La «Nolfbarak», premier jalon de la néerlandisation de l’université de Gand
L’université de Gand n’a définitivement délaissé le français au profit de la langue néerlandaise qu’en 1930. La Nolfbarak (1923-1930) a constitué une étape intermédiaire de ce processus, solution ambiguë, qui a eu pour effet d’accentuer les tensions entre francophones et partisans d’une néerlandisation entière.
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La Nolfbarak. La première partie de ce mot composé fait référence à Pierre Nolf, ministre belge des Arts et des Sciences entre 1922 et 1925. Nolf était un médecin natif d’Ypres qui donnait des cours de pathologie et de thérapeutique générales à l’université d’État de Liège et qui a également participé au gouvernement Theunis (une coalition de catholiques et de libéraux) en qualité de technicien. Les néerlandophones ont accolé à son nom le petit mot barak, un ajout teinté de mépris évoquant le manque de goût et le délabrement, et qui rappelait en outre les baraques miteuses des soldats et autres militaires.
Le souvenir de la Première Guerre mondiale était encore bien présent dans les esprits lorsque les critiques affublèrent de ce nom l’université d’État de Gand. La barak était une métaphore du système bancal que les lois linguistiques de Nolf avaient fait de l’enseignement supérieur gantois. Il ne s’agissait donc pas d’un lieu, mais bien d’un régime, d’un système, d’un changement de langue imposé par la loi qui était en contradiction avec les réalités linguistiques et les forces politiques en place au sein et en dehors de l’université.
Un vieux débat
La Nolfbarak n’est qu’un épisode d’une longue discussion sur la langue de l’enseignement supérieur belge. En 1835, soit cinq ans après l’indépendance de la Belgique, le grand choc linguistique était celui qui opposait le latin et le français –le français a gagné, faisant disparaître un vieil idéal humaniste dans la foulée. Depuis la réforme de Bologne, qui a entraîné la création d’un espace européen de l’enseignement supérieur au début du XXIe siècle, les langues nationales doivent rivaliser avec l’anglais, jugé universel.
Dans un enseignement supérieur en quête de mobilité des étudiants et professeurs, d’internationalisation et de facilitation de la communication académique, l’utilisation d’une lingua franca est apparue comme une évidence. Pourtant, ce choix s’est accompagné d’un appauvrissement linguistique et d’un élargissement du fossé entre la société et la sphère universitaire et entre les cultures académiques nationales anglo-saxonnisées et les communautés locales. L’anglicisation a permis une gestion plus efficace de l’université en tant qu’entreprise, mais, en échange, elle a amoindri le rayonnement culturel de l’enseignement supérieur et forcé les étudiants à apprendre dans une langue autre que celle de leur pays.
Quelle langue assigner à l’enseignement supérieur dans un pays divisé en plusieurs communautés et groupes linguistiques?
Les lois linguistiques du ministre Nolf ont engendré un dilemme similaire dans l’entre-deux-guerres, la bataille s’engageant cette fois entre le français et le néerlandais, et s’inscrivant dans un contexte communautaire. Mais quelle langue assigner à l’enseignement supérieur dans un pays divisé en plusieurs communautés et groupes linguistiques? Comment choisir entre un enseignement unilingue et uniformisant et un monde universitaire respectueux de la diversité des langues et des cultures?
À la recherche d’une élite néerlandophone
À partir de la fin du XIXe
siècle et jusque dans les années 1960, le débat sur la langue de l’enseignement supérieur a fait partie intégrante de la lutte communautaire dans une Flandre animée par des ambitions d’émancipation sociale. Le français et le néerlandais étaient en compétition et l’enseignement supérieur était perçu comme un microcosme représentatif de la «situation belge»: un système porté par des forces opposées qui changeait de direction à chaque nouvelle crise.
En 1835, la Belgique comptait quatre universités (à Gand, Liège, Louvain et Bruxelles), mais aucune d’entre elles n’était néerlandophone. L’enseignement supérieur reflétait en réalité une dominance de l’élite francophone en raison de laquelle, même en Flandre, l’administration, la justice et la vie politique et culturelle n’avaient qu’une seule et même langue: le français. Le «flamand» était quant à lui l’apanage du peuple, des poètes, des amoureux de la linguistique et des «orangistes». Les oppositions au sein de l’enseignement supérieur étaient non seulement linguistiques, mais aussi idéologiques, l’enseignement supérieur francophone catholique luttant contre son pendant libéral, et les institutions étatiques bataillant contre les organes gérés par la franc-maçonnerie ou par l’évêché.
