance critique que l’historien doit observer vis-à-vis de son objet. Sa biographie offre un mélange captivant d’empathie et d’esprit d’investigation. Les lecteurs des écrits d’Etty y découvriront des perspectives insoupçonnées et les autres y puiseront sans nul doute le désir de lire les mots mêmes de cette jeune femme inoubliable. La traduction française d’Etty Hillesum. Het verhaal van haar leven paraîtra en 2024 aux éditions du Seuil.

Judith Koelemeijer, Etty Hillesum. Het verhaal van haar leven (Etty Hillesum. L’histoire de sa vie), Balans, Amsterdam, 2022.
En français, on peut lire:
Etty Hillesum, Une vie bouleversée, suivi de Lettres de Westerbork, présenté et traduit du néerlandais par Philippe Noble, éditions Points, Paris, 1995.
Les Écrits d’Etty Hillesum, édition intégrale, traduit du néerlandais par Philippe Noble avec la participation d’Isabelle Rosselin, éditions du Seuil, collection Opus, Paris, 2008.
Cet article a initialement paru dans Septentrion n° 7, 2023.
Noble Philippe

Philippe Noble

traducteur littéraire - conseiller pour la littérature de langue néerlandaise aux éditions Actes Sud

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