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littérature

L’homme au trombone ou l’œuvre minimaliste de C. C. S. Crone

Par C. C. S. Crone, Daniel Cunin, traduit par Daniel Cunin
18 décembre 2023 5 min. temps de lecture Trésors cachés

Originaire d’Utrecht, Cornelius Carolus Stephan Crone a fait de sa ville natale la toile de fond de la plupart de ses écrits. S’il est un personnage important de culture utrechtoise –une statue a été élevée en son honneur et un prix littéraire porte son nom–, Crone a laissé derrière lui une œuvre minimale faisant à peine quelques centaines de pages.

Chaque littérature connaît ses œuvres culte, volumineux romans, minces plaquettes de poèmes, nouvelles de plus ou moins grande haleine… Dans certains cas, il convient de recourir au contexte propre à une aire linguistique pour expliquer un tel statut. Cela vaut sans doute pour la très courte évocation «De schuiftrompet» (Le trombone à coulisse) dont vous trouverez la traduction ci-dessous. Elle a donné son titre à l’œuvre complète en prose de C. C. S Crone (1914-1951), laquelle rassemble moins de… 200 pages! Celles-ci forment une sorte de chronique des années trente de la ville d’Utrecht alors que la crise économique plongeait nombre de petites gens dans la mouise.

Sur de petits bouts de papier, Crone notait ce qui lui passait par la tête ou une phrase qu’il entendait dans la rue; en assemblant ces bribes, il a composé une douzaine de nouvelles, petits puzzles plus ou moins improvisés où le surréalisme le dispute au réalisme. «Le trombone à coulisse» témoigne d’une attention portée au plus infime détail ainsi que d’un réel sens de l’observation. Concision et précision mêlant empathie et humour confèrent à cette prose sa marque de fabrique.

L’œuvre et son auteur restent indissociablement liés à Utrecht, qui n’a d’ailleurs pas oublié L’homme au trombone puisque, depuis 1979, une sculpture portant ce nom se dresse dans un jardin du centre-ville. De plus, un prix portant le nom de l’écrivain a été fondé en 2001: il est décerné tous les trois ans pour distinguer l’œuvre d’un auteur ayant un lien privilégié avec la ville natale de C. C. S. Crone. Accaparé par son emploi et sa vie de famille, ce dernier n’a pu mener à bien le roman qu’il élaborait à partir d’autres rognures de papier. La poliomyélite l’a emporté alors qu’il n’avait pas encore 37 ans.

Le trombone à coulisse

Éveline l’ayant appelé cinq fois, Willem Dunges finit par se réveiller et s’extirper du lit. Il demanda à sa femme rayonnante ce qu’il y avait de tellement ridicule. «Rien, boulanger», répondit celle-ci en éclatant de rire. C’est alors qu’il constata que le drap de dessus était resté accroché à ses orteils.

Dunges n’était pas boulanger; il livrait le pain qui sortait des fours de l’usine. Aujourd’hui, les jeunes bonnes étaient pétulantes. Willem leur promit qu’on allait connaître une journée printanière. L’idée leur plaisait. Il laissait le couvercle de son triporteur clapper joyeusement; comme il gardait la casquette de son uniforme à la main, il ne sut comment saluer le directeur de l’usine lorsque celui-ci vint à le croiser. Le soir même, Dunges reçut quatre semaines de salaire ainsi que la nouvelle de son licenciement. L’argent serré dans la main, il ne remarquait plus que le printemps s’installait. «Bonsoir boulanger!», cria un jeune homme auquel il avait donné dernièrement une boule de pain. «Bonsoir», fit Willem Dunges. Constatant qu’il avait gardé l’argent dans sa main, il l’enfouit précautionneusement dans sa poche. Sa petite femme s’immisça dans ses pensées. «Qu’est-ce que t’as à rire?» lui demandait-il. «Bonjour, bonjour, boulanger», le taquinait-elle tandis que le drap faisait une traîne à son mari. Le drap se coinçait dans les portes de toutes les maisons où il livrait du pain.

