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L’opposition 5-9/6-2: Gentille dispute entre deux départements français ou réel clivage aux assises historiques?

11 juillet 2022 8 min. temps de lecture

Les médias du Nord de la France aiment mettre en scène la dispute entre les habitants du département du Nord, les 5-9, et ceux du département du Pas-de-Calais, les 6-2. Paradoxalement, l’Histoire divise… et unit ces deux territoires.

Qui aurait pu croire en 1190 qu’un jour un Flamand de Bailleul représenterait ainsi des Flamands du territoire compris entre Saint-Omer et Arras?

La faute à Philippe d'Alsace

Pour comprendre comment nous en sommes arrivés là, un petit rappel historique s’impose. Le comte de Flandre, Philippe d’Alsace, donne la région comprise entre Saint-Omer et Arras en dot lors du mariage de sa nièce avec le roi de France Philippe Auguste en 1190.

C’est pour cette raison que l’Artois a été détaché de la Flandre, et que, par ricochets, il n’est pas dans le même département aujourd’hui. En effet, les révolutionnaires ont, étonnamment, respecté les anciennes limites lorsqu’ils ont créé les départements du Nord et du Pas-de-Calais en 1790.

Une opposition mise en scène afin d'en rire

Aujourd’hui, l’opposition
entre les deux départements est souvent mise en scène par les médias régionaux (France Bleu Nord, La Voix du Nord)… afin d’en rire.

Elle se résume le plus souvent à une gentille dispute entre 5-9 et 6-2, en référence aux numéros des départements qu’on trouve notamment sur les plaques d’immatriculation des voitures. Les numéros actuels sont en usage depuis 1860. Chaque Français connaît son numéro et ceux des départements voisins.

La petite opposition 5-9/6-2 s’exprime aussi lors des «derbys» entre Lille et Lens (il y a pourtant 40 km entre les deux villes), lorsque les deux clubs de ligue 1 s’affrontent.

Depuis l’entre-deux-guerres, il y a toujours un climat très particulier lors de ces rencontres, un peu comme lors des matchs Nancy-Metz (autre opposition locale connue nationalement) ou Poperinge-Ypres dans le Westhoek en Belgique (une opposition qui remonte au Moyen Âge).

De solides références historiques

Les deux clubs «nordistes» ont, de façon inattendue, de solides références historiques. Les «Sangs et Or» –surnom des joueurs lensois– portent un blason et un maillot aux couleurs de l’Espagne, en référence aux anciens Pays-Bas espagnols. Quant aux supporteurs lillois, ils sont nombreux à arborer le Lion des Flandres, un club de supporteurs s’appelle «Rijsel Spirit» (Rijsel étant la traduction de Lille en néerlandais, traduction d’usage en Flandre), etc.

Le 18 septembre 2021, le match Lens-Lille a dégénéré. De nombreux supporteurs lensois ont envahi le terrain du stade Bollaert avec la volonté d’en venir aux mains avec les Lillois. Toute la France a été stupéfaite. Cet antagonisme remonte pourtant à très loin. Et l’opposition n’est pas seulement une opposition de chiffres entre 5-9 et 6-2.

Un clivage social

Si les numéros 5-9 et 6-2 qualifient les départements, leurs centres de gravité respectifs se trouvent dans la métropole lilloise (à laquelle on peut ajouter la proche Flandre rurale) et dans le bassin minier autour de Lens. Il y a donc aujourd’hui une dimension de clivage social, exprimée de façon volontairement outrancière dans l’image «les 6-2 au Mont-Noir». Il s’agit en fait d’une forme de condescendance à l’égard des pauvres du bassin minier du Pas-de-Calais (et par extension de tout le département). Le Mont Noir est dans l’imaginaire collectif régional un des lieux très prisés des 6-2 pour acheter des cigarettes moins chères… du côté belge.

S’agissant du football, on comprend aisément le clivage entre deux villes, l’une bourgeoise, l’autre prolétaire, l’une capitale régionale transfrontalière et l’autre sous-préfecture de 32 000 habitants dans le bassin minier sinistré.

Si le Lille Olympique Sporting Club (LOSC) a un palmarès très supérieur à celui du Racing Club de Lens (RCL), les deux clubs ont évolué à peu près le même nombre d’années en première division. Le Racing Club de Lens, souvent qualifié d’artésien par la presse régionale, a «le meilleur public de France», chacun s’accorde à le reconnaître. Il partage ce titre officieux avec Saint-Étienne, autre ville moyenne frappée par le déclin industriel des années 1970 et 1980.

Les Lillois rétifs à la nouvelle suzeraineté française

Jusqu’au début des années 2000, l’équipe lilloise évolue dans un stade vétuste situé dans l’ombre des murs de la reine des citadelles de Vauban. Quelle idée saugrenue que d’avoir construit en 1975 le stade Grimonprez-Jooris dans le glacis de la citadelle! La construction de celle-ci commença en 1668, un an après la prise de Lille par les Français.

La prise de Lille en 1667 est un moment charnière dans l’Histoire des anciens Pays-Bas. Les Hollandais initient alors la Triple-Alliance de la Haye contre la France, inquiets qu’ils sont de la progression française dans leur direction. Quant aux Lillois, ils sont préoccupés par cette nouvelle suzeraineté. Le fait que les habitants de Lille soient francophones ne change rien à l’affaire. Bien qu’on y ait jamais parlé le néerlandais, Lille a toujours été une ville du comté de Flandre et des anciens Pays-Bas.

