Liberté de style d’une femme libre: l’artiste graphique Fré Cohen (1903-1943)
Les femmes graphistes n’ont guère retenu l’attention jusqu’ici dans les Plats Pays. La vie de Fré Cohen à une époque troublée et sa liberté dans tous les styles frappent l’imagination. L’exposition que consacre le musée Het Schip d’Amsterdam à la graphiste et les publications correspondantes complètent opportunément l’histoire de l’art connue.
Pendant très longtemps, l’histoire de l’art est demeurée celle de l’architecture, de la sculpture et de la peinture. Au cours des dernières décennies seulement, cette conception restreinte n’a cessé de s’élargir. Les disciplines que l’on estimait relever des «arts appliqués» sont davantage prises au sérieux et considérées de plus en plus souvent comme des expressions artistiques à part entière et étudiées comme telles. Le design, la mode et l’illustration n’en constituent que trois exemples. Un quatrième est le graphisme ou design graphique. Qu’un ouvrage et une exposition qualifient l’Amstellodamoise Fré Cohen (1903-1943) de «graphiste» illustre cette conception plus valorisante des arts appliqués. Livre et exposition sont des initiatives de Het Schip, le musée de l’école d’Amsterdam, dans la capitale néerlandaise.
© Museum Het Schip, Amsterdam
Une autre tendance de l’histoire de l’art récente est de se mettre en quête de femmes artistes. Alors que ce mouvement historiographique des arts «autonomes» a connu une accélération rapide ces dernières années, l’histoire du graphisme n’a atteint que sa vitesse de croisière. Le regain d’intérêt pour Fré (abréviation de Frederika) Cohen en est l’une des premières manifestations dans les Plats Pays. En tant que femme graphiste, elle faisait figure d’exception à une époque où le monde de l’imprimerie, de la typographie, de l’illustration et du design était encore très largement masculin. Pas seulement dans ce monde, du reste: les femmes n’ont acquis le droit de vote aux Pays-Bas qu’en 1919. Fré Cohen avait alors seize ans.
Elle grandit dans une famille juive d’ouvriers du diamant. Son père, Levie ou Louis, était tailleur de brillants. Sa mère effectuait d’autres tâches dans la même branche. Ils gagnaient ainsi juste de quoi joindre les deux bouts, mais les rentrées d’argent fluctuaient. Lorsque l’industrie diamantaire d’Amsterdam fut mise à mal, la famille alla même vivre quelques années à Anvers, car Louis pouvait y trouver plus facilement du travail. Pendant quatre ans environ, ils habitèrent Berchem, puis le père retrouva une activité sur les bords de l’Amstel.
La petite Fré fut très bonne élève à l’école primaire. Ses parents ayant suffisamment épargné pour qu’elle continue d’étudier, elle put accéder au collège d’enseignement général. Trois ans d’études supplémentaires: du jamais vu. Mais pas davantage, car elle devait contribuer à l’entretien de sa famille.
Au cours de sa scolarité, elle entra en contact par le biais de ses amies avec la Arbeiders Jeugd Centrale (AJC, Centrale de la jeunesse ouvrière), la section de jeunesse du Sociaal Democratische Arbeiders Partij (SDAP, parti ouvrier social-démocrate), dont elle ne tarda pas à devenir membre, car ses parents avaient également des sympathies socialistes. Cette étape fut décisive pour le reste de sa carrière et de son existence. Elle se fit une foule d’amis à vie, et eut aussi l’opportunité de concevoir le design de nombreux imprimés, si bien que des personnes qu’elle connaissait dans ce milieu lui passèrent par la suite de nombreuses commandes.
© Museum Het Schip, Amsterdam
Le talent créatif de Fré Cohen se révéla dans son second emploi. Elle aimait dessiner, et la société de câbles et de fils électriques néerlandaise DRAKA (Hollandsche Draad- en Kabelfabriek) d’Amsterdam-Nord lui demanda d’illustrer des annonces et des imprimés. Ce travail enchanta Fré et lui permit financièrement de suivre une formation artistique, à la Grafische School (École graphique) d’abord, puis à partir de 1924 à l’Instituut voor Kunstnijverheidsonderwijs (Institut des arts appliqués, dit familièrement École des arts appliqués).
© Museum Het Schip, Amsterdam
Son talent de graphiste fut bientôt connu, et elle quitta la DRAKA pour un emploi à la NV Ontwikkeling, la société d’édition liée au SDAP, qui devint en 1929 De Arbeiderspers. Pour cet éditeur, elle illustra une multitude d’ouvrages, de couvertures de livres et de brochures, souvent par des vignettes xylographiques tirées en noir et rouge. Sur le plan stylistique, ces réalisations graphiques évoquent clairement les années 1920, même si elles semblent proches parfois de formes historicisantes, avec de nombreux éléments personnels et décoratifs, parfois d’un modernisme plus géométrique. Nous trouvons par exemple la combinaison de ces deux tendances (typographie décorative, jeu de lignes géométriques) dans la maquette de couverture de l’ouvrage du Flamand Hendrik de Man édité par l’AJC en 1928, intitulé Het sosialisme als kultuurbeweging (Le socialisme, mouvement culturel).
