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L’islam radical est toujours parmi nous

Par Hind Fraihi, traduit par Jean-Marie Jacquet
26 mars 2020 7 min. temps de lecture Hind Fraihi

En 2006, Hind Fraihi s’est fait connaître dans le monde entier en dénonçant la montée de l’extrémisme islamiste à Molenbeek (Bruxelles). Aujourd’hui, elle constate que la situation a peu changé et que l’islam radical continue de gagner du terrain.

Les ghettos islamiques sont revenus à la une de l’actualité lors de la parution du livre Les Territoires conquis de l’islamisme de Bernard Rougier. Dans son ouvrage, ce spécialiste français du Moyen-Orient montre que, dans bon nombre de nos quartiers d’immigrés, les musulmans intégristes prennent de l’ascendant. Au bout de quatre années de travail sur le terrain, il a défini le phénomène comme un «écosystème islamiste». Un tissu de mosquées, de clubs de sport, de magasins et d’organismes divers qui, tous, à première vue, se livrent à d’innocentes activités dont le but est de renforcer le sentiment d’appartenance à une communauté. Mais cette façade cache un discours fondamentaliste visant à tenir les croyants à l’écart de tout ce qui rapproche de la société occidentale. Le but est un État parallèle sur le modèle de la charia, obéissant à des consignes qui, tant dans la rhétorique que dans les lectures, prônent l’intolérance, une aversion marquée vis-à-vis de l’Occident, et jusqu’à la violence.

C’est également ce qu’a observé l’AIVD (Algemene Inlichtingen- en Veiligheidsdienst), le service de renseignements des Pays-Bas. Il met en garde contre l’influence grandissante d’un «groupe de pression salafiste de deuxième génération» qui représente à terme «une sérieuse menace» pour l’État de droit néerlandais. Un des problèmes majeurs réside dans le fait que ce courant fondamentaliste islamiste tend vers une «société parallèle» dans laquelle la législation néerlandaise n’a pas cours. Autrement dit, une société sur le modèle de la charia. Financée par des fonds étrangers, principalement en provenance d’Arabie saoudite et des Émirats, afin d’instaurer en Europe l’islam sous sa forme la plus étroite d’esprit.

Les premières cibles? Pas les mécréants mais, au sein même de l’Oumma, ceux des musulmans qui ne sont pas très regardants en matière de haram et de halal. Brandissant les dix «annulatifs» de Mohammed ben Abdelwahhab, le fondateur du wahhabisme, les fondamentalistes font pression sur les autres croyants pour qu’ils choisissent le «droit chemin». Cela commence de façon tout à fait innocente par des «conseils» comme «Ma soeur, ton foulard laisse encore trop voir ta chevelure» ou «Mon frère, tu ferais peut-être mieux de ne pas vendre d’alcool dans ta boutique de nuit». Mais peu à peu, leur influence s’accroît, et par le fait même la pression communautaire pour que l’on en observe scrupuleusement les règles.

Même constat, encore, du côté du Raad van Marokkaanse Moskeeën Nederland (Conseil des Mosquées marocaines des Pays-Bas). Auditionné par la commission d’enquête parlementaire qui investigue sur l’influence exercée par des pays de stricte obédience abritant des mosquées et par d’autres organismes islamiques, le vice-président Saïd Bouharrou témoigne qu’un petit groupe de jeunes musulmans intégristes met sous pression les autres croyants. Et il ajoute: «On leur dit “tu n’es pas un bon musulman”. Ceux qui ne veulent pas se rallier à la doctrine rigoureuse sont accusés de semer la discorde au sein de la communauté musulmane».

Et nous n’avons pas encore parlé de Jihad Capital Molenbeek. Selon Rougier «le modèle le plus accompli d’un écosystème islamiste». En fait, peu de choses ont changé depuis 2005, lorsque je me suis infiltrée par ruse derrière les portes closes de l’islam radical.

Les hommes politiques, notamment de gauche, continuent de s’en tenir à d’insignifiants accords avec des salafites et des wahhabites et, en échange de voix électorales, ferment les yeux sur tout ce qui peut se tramer dans les antichambres de mosquées plus ou moins clandestines. Même l’AIVD, au début, s’est trompé sur les salafistes, en qui il voyait des alliés potentiels contre le terrorisme inspiré par l’intégrisme islamique. «Nous pensions» – c’est Dick Schoof, directeur du service secret, qui parle – «que ce groupe pourrait servir de tampon face aux belliqueuses prédications du jihad. Dans la pratique, il n’en était rien. Nous avons découvert que cette communauté se distanciait de moins en moins de la violence jihadiste».

Deux exemples d’une relation reposant sur un manque de connaissance réciproque. Ou sur le refus de faire mutuellement connaissance.