Une voiture lancée à toute allure le frôla, le pressant contre le parapet du canal. Il tâta la poche de son veston pour s’assurer que l’argent s’y trouvait toujours, et rentra chez lui d’un pas traînant.

Le sol de la pièce s’éleva lentement à la verticale. En haut de la pente, Éveline était en train d’éplucher des pommes de terre. Avec peine, il la rejoignit. Elle s’excusa d’être en retard ce soir et lui demanda s’il ne remarquait rien. Elle secoua la tête de sorte qu’il vît ce qu’il y avait de singulier. Elle lui expliqua que ça avait pris plus de temps qu’elle ne l’avait imaginé.

Willem ne saisissait pas ce qu’elle voulait dire. «La permanente», lui claironna-t-elle à l’oreille. «Ah oui», fit Dunges. Il lui avait donné la permission la veille: cela représentait une dépense conséquente. Il avait l’air tellement bizarre. Elle lui demanda si ça le contrariait à ce point, le fait que le dîner, par exception, ne fût pas prêt. «L’usine va faire des économies», lui répondit-il. Elle ne comprit pas ce que cette phrase venait faire là.

Il lui fallait maintenant adopter un ton tout à fait normal, mais les mots sortaient à voix si basse de sa bouche qu’on aurait pu le croire subitement frappé de surdité. «Licencié?», répéta Éveline, et deux pommes de terre roulèrent de ses genoux. Il courba la tête pour faire signe que oui, mais ne la redressa pas. Les pommes de terre avaient roulé sous la table, il gardait les yeux rivés dans cette direction. Elle tendit alors les mains en l’air, vers la tête de Willem, qui ne se laissa pas consoler. Elle se dressa sur la pointe des pieds pour le serrer dans ses bras, en ne cessant de dire: «Mon pauvre chéri.» Il porta un regard abattu sur le nez retroussé de sa femme, sans toutefois se pencher vers elle. Elle, croyant qu’il posait des yeux fâchés sur sa coiffure, lui avoua qu’elle s’arracherait de bon cœur les frisures si seulement cela lui eût permis de récupérer le montant de la permanente.

Il s’empara du trombone à coulisse qui était accroché au mur et s’avisa qu’il lui faudrait le rapporter le lendemain à la fanfare de l’usine.

Mais au matin, lorsqu’il enfourcha sa bicyclette, il avait oublié d’emporter l’instrument. Willem Dunges pédalait sans casquette. Le vent ébouriffait ses cheveux, mais ce qui le tracassait, c’était la démarche humiliante que lui imposait le trombone. Les hirondelles fendaient le ciel. Il songeait que cent hirondelles, ça fait le printemps; à chaque fois, cependant, le cuivre lui revenait à l’esprit. De retour chez lui, il évita de porter les yeux sur l’endroit où il savait que se trouvait son instrument. Mais comme sa femme l’invitait à jeter un œil dans cette direction, il feignit l’indifférence et regarda.

Le trombone avait disparu. «Il fallait de toute façon que je passe dans le quartier de l’usine», fit Éveline qui avait toujours eu en aversion tous ces instruments à vent. Alors qu’il tendait les bras vers elle, elle entendit que quelqu’un sonnait et fila jusqu’à la porte d’entrée. Il perçut la grosse voix de Martin qui demandait s’il pouvait emporter dès à présent l’instrument de Willem pour la répétition de la fanfare.

C’est une petite créature extrêmement silencieuse qui refit son apparition dans la pièce. «Tu pleures?» lui demanda son mari, étonné, tout en prenant son épouse effarouchée dans ses bras.

Ccs crone plm 1939

C. C. S. Crone

écrivain (1914-1951)

Daniel Cunin

Daniel Cunin

traducteur littéraire

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