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histoire compte rendu

L’histoire des Ducs de Bourgogne contée par un Flamand

Par Hans Cools, traduit par Ludovic Pierard
13 octobre 2020 7 min. temps de lecture

Avec Les Téméraires. Quand La Bourgogne défiait l’Europe, l’auteur flamand Bart Van Loo signe un ouvrage savoureux et d’une grande valeur littéraire. Toutefois, ses récits interminables hésitent à prendre la forme d’un compte rendu structuré d’événements sélectionnés sur une période bien déterminée.

C’est au XIXe siècle que vit le jour l’historiographie scientifique, partout en Europe, alors même que naissaient les États-nations modernes après la Révolution française, les bouleversements napoléoniens et le Congrès de Vienne, et que se dessinaient les contours de la carte du Vieux Continent que nous connaissons encore aujourd’hui. Pour la plupart, ces historiens de la première heure se sont donc souvent révélés être de farouches propagandistes au service de leur patrie, qu’ils souhaitaient créditer d’une légitimité historique.

Il n’en allait pas autrement en France. Jules Michelet est considéré comme l’historien le plus influent de sa génération. Un de ses sujets de prédilection était les quatre ducs de Bourgogne de la maison de Valois (Philippe le Hardi, Jean sans Peur, Philippe le Bon et Charles le Téméraire) qui ont marqué le XIVe et le XVe siècle. Au cours des deux premières décennies du XVe siècle, Jean sans Peur s’était emparé du pouvoir, bien qu’il ne fût pas issu de la maison royale. Pour arriver à ses fins, il avait profité de l’anarchie dans laquelle s’était enfoncée la France pendant cet épisode de la guerre de Cent Ans. Son meurtre sur le pont de Montereau en 1419, en présence du dauphin, le futur Charles VII, avait mis un terme à ses noirs desseins. Pourtant, Charles le Téméraire, petit-fils de Jean sans Peur, se dressa à nouveau un demi-siècle plus tard contre la monarchie, puis tenta de restaurer l’ancien Empire central, la Lotharingie, située entre la France et l’Allemagne. Heureusement, sa hubris entraîna sa perte en 1477, après quoi le roi Louis XI mit en déroute le royaume bourguignon. Aux yeux de Jules Michelet, les Ducs de Bourgogne n’étaient rien d’autre que des traîtres qui avaient menacé la gloire de la France pendant près d’un siècle.

Cette image téléologique de l’histoire, comme si l’Hexagone existait déjà à l’époque du haut Moyen Âge, est longtemps restée dominante dans l’historiographie scientifique et les livres scolaires de la France une et indivisible. Elle est d’ailleurs toujours bien vivante dans la culture populaire.

Bart Van Loo, un Flamand qui a étudié la littérature et la langue françaises à l’université et qui s’est érigé au cours des dernières décennies en principal commentateur de la culture française en Flandre et aux Pays-Bas, connaît bien cette image, avec laquelle il joue. Bien qu’implicite, elle est très présente dans son schéma narratif, ne fût-ce que parce qu’il est structuré autour des quatre «grands» ducs. Bart Van Loo n’adhère pas pour autant à cette doctrine, qu’il finit d’ailleurs par désapprouver. Pour lui, les quatre ducs sont en effet surtout des précurseurs de l’empereur Charles Quint. Le cadavre de Charles le Téméraire, dévoré par les loups, ne marque pas la fin de la dynastie, mais bien la naissance des Plats Pays où, malgré la perte de ses terres ancestrales, la culture bourguignonne semblait bien vivante.

De tout temps, Charles le Téméraire fut une figure contestée. Il y a près d’un quart de siècle, l’historien bruxellois Jean-Marie Cauchies tenta de transformer l’épithète du duc en «Hardi» 1, sans succès en dehors du cercle restreint des historiens spécialisés. Le choix posé par Bart Van Loo et ses excellents traducteurs de faire aujourd’hui des quatre ducs des «téméraires» (voir le titre du livre) est osé, car ce terme renferme une connotation péjorative. Il désigne en effet des gens trop audacieux. Ils réussirent pourtant à réaliser ce qui semblait pratiquement impossible, à savoir unifier dans une seule structure les Plats Pays, si différents d’un point de vue socio-économique, politique et linguistique.