La clé de cette méconnaissance se trouve ramassée dans un passage du film Gladiator de Ridley Scott. Le général romain Maximus, exhortant ses troupes avant d’engager le combat contre les Germains, les apostrophe d’un Brothers what we do in life echoes in eternity. Un mot d’ordre qui, depuis, a fait école sur bien des affiches, t-shirts ou tasses de café.

En y réfléchissant, on saisit aisément le fondement de l’écart entre notre civilisation occidentale et la vision salafiste du monde et de l’existence.

La formule de Maximus, qui est du reste une adaptation de ce qu’écrivait l’empereur Marc Aurèle dans son journal philosophique Pensées pour moi-même, colle parfaitement à la façon dont les Occidentaux voient aujourd’hui la vie. Dieu a été déclaré mort, sauf à se voir réduit à un rôle de figuration dans le folklore et à un objet de dévotion populaire. En tout état de cause, un personnage de fiction sans aucun pouvoir. Nous n’avons qu’une vie, et ce que nous en faisons est d’abord affaire de choix personnel. Nous sommes nous-mêmes devenus Dieu. Tout ce qui reste de nous après notre mort, hormis éventuellement des enfants et quelques biens, c’est notre réputation. Elle demeure attachée à notre nom pour l’éternité et détermine la manière dont les générations futures nous verront.

Cette conception n’est certainement pas sans rappeler l’ambition des politiciens et faiseurs d’opinion d’aujourd’hui de «laisser une petite trace dans l’Histoire». Il est toutefois permis d’avoir une autre lecture de la harangue du général romain. Une lecture dans laquelle eternity n’est pas synonyme d’ «éternité terrestre, mais de l’au-delà» qu’est l’éternité céleste. Une vision selon laquelle Dieu n’est ni mort ni enfermé dans un rôle factice, mais demeure l’Être supérieur qui dispose et décide de toute existence. Dans cette optique, la vie n’est pas tant notre propriété qu’un don reçu. Ou plutôt un prêt dont le créancier vient après quelque temps vérifier si son investissement est rentable. Ce que fait l’homme ou la femme durant sa vie n’est pas de nature à lui apporter honneur ou gloire, mais à lui «mériter le ciel». Nos actes, fautes, négligences, bonnes actions et bienfaits déterminent la place qui nous sera attribuée dans l’au-delà. Au ciel, ou en enfer.

Le fossé qui sépare ces deux conceptions rend quasi impossible une compréhension mutuelle. Nous, Occidentaux, vivons en général comme si nous jouions le rôle principal dans un film centré sur notre propre existence. Après le générique final, c’est l’obscurité. Les salafistes, eux, ne voient la vie sur Terre que comme un avant-programme de la vie éternelle. La nouvelle vie, ils la trouvent dans la mort. Cela explique aussi pourquoi, en Occident, on réagit avec autant d’effroi au phénomène en soi étrange, mais extrêmement bien étayé, des attentats-suicides pour motifs religieux. Une petite minorité suffisamment radicalisée fait avec joie le sacrifice de sa vie en échange d’un billet pour le Paradis Et ceux qui s’immolent ainsi nous ôtent en même temps ce que nous avons de plus précieux: notre vie.

La foi en Allah comme Être supérieur à toute loi habite un homme tel que Suhayb Salam, l’imam controversé de la mosquée Al-Fitra d’Utrecht, une institution qui compte parmi ses membres de nombreux (ex-) combattants de Syrie. «Nous musulmans avons notre part dans la définition des normes et des valeurs, que cela vous plaise ou non», a-t-il lancé devant la commission d’enquête de la Deuxième Chambre. Dans son cas, cependant, il s’agit d’un monde de mariages islamiques sans base légale pour faciliter la polygamie, un monde où les enfants, très jeunes encore, «apprennent»
que les mécréants sont mauvais et impurs, où la lapidation est une juste punition pour les homosexuels. Un monde d’où des concepts tels que la liberté, l’égalité et les droits sont totalement bannis. En tout cas pour les femmes.

Il va de soi que nul n’est tenu d’embrasser toutes les valeurs occidentales. De même, rien n’interdit à quiconque de se replier entièrement sur une stricte interprétation d’une religion séculaire. Le reconnaître implique aussi d’admettre que certains ne peuvent s’intégrer dans notre société. Ils sont trop enfermés dans un rejet qui trahit une forme étriquée de l’islam. Leur vie n’est plus placée que sous le signe du sacrifice.

Le culte de la mort comme leitmotiv
est un choix individuel qui perd sa valeur à partir du moment où est propagée la haine, où les dissidents sont menacés, où des croyants moins zélés sont soumis à une forte pression. Où l’intolérance s’appuie abusivement sur un cadre légal pour imposer à la vie d’autrui de sévères restrictions. Il n’est plus possible de négocier avec de tels personnages. Pas plus, bien sûr, que de chanter le Kumbaya.

Portret Hind Fraihi

Hind Fraihi

journaliste d'investigation, chroniqueur et auteur
photo © Mariëlle Degeeter

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