L’humour dans les années 2020: champ de bataille ou terrain miné?
Stand-uppeur grinçants ou humoristes à la papa, slogans drolatiques dans les cortèges ou saillies douteuses claironnées dans les réunions politiques, l’humour est devenu un lieu de lutte des pouvoirs au même titre que l’était la bataille des idées auparavant. Sous des dehors de légèreté et de plaisanteries se joue bien plus qu’un simple éclat de rire: état des lieux.
Les dizaines de milliers de participants aux dernières marches pour le climat aux Pays-Bas et en Belgique n’avaient-ils aucun sens de l’humour? Ce serait un mensonge que de l’affirmer. Les banderoles portaient des slogans assez plaisants tels que «J’aime les hommes avec une petite… empreinte écologique», «Fuck Each Other, Not The Planet» ou «The Climate Is Hotter Than My Boyfriend». «Le climat est plus chaud que Rutte», pouvait-on aussi lire, tandis que dans la foule, un mannequin à l’effigie du Premier ministre néerlandais faisait griller le globe sur un barbecue.
© Unsplash
Mais là encore, la marque de fabrique du mouvement climatique n’est pas vraiment son sens de l’humour. Avec son affiche «Skolstrejk för Klimatet», la jeune militante suédoise Greta Thunberg a fait un geste ferme, mais elle n’a pas fait éclater de rire grand monde. Si Greta Thunberg avait plus d’humour, disent certains, elle apparaîtrait plus sympathique et aurait plus d’impact.
Et Greta Thunberg n’est pas la seule à être qualifiée de «sans humour». Dans une chronique remarquée du journal flamand Het Belang van Limburg, la présentatrice Anke Buckinx, de Joe Radio, s’est élevée contre le mouvement woke -initialement afro-américain et qui vise à dénoncer toute forme de racisme, où qu’elle apparaisse. «Woke est en fait un synonyme de pleurnicherie», avait écrit Anke Buckinx, après quoi elle a subi une onde de protestations, mais aussi des masses de soutien. Son collègue, le producteur de radio Sven Ornelis, l’a défendue sur son site. «Calmez-vous, ne rouspétez pas sur tout, et n’accusez pas de racisme tous ceux qui rient d’une blague stéréotypée!».
Les militants pour le climat, le mouvement woke, ou encore les croyants: le cliché est souvent de dire qu’ils n’ont aucun sens de l’humour, incapables de rire des caricatures de Charlie Hebdo par exemple. Et d’ailleurs de quoi peut-on et doit-on encore rire aujourd’hui? Les défenseurs des bonnes causes ont-ils toujours le sens de l’autodérision? Beaucoup, dont Anke Buckinx, seront tentés de dire non. Sous-entendu: avant, c’était mieux.
© Internationaal Instituut voor Sociale Geschiedenis
Les Provos et squatters de l’Amsterdam des années 1960, les Kabouters (Lutins) autoproclamés qui distribuaient des raisins dans la rue contre l’avarice officielle et qui participèrent aux élections municipales de 1970 avec la liste Amsterdam-Kabouterstad: eux, oui, ils savaient ce qu’était que de rire -des autres certes- mais tout autant d’eux-mêmes.
«Leur humour était ludique et inspiré par le dadaïsme», explique la sociologue culturelle et spécialiste de l’humour Giselinde Kuipers (KU Leuven). «En se faisant appeler lutins, ils ont apporté quelque chose d’enfantin à leurs interventions. Aujourd’hui cela ne se voit plus, l’humour est devenu plus dur, les blagues plus grossières.»
«Il n’y a pas moins d’humour que par le passé, mais il y a plus de types d’humour qu’on considère aujourd’hui comme déplacés», reconnaît l’activiste LGBTQI+, acteur et humoriste anversois Jaouad Alloul. «Pas parmi les militants, mais parmi ceux qui s’y opposent, souvent des hommes blancs et plus âgés qui ont du mal à rire d’autres choses que des éternels sujets éculés (les femmes, les homosexuels ou d’autres minorités), et qui se sentent ciblés par ceux qui ne peuvent plus supporter leurs formes d’humour.» En Flandre, Jaouad Alloul souligne à quel point l’humour méprisant fonctionne encore. «L’humour pipi caca aussi fonctionne bien, hélas, à mille lieues de l’humour britannique plus raffiné, dont je suis un grand fan.»
