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arts

L’humanisme curatif d’«Amenra»

Par Joost Devriesere, traduit par Thomas Lecloux
22 novembre 2019 6 min. temps de lecture

Des concerts envoûtants qui affichent complet en un claquement de doigts et un univers visuel distinctif porté par un réseau mondial de fans inconditionnels: voilà ce qu’offre Amenra depuis vingt ans, par ses propres moyens et sans concessions. Portrait d’un groupe metal de Flandre-Occidentale qui transcende le genre et qui, où qu’il passe, panse des blessures béantes.

La vie change quand on perd un être cher. Colin H. Van Eeckhout, le leader d’Amenra, le sait mieux que quiconque. À la mort de son père, quand il n’avait que vingt ans, il a canalisé tous ses sentiments d’impuissance et de colère dans la musique. Initialement, sur la scène hardcore de Flandre-Occidentale, puis, à partir de 1999, au sein d’Amenra. Aujourd’hui encore, c’est dans ce collectif qu’il crie et chante ses douleurs existentielles. Derrière lui, quatre autres âmes brutes, quatre écorchés dressent un mur sonore à coups de guitare stridente et de rafales de batterie.

En concert, la musique d’Amenra ne forme qu’un élément partiel d’un ensemble submergeant fait de multiples contrastes: passages fracassants et silences non moins imposants, ombre et lumière, extravagance et retenue, châtiment et absolution. Le résultat est à cheval entre un concert et une performance. Au centre, Van Eeckhout, dos dénudé, courbé, toujours tourné vers le public, micro dans une main, l’autre main lancée à la manière d’un fauve vers un ennemi invisible – ou vers une lueur d’espoir. On croirait assister à une représentation, mais c’est bien plus que cela. C’est la condition humaine capturée dans un spectacle de sons et d’images qui met tous les sens en éveil.

Sur scène, les membres du groupe sont de simples silhouettes devant un rideau où sont projetés des films et des effets visuels sinistres en noir et blanc. Leurs morceaux, qui oscillent en permanence entre dureté et douceur, éveillent une foule de sentiments contraires: tristesse, angoisse et rage, mais aussi espoir et volonté farouche de faire face à ses tourments. Le châtiment embrasse la guérison. Amenra
soulève aussi une question universelle: comment supporter une douleur, une souffrance et des émotions qui sont trop lourdes pour qu’on puisse les porter seul?

Amicitia fortior, voilà la réponse: plus fort grâce à l’amitié. La camaraderie et l’attachement sont un baume pour l’âme. Van Eeckhout, dont le père était franc-maçon, a repéré cet adage latin sur le temple de la loge de Courtrai. Il en a fait la devise de son groupe et a décidé d’honorer le principe qu’il renferme dans tout ce qui toucherait à Amenra à l’avenir.

Le public qui se rend à un concert d’Amenra ne vient donc pas seulement pour ressentir la force primitive de leur musique, mais aussi pour faire partie d’un cercle dont les membres ont comme principal dénominateur commun la douleur. Qui ressent un chagrin, si petit et insignifiant soit-il, trouve des vertus cathartiques aux rituels audiovisuels que produit Amenra sur scène, et est apaisé de savoir que son voisin dans le public est aussi aux prises avec les vicissitudes de la vie.

Depuis les premiers jours, Amenra renforce cette communion par des motifs visuels lugubres, attirants et très caractéristiques qui sont aussi déployés hors scène. Sur les pochettes des albums, sur les t-shirts (qui ne portent généralement pas le nom du groupe) et sur les affiches de tournée, on retrouve des oiseaux morts, parfois crucifiés, des portiques d’église et des cerbères.

Et bien sûr le tripode, sorte de corbeau piétiné – un collage de trois pattes de corbeau – que nombre de fans se font tatouer sur le corps et portent comme un insigne. Les fidèles d’Amenra, et de ce que le groupe représente, se reconnaissent ainsi sans échanger une parole, comme les membres d’une société secrète qui opère sous les yeux de tous.

Le fil rouge dans tout ce que fait Amenra est la symbolique religieuse. Chaque album est conçu comme une messe (de Mass I à Mass VI). Des titres comme Offerande, Ritual, Am Kreuz, Nemelendelle («le ciel et l’enfer», en west-flamand) et Diaken évoquent la foi et les rituels, tandis que les clips sont des œuvres d’art photographiées, hypnotiques et empreintes de symbolique païenne et de mysticisme. Les concerts ont souvent lieu dans des églises désacralisées et dans des cimetières chrétiens.