Toutes les classes sociales se montrent hostiles au pouvoir français. L’historien –boulonnais devenu lillois– Alain Lottin (1935-2017) a collecté les écrits de l’ouvrier sayetteur lillois Chavatte, dans lesquels se lisent la détestation des classes laborieuses pour leur nouveau roi. Celui-ci écrit pis que pendre de la «vermine française». À l’autre extrémité de l’échelle sociale, les élites urbaines, guildes, confréries et corporations de métiers craignent pour leur autonomie et leurs privilèges au sein du royaume de France.

Dans un tel contexte, on comprend mieux pourquoi la citadelle est à l’origine autant dirigée vers la ville de Lille que vers la campagne environnante: elle a pour double vocation de protéger contre de potentiels envahisseurs et de garder à l’œil les nouveaux sujets –rétifs– du royaume français.

Lillois, nordistes, ch’tis, français

360 ans plus tard, le sentiment flamand lillois s’exprime dans le cadre du football, mais ailleurs, il est très faible. À Lille, on est lillois, nordiste, ch’ti, français.

Le week-end, lorsque les Lillois vont dans les estaminets flamands dans les monts ou sur la plage de Malo Bray-Dunes, ils empruntent l’autoroute A25. De manière intuitive, ils considèrent qu’ils arrivent en Flandre à la hauteur de Bailleul; dans le paysage, ils voient le beffroi typiquement flamand devant les monts de Flandre.

De manière paradoxale, au moment où le dialecte flamand connaît le dernier stade de son agonie, les Lillois associent langue flamande et territoire flamand. Ils ne considèrent donc pas en faire partie.

Cependant, de Lille à Malo en passant par Bailleul, on se retrouve tous derrière l’étendard commun des temps moderne: le numéro 59.

Chassez le lion, il revient par la fenêtre

En 2009, on a introduit une nouvelle norme pour les plaques des voitures avec, hors de l’immatriculation, le numéro du département associé au logo de la région administrative. Partout en France, de manière spontanée et non coordonnée, de nombreux automobilistes ont ressenti le besoin d’affirmer leur «vraie» identité régionale, en appliquant un sticker avec leurs couleurs historiques.

Dans la région Nord-Pas-de-Calais, ce phénomène a surtout été observé dans la Flandre historiquement de langue flamande; il consiste à couvrir «le cœur à la biroute» (le cœur au beffroi), logo du conseil régional d’alors, avec un petit lion des Flandres. Il convient de préciser que beaucoup ont apposé ce sticker en réaction au film Bienvenue chez les ch’tis, tourné à Bergues en 2007.

Originaire du pays de Cassel, j’ai habité dix ans à Saint-Omer, dans le 6-2. En avril 2009, j’ai repoussé de quelques semaines l’achat de ma voiture afin de ne pas avoir le numéro 62 dans mon immatriculation et bénéficier de la nouvelle norme sans ce chiffre compliqué à assumer. Et je me suis empressé de coller un lion des Flandres sur le logo de la région.

Des clivages qui disent finalement plus sur leurs points communs que sur leurs différences

Les anciennes provinces, le football, les départements et leurs numéros, les plaques d’immatriculation… Chacun pressent que les gens du Nord1 sont un peu perdus. Ils sont en quête de leurs racines, ils saisissent ce qu’on leur tend. Par méconnaissance de leur propre histoire régionale, ils tâtonnent et s’affirment via des clivages qui disent finalement plus sur leurs points communs que sur leurs différences, car ils raisonnent bien à l’intérieur d’un cadre, celui de la région Nord-Pas-de-Calais. Le fait que la région, avant d’être englobée dans les Hauts-de-France, n’ait comporté que deux départements a sans doute favorisé cette rivalité entre 5-9 et 6-2.

Une histoire en partage avec nos voisins aujourd’hui belges

Le Nord et le Pas-de-Calais ont une histoire commune, une histoire en partage avec leurs voisins aujourd’hui belges… et pas avec les Picards.

En effet, depuis janvier 2016, les régions Nord-Pas-de-Calais et Picardie ont été fusionnées pour former la région Hauts-de-France. Aujourd’hui, il est là le vrai clivage, pas celui artificiel entre 5-9 et 6-2, mais celui bien réel entre gens du Nord et Picards.

Cependant, de Dunkerque à Compiègne, la réforme territoriale de François Hollande a été menée dans une relative indifférence. Depuis, il règne une grande apathie autour de cette question (alors qu’en Alsace la majorité de la population souhaite quitter la région Grand Est). Il est d’ailleurs fort probable qu’un pourcentage significatif de la population de la nouvelle région Hauts-de-France serait incapable de citer les cinq départements qui la composent… un signe de plus que la grande région est artificielle, et que la bonne vieille dispute 5-9/6-2 a de beaux jours devant elle.

Note:
1. Dans les faits, on qualifie de «gens du Nord» les habitants du Nord, mais aussi ceux du Pas-de-Calais. En revanche, «Nordistes» qualifie spécifiquement les habitants du département du Nord.
Ducourant Philippe

Philippe Ducourant

guide animateur à la Maison de la Bataille à Noordpeene

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