«La norme est pourtant en train de changer», constate Dick Zijp, qui termine une thèse sur l’humour à l’université d’Utrecht et écrit des critiques de performances de cabaret pour l’hebdomadaire De Groene Amsterdammer. «Les blagues sur les minorités sont beaucoup moins tolérées par le grand public qu’auparavant. En revanche, l’humour dur et sec, pratiqué par des comédiens devenus assez offensifs, est devenu une niche à part entière.»
Dick Zijp pourrait d’ailleurs parler pour lui. Dans une chronique pour le quotidien néerlandais De Volkskrant l’été dernier, il faisait référence à une déclaration de l’actrice et réalisatrice Ilse Warringa qui, un peu comme Anke Buckinx en Flandre, se plaignait du fait que les gens se sentent constamment attaqués. «Au moment où vous n’êtes plus autorisé à mettre quoi que ce soit en perspective avec humour, nous sommes tous coincés», avait déclaré Warringa dans une interview. Et elle y ajoutait que les minorités ne feraient pas partie de la société tant qu’elles resteraient incapables de se moquer d’elles-mêmes.
C’est là que Dick Zijp n’est pas d’accord: «Le sous-entendu est très souvent: “donne-moi le droit de raconter des blagues dures sur toi.” Il s’agit là [comme l’a défini Giselinde Kruip plus haut] d’un régime d’humour libéral. Cela signifie que si l’on se moque de vous, il vaut mieux rire avec.»
L’humour serait alors considéré comme inclusif: «Dans ma chronique [qui lui a d’ailleurs valu le surnom de “tête de con non genré” de la part de l’humoriste Hans Teeuwen], j’ai écrit que ce genre d’humour nie l’équilibre des pouvoirs dans la société. Il est absurde de s’attendre à ce que les groupes défavorisés rient de bon cœur des traits d’humour que vous faites à leur sujet.»
Giselinde Kuipers: les comiques oublient qu'il faut un gros capital social pour en arriver à l'autodérision
Giselinde Kuipers acquiesce: «Souvent le flux humoristique vient de personnes qui sont socialement fortes et qui en ciblent d’autres ayant un statut inférieur ou une position vulnérable. Les comiques oublient qu’il faut un gros capital social pour en arriver à l’autodérision. Et si vous les confrontez à ce sujet, ils vous considéreront souvent comme rabat-joie. Quiconque ne se conforme pas à un certain type d’humour est considéré comme ennuyeux.»
Que cette autodérision soit indispensable, Jaouad Alloul le reconnaît bien volontiers. Dans son spectacle De meisje (La petite fille), un monologue sur son acceptation de soi, son coming-out et sa relation complexe avec sa famille, l’humour et l’auto-relativité font partie de l’histoire.
«Un comique engagé doit comprendre que tout le monde n’est pas nécessairement aussi bien informé que lui sur un problème particulier et que les non-militants aussi doivent pouvoir suivre, chose à laquelle l’humour peut sans doute contribuer», pense Jaouad Alloul. «Mais tous les activistes n’ont pas obligatoirement besoin d’utiliser l’humour ou de se rendre délibérément vulnérables pour faire rire les autres. Il est trop facile de blâmer ceux qui ne savent pas rire d’eux-mêmes quand celui qui fait la blague est privilégié et ignorant.»
Activisme et humour, cela reste un couple un peu tordu. «Je pense que l’humour peut jouer un rôle de temps en temps», explique Eva Rovers, autrice de Practivisme. Een handboek voor heimelijke rebellen (Practivisme. Manuel pour les rebelles cachés, Prometheus, 2018). «Dans le mouvement climatique en particulier, la satire est souvent utilisée. Des organisations comme Extinction Rebellion, Greenpeace
et Milieudefensie font, elles aussi, souvent usage de l’humour, de la parodie et de l’autodérision. Dans mon livre, je mentionne les “grand-mères contre la fracturation hydraulique” (Nanas Against Fracking), des grands-mères qui s’opposent à l’exploitation du gaz de schiste en Grande-Bretagne et qui descendent dans la rue comme un cliché d’elles-mêmes: avec un tablier et une brosse de toilette. Vous pouvez vraiment faire passer un message avec un humour intelligent.»