Le retard socioéconomique de la Flandre a sonné le coup d’envoi d’un programme d’émancipation dont le fer de lance était l’enseignement supérieur dans la langue du peuple
Avec ses revendications, le Mouvement flamand a progressivement changé la donne en profitant du climat d’antagonisme entre les catholiques et les libéraux pour mettre en exergue une nouvelle lutte: la rupture culturelle et socioéconomique entre les citoyens francophones et leurs homologues néerlandophones. À partir du dernier quart du XIXe siècle, le programme flamingant, initialement axé sur la culture et la littérature, a pris une orientation politique et le Mouvement flamand est devenu un courant activiste. Le retard socioéconomique de la Flandre a sonné le coup d’envoi d’un programme d’émancipation dont le fer de lance n’était autre que l’enseignement supérieur dans la langue du peuple. Or, pour affranchir la Flandre, il fallait pouvoir tabler sur une élite néerlandophone.
Seule ville flamande accueillant une université d’État, Gand est rapidement devenue le foyer de ce nouveau mouvement d’émancipation. À travers un flux infini de pamphlets, de rassemblements, de débats politiques, d’allocutions et de manifestations, les flamingants se sont tellement investis dans la néerlandisation de Gand que leur campagne a fini par attirer l’attention du Parlement.
En 1911, le socialiste Edward Anseele, le libéral Louis Franck et le catholique Frans Van Cauwelaert ont introduit une proposition de loi pour la création graduelle d’une université néerlandophone à l’horizon 1916-1917. Les débats parlementaires autour de cette proposition de loi ont toutefois été interrompus par la Première Guerre mondiale.
Radicalisation
© Province de Liège – musée de la Vie Wallonne.
L’élite francophone ne s’est bien entendu pas laissé faire et un premier mouvement d’opposition a vu le jour dès 1910: l’Union pour la défense de la langue française à l’université de Gand. Ce groupe avait par ailleurs la mainmise sur l’université, puisque tant le corps professoral que le contingent estudiantin y étaient majoritairement en faveur du français, avec des divergences d’opinions plutôt idéologiques que communautaires.
La guerre a redistribué les cartes. Avec sa fameuse Flamenpolitik, l’envahisseur allemand a su profiter du ressentiment flamand pour néerlandiser l’université d’État de Gand, la transformer en Vlaamsche Hoogeschool (ou École supérieure flamande) et y recruter, entre 1916 et 1918, plus de cinq cents étudiants avec l’aide du Mouvement flamand. Après la guerre, cette Von Bissinguniversiteit (université Von Bissing) a toutefois apporté de l’eau au moulin des détracteurs de la néerlandisation: les flamingants avaient comploté avec l’ennemi. En réponse, les partisans de la néerlandisation ont invoqué les nombreux soldats flamands tombés au front, jouant de cet argument émotionnel pour ramener sur la table les bonnes vieilles revendications du Mouvement flamand.
À partir de là, les positions se sont affermies et le débat s’est envenimé. Les pamphlets et les rassemblements ont ainsi laissé la place à des manifestations sauvages et à des échauffourées entre flamingants et antiflamingants. Une lutte parlementaire s’est également engagée en marge de cette violence dans les rues, les deux camps cherchant (et obtenant) une forme de soutien politique. À compter de 1918, la néerlandisation de l’université de Gand est ainsi devenue une véritable poudrière politique, avec l’intervention d’hommes tels que le roi Albert Ier et le bourgmestre gantois Émile Braun.
«Hoalf-en-hoalf»
Lors de sa nomination au ministère des Arts et des Sciences en 1922, Nolf s’est évidemment vu confier la tâche d’apaiser les tensions entourant la néerlandisation de Gand. Il a donné son nom à une loi adoptée le 31 juillet 1923, qui prévoyait une néerlandisation partielle de l’université de Gand, avec à la fois un système néerlandophone et une structure francophone. Les étudiants inscrits dans la filière néerlandophone recevaient deux tiers de leurs cours en néerlandais et un tiers en français, et vice versa pour les étudiants du programme francophone.
