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histoire

L’importance de l’esclavage dans l’Atlantique pour l’économie des Pays-Bas au XVIIIe siècle

Par Pepijn Brandon & Ulbe Bosma, traduit par Jean-Philippe Riby
2 octobre 2019 6 min. temps de lecture Le passé colonial

Pendant longtemps, les historiens néerlandais ont considéré a priori que l’importance de l’esclavage dans l’Atlantique pour l’économie des Pays-Bas avait été marginale. Dans un article publié le 26 juin 2019 dans la revue d’histoire économique et sociale néerlando-flamande TSEG / Low Countries Journal of Social and Economic History, les auteurs montrent que cette supposition est erronée.

En 1770, les activités reposant sur l’esclavage représentaient tout de même 5,2 % du produit intérieur brut (PIB) de la République des Pays-Bas. Pour la province de Hollande, pourtant la plus prospère et le plus puissante des Provinces-Unies, ce pourcentage allait jusqu’à 10,36 %. Ce résultat provoqua un débat passionné dans les médias, mais fut largement accueilli comme une correction importante à l’image dominante que les Pays-Bas avaient eue de leur propre passé esclavagiste.

Les chiffres obtenus sont le résultat d’une grande étude sur l’importance de l’esclavage atlantique pour l’économie néerlandaise dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Cette étude fut lancée en 2014 et réalisée par l’Institut international d’histoire sociale d’Amsterdam (IISG), l’Université libre d’Amsterdam (VU) et l’Université de Leyde (UL). Elle comportait trois volets. Le premier portait sur la traite à partir des villes de Middelbourg et de Flessingue, sur l’île de Walcheren en Zélande (Gerhard de Kok). Le second, toujours en cours, devait analyser la chaîne de valeur internationale du sucre et du café produits par les esclaves (Tamira Combrink). Le troisième était axé sur le rôle des banques et des assurances concernées par l’esclavage (Pepijn Brandon et Karin Lurvink). La synthèse devait proposer au final un chiffrage solidement étayé du poids des activités esclavagistes atlantiques dans le PIB.

Des estimations conformes à la réalité ?

À l’étranger également, on avait tenté de mesurer le poids de l’esclavage, ou du commerce colonial en général, dans les économies nationales. Surtout en Grande-Bretagne, acteur majeur du commerce triangulaire au XVIIIe
siècle, un débat académique approfondi eut lieu pendant des dizaines d’années, avec des points de vue allant de la conviction que l’esclavage était l’une des principales sources de richesse de la révolution industrielle jusqu’à l’idée selon laquelle le commerce colonial ne signifiait finalement pas grand-chose pour le développement de l’économie nationale. Aucun débat de fond analogue n’eut véritablement lieu dans les autres pays européens. La plupart des historiens économistes acceptèrent les conclusions des auteurs britanniques, à savoir que l’importance économique de l’esclavage avait été limitée. Une telle attitude s’expliquait avant tout par la tendance à aborder la question du poids économique de l’esclavage sous le seul angle des revenus générés par la traite, et non par le commerce, bien plus important, des marchandises produites dans les plantations.

Les négociants des Pays-Bas avaient pleinement anticipé l’émergence d’un marché de consommation de masse du sucre et du café

La tendance à la minimisation prévalut également aux Pays-Bas. Ces dernières années toutefois, l’intérêt suscité par le passé esclavagiste progressa fortement, tout comme aux États-Unis, en Angleterre ou en France. Dans ce contexte, la question se posa donc de savoir si ces estimations approximatives de l’importance économique de l’esclavage correspondaient à la réalité. Par ailleurs, l’évolution des études consacrées à l’histoire économique des Pays-Bas permit de poser un certain nombre de questions à cet égard. De nouvelles données sur l’ampleur du commerce atlantique soulignèrent le fait que les négociants néerlandais aussi avaient pleinement anticipé l’émergence d’un très important marché de consommation européen du sucre et du café produits par les esclaves dans le monde atlantique. Dans la seconde moitié du XVIIIe
siècle, le commerce atlantique éclipsa même le commerce des épices de la Compagnie des Indes orientales (VOC) à partir de l’Asie, pour lequel l’esclavage était aussi pratiqué, du reste, à grande échelle. En affinant les évaluations existantes concernant le volume total de l’économie des Provinces-Unies, Jan Luiten van Zanden et Bas van Leeuwen permirent d’étudier de manière sectorielle et bien plus précise l’importance des échanges commerciaux transatlantiques.