«La dérision», dit aussi Jaouad Alloul, «est un excellent lubrifiant pour aborder des sujets difficiles et des tabous, comme l’injustice sociale. L’humour est une manière d’articuler avec force des situations douloureuses, le fait que certains vivent ‘heureux comme Dieu en France alors que tant d’autres sont déshérités. Un angle drôle peut ouvrir les yeux du public et vraiment servir une cause.»
«L’humour est aussi un outil rhétorique important», ajoute Dick Zijp. «Prenez Zondag met Lubach (Un dimanche avec Lubach), une émission satirique très populaire à la télévision néerlandaise. Des chercheurs ont démontré que leur caricature de l’homme politique d’extrême droite Geert Wilders a eu son effet dans le sens où, après la diffusion, les citoyens étaient moins enclins à voter pour Wilders.»
«Arjen Lubach est passé maître dans l’art de lutter contre les abus sociaux avec humour», confirme Eva Rovers. «Par exemple, le greenwashing de Shell. Cette émission aussi est un bon exemple de la façon dont vous pouvez mettre, grâce à l’humour, certains problèmes à l’ordre du jour.»
«L’humour fait partie de la boîte à outils de chaque militant», insiste Giselinde Kuipers. La dérision et le ridicule sont des armes importantes pour saper le pouvoir et changer le monde. «L’activisme marche moins bien sans humour, même s’il faut le doser en fonction des groupes et des publics ciblés. L’humour est spécifique à la culture et les gens peuvent rapidement se sentir attaqués dans leur individualité.»
Jaouad Alloul: l'humour doit à la fois confronter, montrer l'angle mort et préserver l'intellect
«Encore faut-il faire attention», prévient aussi Jaouad Alloul. «L’humour peut toucher les gens de différentes manières, quand il n’est pas très bon il manque son but. L’humour doit à la fois confronter, montrer l’angle mort et préserver l’intellect. C’est une combinaison difficile.»
«La moquerie ne doit pas être exagérée au point d’affaiblir la cause qu’elle est censée servir», conclut Dick Zijp.
C’est aussi l’un des messages de la chercheuse en genres Linda Duits dans son livre Dolle Mythes (Mythes fous, Amsterdam University Press, 2017), dont le titre réfère à Dolle Mina, un mouvement féministe des années 1970. Le cliché veut que les féministes soient des pleurnichardes sans aucun sens de l’humour, alors que, selon Linda Duits, c’était l’inverse chez Dolle Mina. L’une des actions qui a rendu célèbre ce collectif a été sa revendication au droit de siffler les hommes. Le fait que Dolle Mina s’était, à l’époque, presque appelé «le con décoré» (De versierde kut), en référence à la façon dont les femmes se sentent souvent regardées par les hommes, fait toujours rire.
Mais avec le recul, leur humour était-il efficace et n’a-t-il pas plutôt entravé le combat pour plus de droits des femmes? Le filtre drolatique n’a-t-il pas fait en sorte que le féminisme de Dolle Mina fut considéré comme relativement innocent et inoffensif?
Cette innocence s’applique aussi à Loesje, rappelle Eva Rovers, une jeune femme fictive apparue à Arnhem et qui écrit des slogans drôles et humanistes dans l’espace public. «Loesje est très sympathique mais reste anonyme et peu menaçante. C’est justement parce qu’elle est si sympa qu’elle n’a pas vraiment le poids pour faire changer quoi que ce soit.»
Si tout le monde aime rire, le même humour ne fonctionne pas toujours chez chacun. Et surtout: certains thèmes ne s’y prêtent pas. «Je soupçonne que la douleur de nombreux militants est aujourd’hui trop grande, comparée à celle des Kabouters, pour qu’ils traitent leur cause avec légèreté», poursuit Eva Rovers. «Il y a là quelque chose en jeu à un niveau trop personnel, qu’il s’agisse de racisme, de sexisme, de pauvreté ou de climat.»
