L’humain, rien que l’humain. Eugeen Van Mieghem au musée Pissarro
L’artiste anversois Eugeen Van Mieghem (1875-1930) n’était pas un grand voyageur. Voir le monde n’était pas nécessaire à son art: ses sujets, il les trouvait en abondance dans le port d’Anvers, ses rues et ses bars. Cette focalisation sur le local n’a pas entravé sa carrière et, à titre posthume, l’intérêt pour son œuvre s’est progressivement accru. D’autant qu’en 1993, un musée lui a entièrement été dédié dans sa ville natale. Rapidement, un large intérêt international a suivi, avec des expositions notamment à Amsterdam, à New York, à Berlin, à Prague et à Dublin. À partir du 4 mai, ce sera au tour de Pontoise, où le musée d’Art et d’Histoire Pissarro exposera une sélection représentative de son œuvre.
© Eugeen Van Mieghem Museum
En plus de 35 ans de carrière, Van Mieghem a pratiqué à peu près toutes les techniques classiques: peinture à l’huile, dessin, aquarelle et gouache, monotype, gravure au trait et à la pointe sèche… Mais cette multitude de techniques ne saurait masquer qu’il fut un dessinateur avant tout. Ce que Van Mieghem pouvait faire en peinture et en gravure, il n’était pas le seul à pouvoir le faire. Mais en tant que dessinateur, il est, à plus d’un titre, tout à fait unique. L’art du dessin lui permettait de faire ce qu’il aimait le plus: se promener dans la ville pour croquer la vie sur le vif, rapidement, grossièrement, spontanément. L’exposition du musée Pissarro met à juste titre l’accent sur ses dessins.
Authenticité
Pour Van Mieghem, la vie, c’est l’humain: le docker, la couturière, le soldat, l’émigré, le voyou du port, le roi et l’empereur, le bourgeois et la bourgeoise. Il est loin d’être un descripteur objectif de ses sujets. Invariablement, il ajoute à ses dessins de l’émotion, une émotion qui peut aller de la sympathie à la moquerie perfide, du respect et de la tendresse au profond dégoût. Chez Van Mieghem, la forme et le fond ne font qu’un. Le style brut de ses dessins s’accorde parfaitement avec la réalité crue qu’il rencontre dans les quartiers populaires d’Anvers de l’époque. L’ensemble de son œuvre acquiert ainsi un degré d’authenticité convaincant: Eugeen Van Mieghem ne fait pas semblant.
Une autre raison rend son authenticité incontestable: ses propres origines. Van Mieghem est un enfant du peuple qui a grandi dans l’auberge de sa mère. Il a lui-même travaillé brièvement dans le port et connaît le milieu comme sa poche.
Les émigrants
De 1873 à 1934, Anvers est l’un des plus importants ports d’émigration d’Europe. Des émigrants par milliers, juifs pour la plupart, y affluent pour fuir la pauvreté et les pogroms de l’Europe de l’Est et gagner la terre promise: l’Amérique. Pour ces émigrants, le défi est de taille, et ils ne lésinent pas sur les moyens pour le relever. Des histoires émouvantes sont rapportées. Ainsi, il fallait d’abord qu’au pays, la meilleure vache soit vendue pour financer la traversée. Ensuite, pendant des années, le nouvel Américain mettait chaque mois, consciencieusement, un dollar dans une enveloppe pour payer sa dette. Ce sont ces indigents que Van Mieghem observe dans les rues du port, qui attendent, flânent ou se reposent sur leurs maigres bagages. En plus d’être une réalisation artistique de grande qualité, cette partie de l’œuvre de Van Mieghem est aussi la consignation d’un pan de l’histoire sociale.
Van Mieghem n’est pas un rapporteur objectif puisque chaque fois, il dessine les migrants avec empathie, voire avec compassion. Malgré la crudité de la représentation, il parvient à capter dans les visages de ses personnages des traces d’émotion: de la résignation, de l’abattement, du vide. Il n’y a pas grand-chose de réjouissant dans cette partie de son œuvre.
Van Mieghem n’est pas le seul à l’époque à s’intéresser aux pauvres et à leurs conditions de vie misérables. Ses impressions de guerre rappellent celles de Käthe Kollwitz (1867-1945) lorsqu’elle dépeint la folie de la guerre ou le désespoir des mères qui n’ont pas de pain à donner à leurs enfants. Kurt Peiser (1887-1962) est peut-être plus sinistre encore que Van Mieghem dans sa représentation de chevaux et de gens décrépits. À la fin des années 1890, Van Mieghem découvre les œuvres de Théophile-Alexandre Steinlen (1859-1923) et d’Edvard Munch (1863-1944), qui le marquent profondément. Pourtant, sa place dans le spectre artistique reste unique: personne n’a traité le thème du migrant de manière aussi étendue et aussi profonde que lui.
© Eugeen Van Mieghem Museum
On ne peut disculper Van Mieghem d’une certaine répétitivité sur ce thème. Le même type revient sans cesse: le juif fatigué, apathique et appauvri. Inévitablement, avec tant de répétition, certains stéréotypes font leur apparition: les nez typiques, les barbes, les chapeaux et les casquettes. Mais l’artiste reste loin des caricatures dans lesquelles les nazis –ceux d’hier comme ceux d’aujourd’hui– se délectent. Il sympathise avec les miséreux qu’il a sous les yeux. Ceux qui voudraient voir la différence avec les caricatures de Van Mieghem pourront comparer ces dessins de migrants avec ses impressions de l’empereur allemand et de ses soldats, ou du bourgeois anversois.