Fré Cohen réalisa ses productions les plus diffusées au cours de la période 1929-1932. Elle travaillait alors à l’imprimerie de la ville d’Amsterdam, où elle était chargée du graphisme des imprimés municipaux. Calendriers, certificats, guides administratifs, et même carnets de virements reçurent un graphisme vigoureux, fait de blocs et de lignes rappelant beaucoup le style architectural de l’école d’Amsterdam. Lorsque, plus tard, elle devint graphiste indépendante, travaillant pour les donneurs d’ouvrage les plus divers, des organisations socialistes aux associations juives en passant par des industries et des théâtres, elle put recourir à une palette de styles et de techniques plus large. Dans son apprentissage, elle s’était formée aussi bien à la xylographie qu’à la lithographie, et elle s’essayait parfois à la calligraphie ou à l’aquarelle.
© Museum Het Schip, Amsterdam
Ses ex-libris dessinés pour différents amis ou contacts obtinrent un franc succès. L’admirable gravure sur bois qu’elle réalisa pour les ouvrages de l’actrice Marie Hamel reçut en 1932 une «mention honorable» de la Book Plate Association à Los Angeles. Mais c’est surtout dans ses maquettes de couverture que Fré Cohen put le mieux s’exprimer, dans une grande variété de styles, de la très sobre Prutske de Stijn Streuvels (1930) jusqu’au romantique Broadway de Vicki Baum (vers 1939) et à la néo-objective Handleiding voor het gebruik van het electrisch fornuis (1931) (Guide d’utilisation de la cuisinière électrique, 1931).
© Museum Het Schip, Amsterdam
Elle ne travailla pas seulement pour l’éditeur De Arbeiderspers, tant s’en faut, mais aussi pour Wereldbibliotheek et Querido. Parfois, elle écrit également ses propres textes: son récit d’un séjour dans le petit «village d’artistes» suisse d’Ascona, qui parut dans une revue en 1936, entrecoupé de ses propres dessins, rappelle la bonne humeur de ses textes vingt ans auparavant, lorsqu’elle décrivait les camps de vacances dans le bulletin de l’AJC.
Sur le plan politique, c’était une époque troublée, et tout ce qui se passait en Allemagne franchissait la frontière germano-néerlandaise, au sens propre même, car de nombreux Juifs fuyaient le régime de Hitler pour se réfugier aux Pays-Bas. Ces évènements réveillèrent la conscience juive de Fré Cohen qui, par ses origines familiales, avait la fibre sociale. Elle dessina et œuvra de plus en plus pour le compte d’associations juives, ce qui lui fit rencontrer entre autres l’écrivain et journaliste Joseph Gompers (1899-1945), qui devint un très bon ami. Elle réalisa pour lui deux ex-libris. L’un d’eux est une image historique hallucinante: une croix gammée au-dessus d’un mort, avec pour texte: Ex libris antisemitica.
© Museum Het Schip, Amsterdam
Pendant la Seconde guerre mondiale, le sort des Juifs aux Pays-Bas devint évidemment encore plus préoccupant. Il existe une photo de Fré Cohen en compagnie de camarades à l’Institut des arts appliqués et portant distinctement l’étoile juive sur son revers. Peu après la prise de cette photo, elle entra en clandestinité dans la région de la Twente, dans le village de Borne. Le 9 juin 1943, elle fut appréhendée par le chasseur de Juifs de Hengelo, Johannes Cornelis Frankevoort. Fré Cohen avala une pilule pour se donner la mort et décéda trois jours plus tard à l’hôpital: elle n’avait pas encore quarante ans, mais était restée libre jusqu’au bout.
© Joods Historisch Museum, Amsterdam
Le récit de la vie de Frederika Cohen parle à l’imagination, mais il n’existe plus guère de sources. C’est sans doute pour cette raison qu’Edith Brouwer a décidé de faire coïncider la parution de son «Roman de la vie de Fré Cohen» avec l’exposition organisée au musée Het Schip. Le livre n’est pas une réussite: il traite de façon assez maladroite et incomplète un nombre de sources limité et manque vraiment de relief pour être qualifié de roman. C’est plutôt un livre pour la jeunesse qui permet aux enfants et aux adolescents de découvrir une figure historique dont la vie se rattache à maints égards à l’histoire de la politique, de l’art, et surtout de la ville d’Amsterdam.
Il est en effet frappant de constater, dans le catalogue d’exposition également, l’importance accordée au cadre de vie et de travail amstellodamois de Fré Cohen. Cet éclairage ne manque pas d’intérêt, mais la question de savoir quelle place elle occupait dans ce contexte international des arts appliqués de l’époque, reste pratiquement sans réponse, tant dans le catalogue que dans le livre. Dommage, car l’importance artistique de cette femme libre, aux nombreux styles, y reste exagérément réduite au niveau local. Fré Cohen a sans doute été, à l’échelle internationale aussi, l’une des premières graphistes qui ont compté, car son langage des formes traduit clairement la recherche du «nouveau», dans ces années 1920 et 1930, alors que l’ancien n’avait pas tout à fait disparu.
L’exposition «Fré Cohen: vorm en idealen van de Amsterdamse School» (Fré Cohen: Forme et idéaux de l’école d’Amsterdam) est présentée jusqu’au 30 octobre 2022 au musée Het Schip, Amsterdam.
Publications sur Fré Cohen:
Ton Heijdra, Frits de Klerk, Ginger van den Akker, Laura Lubbers, Fré Cohen, grafisch kunstenares. Vorm en idealen van de Amsterdamse School, Museum Het Schip, Amsterdam, 2021.
Edith Brouwer, De letterkast. Roman over het leven van Fré Cohen , Orlando, Amsterdam, 2021.