Le titre de Bart Van Loo se lit aussi comme un clin d’œil à l’historien néerlandais Johan Huizinga (1872-1945), qui a publié il y a près d’un siècle son étude emblématique intitulée L’Automne du Moyen Âge, un livre qui continue à être lu, également dans le monde francophone2. Dans un certain sens, on pourrait considérer l’opus magnum de Bart Van Loo comme une variation moderne sur les thèmes de Johan Huizinga. Son ouvrage n’est pas moins épais que «L’Automne» et, à l’instar de son auteur, Bart Van Loo puise ses sources en grande partie dans la littérature francophone et s’intéresse surtout à l’histoire culturelle. Il existe toutefois des différences importantes entre les deux livres. Johan Huizinga avait privilégié une démonstration académique; ses phrases partaient dans tous les sens au fil des pages, soulignant ainsi le contraste entre l’âpreté de la vie qu’il décelait au quatorzième et au XVe siècle et la rationalité du XXe siècle. Bart Van Loo, en revanche, écrit sans détour et n’évite pas le langage populaire: chez lui, même les conseillers peuvent être de «bonnes poires» et il arrive à ses personnages de laisser l’un ou l’autre juron sincère s’échapper.

Donc, bien qu’à l’instar de Johan Huizinga, Bart Van Loo dépeigne avec beaucoup de couleurs les caractères exubérants de ses personnages principaux, les Ducs de Bourgogne, leurs entourages et les décors, ses histoires ne créent pas une distance avec le lecteur moderne, qui peut au contraire s’y identifier. Ainsi, le rusé Jean sans Peur semble sorti tout droit de Game of Thrones. Paradoxalement, le choix des traducteurs de désigner les Nederlanden et les Lage Landen, loin des réalités politiques actuelles, par le terme «Plats Pays», avec une référence à Jacques Brel, renforce encore cette identification.

Conteur né, Bart Van Loo accompagne toujours ses histoires d’un clin d’œil qui renforce sa propre érudition. C’est ainsi qu’à l’instar de Pontus Heuterus, un intellectuel du XVIe siècle qui appelait Philippe le Bon le conditor Belgii, il commence son récit au moment des migrations, lorsque les Bourguignons, alors une des nombreuses tribus germaniques, franchirent le Rhin pour finalement s’installer à l’est de la Gaule, la France actuelle. Cinq cents pages plus loin, et près d’un millénaire plus tard, Bart Van Loo conclut son épopée par les funérailles somptueuses de Charles Quint à Bruxelles.

Dans l’intervalle, une foule d’empereurs, de rois, ducs, prélats, chevaliers, artistes et même parfois de simples citadins défile sous les yeux du lecteur. Pour chacun d’eux, Bart Van Loo propose une anecdote captivante. Jamais il ne lasse. Et si ses détails croustillants peuvent être qualifiés de se non è vero, è ben trovato, il l’admet en toute honnêteté. J’ai par exemple trouvé amusante la façon dont Bart Van Loo ramène l’étymologie du mot « moutarde » à la devise « Moult me tarde » du duc Philippe le Hardi, toujours agité, pour ensuite préciser qu’il n’écrit cette anecdote que parce cette vision l’arrange parfaitement.

Bart Van Loo offre donc à ses lecteurs un superbe enchevêtrement d’histoires, sans véritable structure. Les innombrables événements qu’il décrit avec force détails semblent être tout aussi importants pour lui. Bart Van Loo vogue ainsi à travers son livre et le lecteur doit sans cesse reprendre haleine. Toutefois, à la fin de son récit, il se demande quelle est la nature précise du voyage qu’il a entrepris. Si on en croit Bart Van Loo, vers le milieu du XVe siècle, le roi de France Charles VII était finalement sorti vainqueur de la guerre de Cent Ans grâce à l’insaisissable Jeanne d’Arc et, à cette époque aussi, le duc Philippe le Bon avait rassemblé sous une seule structure politique la plupart des régions des Plats Pays, mais ces contrées présentaient alors manifestement toujours le même visage qu’un siècle et demi plus tôt.

Bart Van Loo signe là, indéniablement, un ouvrage savoureux et d’une grande valeur littéraire. Ses récits interminables permettent de comprendre la psyché humaine et les émotions intemporelles qui en découlent, comme l’envie, la haine et la jalousie, sans pour autant prendre la forme d’un compte rendu structuré d’événements sélectionnés sur une période bien déterminée.

Bart Van Loo, Les Téméraires. Quand la Bourgogne défiait l’Europe (titre original: De Bourgondiërs. Aartsvaders van de Lage Landen), traduit du néerlandais par Daniel Cunin et Isabelle Rosselin, Flammarion, Paris, 2020, 666 p.
Notes
1 Jean-Marie Cauchies, Louis XI et Charles le Hardi. De Péronne à Nancy (168-1477). Le conflit, éditions De Boeck, Bruxelles, 1996.
2 Le livre a d’abord été traduit sous le titre Le Déclin du Moyen Âge. Depuis 1975, il est commercialisé sous le titre L’Automne du Moyen Âge. La dernière édition date de 2015.
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Hans Cools

historien attaché à la KU Leuven

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