Une contribution considérable

Pour plus de clarté, nous présentons dans une annexe en anglais, téléchargeable avec notre article en néerlandais sur le site www.tseg.nl, le mode et la base de calcul des nombreuses évaluations effectuées. Notre article sera également publié en anglais l’an prochain. Nous nous contentons pour l’instant de résumer les résultats les plus significatifs :

– Avec 5,2 % du PIB de la République des Provinces-Unies, voire plus de 10 % du PIB de la province de Hollande, l’esclavage dans l’Atlantique a fourni une contribution non pas marginale mais considérable à l’économie néerlandaise en 1770. Sur la base d’extrapolations, nous pouvons également voir que 1770 était une année représentative de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Pour un grand nombre d’années, le pourcentage était plus élevé.

– Les pourcentages indiqués sont fournis dans leur grande majorité (à plus de 70 %) par les sociétés de négoce international ou d’armement. En 1770, plus de 19 % (en valeur) de toutes les marchandises entrant ou sortant des ports néerlandais étaient produites dans les plantations d’esclaves de l’Atlantique.

– Ce n’est pas la traite, mais le commerce des marchandises produites par les esclaves qui représentait la plus grande source de revenus pour l’économie des Pays-Bas. La traite des esclaves ne représentait que le premier élément d’un système économique beaucoup plus vaste, alimenté ensuite chaque année par le travail des esclaves dans les plantations.

– Les négociants des Provinces-Unies ne tiraient pas seulement leurs bénéfices des marchandises produites dans les plantations d’esclaves des colonies néerlandaises de l’Atlantique. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, la République offrit un marché de redistribution du café, du sucre et du tabac provenant de l’ensemble du monde atlantique, en premier lieu pour Saint-Domingue (future Haïti), la plus importante colonie esclavagiste française.

– L’immense flux de marchandises en provenance de l’Atlantique pour cette seule année 1770 reposait sur le travail forcé de 120 000 personnes durant l’équivalent d’un an plein dans les plantations. A l’époque, la population active des Provinces-Unies représentait tout au plus un million de gens.

La croissance des activités reposant sur l’esclavage atlantique compensa la stagnation ou le recul dans d’autres secteurs de l’économie néerlandaise

L’essentiel du débat suscité par nos découvertes ne porta pas sur ce type de questions techniques, mais sur sa portée plus large au regard de la relation avec le passé esclavagiste des Pays-Bas. Il y eut, comme on pouvait s’y attendre, les réactions prévisibles de ceux qui, indépendamment du fait de savoir si l’esclavage contribuait pour 0,5%, 3%, 5% ou 10% à l’économie, en tiraient d’avance la conclusion que cette contribution était insignifiante. D’un point de vue purement quantitatif, il s’agit bien d’une proportion non négligeable. A titre de comparaison, rappelons que, selon une étude récente de l’université Erasmus de Rotterdam, le port de Rotterdam contribue, logistique et prestations de services comprises, pour 6,2 % environ au PIB néerlandais actuel. Plus important encore : Les chiffres de cette nature ne prennent leur pleine signification que dans le cadre d’une analyse plus large de l’économie sur le plan structurel. La croissance spectaculaire des activités reposant sur l’esclavage atlantique compensa la stagnation ou le recul dans de nombreux secteurs de l’économie des Pays-Bas à la fin du XVIIIe siècle. Ce sont surtout de grandes villes commerçantes comme Amsterdam ou Rotterdam qui surent se maintenir, voire mieux se positionner sur l’échiquier commercial international en profitant du travail forcé de nombreux milliers d’esclaves dans les plantations des colonies hollandaises, françaises et anglaises. Le commerce du sucre, du café et du tabac créa de nouveaux liens entre la République et le continent européen, grâce notamment à l’essor du commerce rhénan des denrées coloniales. Ces prémices furent déterminantes pour l’évolution future de l’économie néerlandaise.

Un résultat majeur de notre étude est que nous n’avons plus besoin de rester focalisés sur la relation entre l’esclavage et la révolution industrielle. Le débat doit s’élargir, car l’esclavage a eu de grandes répercussions en Europe sur les courants commerciaux, les modèles de financement, les habitudes de consommation et les politiques économiques. La nouvelle vague d’études sur l’esclavage ne concernera donc pas seulement la relation d’un pays avec son passé esclavagiste, mais aussi la façon dont nous envisageons l’histoire économique européenne et mondiale.

Pepijn Brandon & Ulbe Bosma

Pepijn Brandon est chargé de cours à la Vrije Universiteit Amsterdam et directeur de recherche à l’Institut international d’histoire sociale (IISG).

Ulbe Bosma est directeur de recherche à l’Institut international d’histoire sociale (IISG).

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