Le corps de Colin H. Van Eeckhout est un artefact mystique à lui tout seul. Sur son dos – la partie de son corps la plus visible durant les concerts – est tatouée une double potence renversée dans laquelle se fondent des symboles anciens germaniques, nordiques et mystiques: la rune de la mort, le marteau de Thor, la croix de Saint-Antoine.

Sur ses bras et ses jambes, anges et démons semblent se livrer bataille. Sur sa poitrine, on trouve des signes de l’alphabet thébain, la langue des sorcières. Son corps est un tableau qui raconte l’histoire de sa vie, de son combat quotidien contre l’existence.

Parfois, ce corps doit abandonner une partie de lui-même. Van Eeckhout s’est ainsi fait retirer les tétons, inutiles pour un homme, selon lui. Il les a fait orner d’argent par une artiste et les transmettra plus tard à ses enfants. «Encaisser pour la bonne cause» :voilà comment il qualifie, dans un entretien au journal De Morgen, la douleur et la souffrance qui accompagnent ces interventions. Sur scène aussi, Van Eeckhout recherche souvent les extrêmes. En 2017, lors de la présentation du dernier LP d’Amenra, Mass VI, il s’est fait transpercer par des crochets auxquels ont ensuite été attachés de lourds pavés. Des années auparavant, il s’était fait hisser par la peau, les bras étendus à la manière du Christ.

Pour autant, ni lui ni aucun autre membre d’Amenra n’est atteint du complexe du Messie. Ils apprécient la reconnaissance de leur œuvre artistique, mais ont l’idolâtrie en horreur. Après chaque concert, le chanteur est le premier à se présenter au stand de merchandising, où il discute avec les fans du combat inhérent à l’existence. Les autres membres le rejoignent dès que les instruments sont chargés dans le car de tournée – tâche qu’ils assurent toujours eux-mêmes, fidèles à leur philosophie d’autogestion.

C’est aussi en cela qu’Amenra se distingue de nombreux confrères: même si le groupe se produit aujourd’hui de New York à Tokyo devant des foules de dix mille personnes, il garde toutes les rênes bien en main. Le groupe n’a pas de manager et assure son promo en grande partie seul. Van Eeckhout, le seul membre qui est occupé à temps plein par le groupe, entretient lui-même les contacts avec les fans sur les réseaux sociaux. En tournée, le groupe emmène également un sixième membre: son fidèle ingénieur du son qui veille à ce que la production et la qualité sonore soient toujours au point techniquement. Leur travail leur tient tant à cœur qu’ils n’imaginent pas en confier les manettes à quelqu’un qui ne connaît pas le groupe et ses sensibilités.

Amenra n’a donc aucun besoin de faire de concessions. Le groupe s’est ménagé lui-même cette indépendance en édifiant de façon très organique, au fil des années, la Church of Ra, un réseau créatif de groupes de musique, de concepteurs graphiques et d’artistes qui s’inscrivent dans le prolongement d’Amenra du point de vue de la philosophie et de l’approche, et qui se font progresser les uns les autres. Des groupes comme Oathbreaker et Wiegedood (La mort subite du nourrisson) ont commencé dans l’ombre d’Amenra, mais se sont aujourd’hui fait un nom sur la scène internationale. Pour Stefaan Temmerman, qui reste le photographe attitré du groupe, Amenra a aussi été un tremplin. Ils sont nombreux à avoir ainsi – avec la bonne attitude – fait leur miel du succès d’Amenra, et vice-versa.

«Par ce que nous faisons, j’espère communiquer avec les gens et attirer leur attention sur le caractère limité de la vie humaine», disait aussi Van Eeckhout dans De Morgen. «Montrer ce que signifie la douleur et comment la surmonter. Puiser ce qu’il y a de bon dans l’être humain.» Amenra a beau se pâmer devant la religion, le cœur de son message est humaniste au plus haut point.

Amenra :
Colin H. Van Eeckhout: chant – Bjorn Lebon: batterie – Lennart Bossu: guitare – Mathieu Vandekerckhove: guitare – Levy Seynaeve: basse
JD

Joost Devriesere

écrivain et éditeur

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