Mais cette université hybride ou hoalf-en-hoalf-universiteit n’a satisfait personne et l’introduction du nouveau système fut ponctuée de nombreux incidents: l’inauguration de l’année universitaire 1923-1924 s’est notamment déroulée dans le chaos après une panne d’électricité volontaire qui a –littéralement– plongé l’université dans les ténèbres. Mécontents du compromis proposé, de nombreux étudiants flamands ont tout simplement boycotté le système néerlandophone. Ainsi, sur les 145 nouveaux étudiants inscrits en octobre 1923, ils n’ont été que 10 à rallier la filière néerlandophone. Ce boycott a également généré des tensions au sein du mouvement étudiant flamand, avant de s’effacer peu à peu. En 1930, la dernière année de l’«université Nolf», 185 étudiants ont opté pour le régime néerlandophone, contre 302 pour la version francophone.
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De leur côté, les francophones craignaient que la Nolfbarak marque le début de la fin. Pour ce groupe, utiliser le néerlandais comme langue académique était tout bonnement impensable et la néerlandisation revenait à faire tomber l’université dans la barbarie. Soutenus par l’élite locale, les «fransquillons» ont décidé de fonder leur propre université au cœur de Gand. L’École des Hautes Études était née. Plusieurs professeurs gantois y ont alors dispensé, en français, des cours équivalents à ceux proposés au sein du système néerlandophone. À partir de cette époque, la ville de Gand et son université ont été scindées en deux camps –l’un francophone et l’autre néerlandophone– qui sont restés à couteaux tirés tout au long des années 1920.
Une nouvelle génération
L’une des conséquences de la loi Nolf fut l’afflux d’une nouvelle génération de jeunes enseignants flamands qui, à terme, a néerlandisé l’université de l’intérieur. Au début des années 1930, le corps enseignant a, pour la première fois, atteint une composition majoritairement néerlandophone. La légalité a donc donné un coup de pouce à la réalité et a ouvert la voie à une néerlandisation totale.
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Parmi les nouvelles recrues en question, on retrouve des icônes tels que le néerlandiste Paul De Keyser, l’historien Hans Van Werveke, le chimiste Jan Gillis, le biologiste Paul Van Oye et l’historien de l’art August Vermeylen, sans oublier le célèbre architecte Henry Van De Velde, lui aussi nommé à la nouvelle université d’État.
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Le mouvement étudiant a d’ailleurs connu une évolution semblable. La vie estudiantine, jusque-là dominée par la Gé catholique et la Gé libérale, a en effet dû faire de la place aux cercles et aux membres de l’Algemeen Vlaamsch Hoogstudentenverbond (AVHV), la fédération générale des étudiants flamands, dont la hargne a enflé en même temps que le nombre d’adhérents. Lors de la cérémonie d’ouverture de 1930, l’année de la néerlandisation, les membres de l’AVHV ont notamment uni leurs voix pour noyer l’hymne national belge sous leur interprétation du Lion flamand… La consternation fut grande dans la symbolique aula de l’université, construite sur ordre du roi néerlandais Guillaume Ier.
La néerlandisation complète atteinte en 1930 fut, une fois de plus, le fruit d’un compromis politique. Le nationalisme flamand avait le vent en poupe. Cent ans après la création de la Belgique, il était devenu impossible d’ignorer les voix qui s’élevaient en faveur d’un enseignement supérieur en néerlandais. L’université de Gand a donc été néerlandisée, par loi du 5 avril 1930, avec le raisonnable et modéré flamingant August Vermeylen en tant que premier recteur.
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Un pas décisif
Cette fois, il a fallu attendre un certain temps avant que la pratique rattrape la théorie. Le rectorat de Vermeylen, qui a pris fin en 1933, a en effet été ébranlé par plusieurs manifestations et incidents entre les étudiants flamingants et francophones. Une nouvelle crise gouvernementale, impliquant entre autres l’École des Hautes Études, a en outre éclaté.
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Mais le pas avait été franchi et, à compter du milieu des années 1930, plus personne n’a contesté la néerlandisation. Une génération de professeurs francophones avait tout simplement pris (prématurément ou non) sa retraite. La nouvelle Boekentoren (tour des Livres) érigée sur le Blandijnberg et le prix Nobel de médecine décroché par Corneel Heymans en 1938 se sont imposés comme de puissants symboles du succès de la nouvelle université néerlandophone. Les temps avaient changé. Dans l’histoire du débat sur la langue de l’enseignement supérieur, la Nolfbarak ne fut qu’une étape intermédiaire –mais ô combien importante– vers la création de la première université entièrement néerlandophone de Belgique.