Le port
Le port, en plus d’être le cœur économique d’Anvers et de la jeune Belgique, est le biotope de Van Mieghem: il y a grandi, il y a travaillé un temps, il le parcourt sans cesse, il connaît ses habitants. En regardant les dessins portuaires de Van Mieghem, on voit à l’œuvre un compagnon d’infortune engagé, un artiste qui nous entraîne bon gré mal gré dans une époque tumultueuse.
© Stedelijk Prentenkabinet Antwerpen
Vers 1900, le travail portuaire est toujours avant tout un travail manuel pénible. Les titres des dessins de Van Mieghem de l’époque sont éloquents: Kooldragers (Coltineurs de charbon), Buildragers (Débardeurs), Een zware last (Un lourd fardeau). Les ouvriers sont pour lui une source d’inspiration inépuisable, et les hommes qu’il dessine sont bâtis pour le dur labeur: des hommes robustes, voire trapus, qui se tuent au travail.
À partir de la fin des années 1860, les femmes font également leur apparition dans le port, d’abord plus ou moins comme briseuses de grève lors des conflits parfois violents entre les travailleurs mal payés et les patrons des entreprises portuaires. Leur présence n’échappe pas à Van Mieghem: il dessine inlassablement les Havenvrouwen (Femmes du port) et les Zakkenmaaksters (Racommodeuses de sacs), toutes issues de la classe ouvrière et contraintes de contribuer à la survie financière du ménage.
Comme les femmes y travaillent, le port devient aussi l’univers des enfants. Les Dokschuimertjes (Petits écumeurs des docks), les Havenkinderen (Enfants du port) et les Havenboefjes (Petits filous du port), le dessinateur les croque aussi souvent que les adultes, et leurs visages affichent la même résignation et la même misère que ceux des migrants.
© Wikimedia Commons
Augustine
Van Mieghem n’a traité aucun thème avec autant de dévouement que celui de sa femme, Augustine Pautre (1880-1905). Encore et encore, il la dessine, dans toutes les tenues, toutes les poses possibles: elle est la domestique pomponnée, la bourgeoise distinguée, l’épouse enceinte, la mère aimante, le modèle nu, et même la bonne compagnie de messieurs âgés. Honni soit qui mal y pense? Ou la gracieuse Augustine assurait-elle un revenu supplémentaire en tant que dame de compagnie? Chaque œuvre, grande ou modeste, montre que Van Mieghem l’aimait passionnément et qu’il ne pouvait se passer d’elle. En la représentant sans cesse, il voulait la garder près de lui.
Mais ce bonheur lui sera refusé: Augustine, entre-temps mère d’Eugeen junior, contracte la tuberculose. La femme vive et coquette d’il y a peu apparaît dans les dessins comme une femme fatiguée, affaiblie, au regard creux. Elle meurt en 1905, après trois ans de mariage, à peine âgée de 24 ans. Pendant son agonie, Van Mieghem entame la partie la plus poignante et la plus émouvante de toute son œuvre. Il s’agit d’une tentative désespérée d’éviter leur destin à tous les deux, et de faire face à son chagrin. En vain. La mort d’Augustine marque le début d’une période de silence pour Van Mieghem: durant cinq ans, il n’exposera plus, et les dessins qu’il réalise pendant la maladie de son épouse ne seront montrés à personne. Ils ne seront identifiés et exposés pour la première fois qu’en 2019.
Les dessins qu’il fait d’Augustine révèlent toute une gamme d’émotions. Pendant les rares années d’insouciance qu’ils ont vécues ensemble, il la dessine avec tendresse. Puis il y a la tristesse et l’impuissance dans la série Augustine ziek (Augustine malade). Là aussi, c’est frappant: Van Mieghem atteint son meilleur niveau lorsqu’il couche rapidement et spontanément son sujet sur le papier. Lorsqu’il s’attache aux détails, ses dessins n’en sont pas nécessairement meilleurs.
«Patte»
Le style de dessin de Van Mieghem reste remarquablement le même au fil des ans. Sa force réside dans le fait que même dans l’esquisse la plus rapide, il sait exactement où placer le point focal. C’est là qu’il travaille avec plus de précision –avec plus de noirceur surtout–, tout le reste est posé en quelques traits et taches hâtifs. Van Mieghem peint et dessine toujours l’essentiel, au spectateur de compléter ce qui manque. Même dans ses dessins élaborés, il reste plutôt schématique. Il est manifestement plus soucieux de créer une atmosphère et une suggestion que de représenter son sujet avec précision.
© Eugeen Van Mieghem Museum
Le travail de Van Mieghem trahit l’influence de plusieurs grands noms du modernisme tels que Steinlen, Munch et Toulouse-Lautrec, mais cela n’aura pas empêché l’artiste de trouver rapidement un style propre, puissant et reconnaissable. Dans le jargon artistique, cette main puissante est appelée «patte». La «patte» de Van Mieghem est tellement reconnaissable que nous n’avons généralement pas besoin de sa signature pour identifier une œuvre de sa main. Cette main est présente dans toutes les œuvres exposées à Pontoise. Bien que l’exposition ne comprenne qu’une sélection limitée –78 pièces– de son œuvre considérable, elle montre vraiment «tout Van Mieghem».