Ou, comme le dit Jaouad Alloul: «Quand on parle de la faim dans le monde, on ne peut pas aller trop loin dans la dérision. Face à des familles afghanes qui tentent désespérément de fuir leur pays, c’est juste mieux de ne pas rire.» «Les convaincus et militants de tout poil ne parviendront pas à leur but avec l’humour seul», craint l’Anversois. «La liberté est au moins aussi importante, tout comme la passion, la conscience, l’empathie et l’indignation.»
«L’angle humoristique est souvent romantisé», décrit Giselinde Kuipers. «Mais si vous regardez de manière empirique, vous constaterez que l’humour qui met à nu le pouvoir est plutôt minoritaire. La grande majorité des satires le perpétue justement. En fait, l’humour n’est essentiellement ni pour ni contre les puissants, mais parce qu’il est glissant et ambigu, il retombe facilement dans le sillon du pouvoir. Si la dérision est dangereuse, ce n’est que momentanément. Cette momentanéité fait en sorte que l’humour est intégré et que la menace reste contenue.»
Giselinde Kuipers: l'humour n'est essentiellement ni pour ni contre les puissants, mais parce qu'il est glissant et ambigu, il retombe facilement dans le sillon du pouvoir
Vrai ou faux, contesté ou pas, fin ou grossier, de droite ou de gauche: l’humour n’est pas seulement partout; dans la société moderne, il est considéré comme extrêmement important. Selon Dick Zijp, «nous en sommes même venus à croire qu’un bon sens de l’humour est fondamental pour faire de nous de bonnes personnes, que c’est cela, l’humour, qui fait de nous de bonnes personnes. L’humour est donc intimement lié à la morale et à l’idéologie.»
À tel point que les individus dits «sans humour» se voient rejetés. «Ce principe est devenu incontournable en politique. Nous avons du mal à rire de l’humour d’un opposant politique, car cela impliquerait qu’il est, lui aussi, un brave type. Celui qui n’est pas d’accord avec les militants pour le climat ne sera pas enclin à apprécier leur humour, bien au contraire.»
«L’humour en dit long sur l’organisation de la société», ajoute Giselinde Kuipers, «et aujourd’hui, il est spécifiquement choisi comme champ de bataille pour régler les conflits. On le voit aussi sur les réseaux sociaux, les memes et autres: l’humour ne fonctionne plus comme un effet collatéral mais est devenu une source d’identité.»
Dans l’article «De nar mag alles» (Le bouffon peut tout faire) qu’elle a publié dans De Groene Amsterdammer, Giselinde Kuipers soulignait aussi à quel point «les blagues grossières, les folies clownesques et les comportements irrationnels ont revendiqué leur place au centre du pouvoir»: qu’il s’agisse de la droite italienne -l’homme politique populiste Matteo Salvini qui compare une députée à une poupée gonflable («je plaisante!»), du président américain Donald Trump qui imite un journaliste handicapé, bougeant bizarrement, avec un bras plié», ou encore de Boris Johnson qui «se contredit continuellement, insulte et ment, mais avec tant d’humour et de “charme” que cela ne fait que le rendre plus populaire auprès de ses électeurs.»
«Les électeurs des Salvini, Trump et autre Johnson adulent leur genre d’humour. En réalité, celui-ci aiguise le sentiment du “nous contre eux”», analyse Giselinde Kuipers, «et a tendance à polariser la société.» Humour contre humour, celui des populistes contre celui, en l’occurrence, des militants.
Heureusement pour ces derniers, l’humour ne sert pas exclusivement à faire passer un message auprès d’un large public, il fonctionne aussi comme un puissant carburant pour les militants eux-mêmes. Comme l’a fait remarquer une Groningoise qui en a assez de l’extraction de gaz dans sa province dans le livre Practivisme d’Eva Rovers: «la seule chose qui me fait avancer est ma colère. Mais on ne peut pas continuer indéfiniment comme ça. La colère finit par te ronger!»
Mettez-vous en colère, nous conseille l’autrice, mais assurez-vous au moins de bien vous amuser, ça aussi!