L’univers voyeuriste de «Peeping Tom»
Briller
si fort à l’étranger que l’ancrage local en pâtit: c’est
le lot de Peeping Tom.
Les pièces de cette compagnie bruxelloise s’articulent autour d’un
singulier mélange fait de décors hyperréalistes et de surréalisme
physique, de danseurs virtuoses et de figurants locaux. Les
productions composées en association entrent en résonance de façon
mystérieuse avec l’univers émotionnel subconscient du public.
Portrait.
Peeping
Tom s’est produit dans le monde
entier en 2018, de la France à l’Allemagne en passant par les
Pays-Bas, Taïwan ou Macao. Récemment, quand la compagnie a annoncé
son intention de recruter huit danseurs, pas moins de deux mille six
cents candidatures ont afflué depuis les quatre coins du globe.
Après avoir opéré une première sélection parmi les vidéos
envoyées, les collaborateurs permanents et les deux chorégraphes de
la compagnie ont invité six cents candidats pour une rencontre en
vue de poursuivre la sélection. Voilà qui en dit long sur le
rayonnement de Peeping Tom.
© J. Willems.
Les
deux danseurs de formation classique, l’Italo-argentine Gabriela
Carrizo (qui a complété sa formation par de la danse contemporaine)
et le Français Franck Chartier, se sont rencontrés en 1998 aux
Ballets
C. de la B.
dans le cadre de la pièce Iets
op Bach
(Quelque chose sur Bach) d’Alain Platel. Artistes danseurs
accomplis et musique élevée s’y entremêlaient avec l’existence
ordinaire et toute sa misère. Cette création emblématique lança
d’ailleurs quelques grands noms des arts de la scène. Carrizo et
Chartier ont également exercé leur talent au sein de la Needcompany
de Jan Lauwers, et avant cela, le jeune danseur avait passé
plusieurs années chez Maurice Béjart. En duo (ils forment un couple
à la ville), ils embrassent en quelque sorte tout le développement
de la danse contemporaine en Belgique.
Épier
par les fenêtres
En
2000, Carrizo et Chartier offrent leur première performance commune:
Caravana,
une pièce dont l’action se déroule à l’intérieur et aux
abords d’un mobile home. D’emblée, ils sont accompagnés au
chant par Eurudike De Beul, une mezzo-soprano qui figure également
dans la nouvelle production de Peeping
Tom.
Le
public de Caravana
épie par les fenêtres et endosse ainsi le rôle de voyeur. Cet
élément se retrouve dans le nom de la compagnie que les deux
artistes créent ensemble: Peeping Tom
est un film culte de Michael Powell sorti en 1960 sur un tueur en
série qui filme le dernier regard de ses victimes (l’expression
anglaise peeping Tom
signifie aussi «voyeur»).
Avec
une fine équipe d’acteurs, de danseurs et d’apparitions
insolites (comme Rika Essers, actrice et chanteuse mesurant 86
centimètres, et Maria Otal, danseuse de butō âgée de 80 ans), ils
créent une première trilogie, Le
Jardin (2002), Le
Salon (2004) et Le
Sous-sol (2007). Ils se révèlent
ainsi sur la scène internationale. L’action se déroule dans
l’intimité glauque d’un cadre familial. Jardin, salon et
sous-sol sont reproduits en détail sur la scène. Dans la réalité
gênante mais ô combien reconnaissable d’une constellation
familiale oppressante, les secrets cachés et les non-dits de chacun
des membres sont exposés.
© M. Deganck.
Pas
tant par des mots que par le langage corporel. Tout comme Freud
décelait les névroses de ses patients dans des symptômes
physiques, les artistes de Peeping Tom
expriment par leurs torsions et leurs gestes extravagants les
aspirations et les angoisses cachées de leurs personnages.
Les
représentations de Peeping
Tom
sont émaillées de manœuvres corporelles virtuoses. Celles-ci ne
sont toutefois pas gratuites, mais plutôt des manifestations
hypertrophiées de ce que vivent les personnages. Les acteurs jouent
d’ailleurs toujours sous leur propre nom – s’agit-il dès lors
bien de personnages, ou d’autant de reflets de leur identité? Ce
qui est sûr, c’est que leur apport individuel exige un
investissement intense dans le processus de création.
© M. Deganck.
Les
nombreuses situations et accessoires saugrenus contribuent également
à l’ambiance étrange: pendant que le pater
familias
se taille les poils pubiens dans le salon, le jeune couple se passe
et se repasse le bébé (qui est l’enfant du couple de chorégraphes
dans la vie réelle) en dansant, sans s’arrêter une seconde de
s’embrasser. Dans la scène du sous-sol, les personnages remuent la
terre sombre qui leur monte à hauteur de genoux tout en maugréant
sur leurs rêves inaccomplis… L’univers qui est donné à voir au
public est à la fois familier et étrange, fou en même temps que
banal. On reconnaît des traits en même temps qu’on les exècre.
C’est ce que provoquent les images subconscientes.
La
vie intérieure ressort
À
partir de 2009, Carrizo et Chartier ne montent plus eux-mêmes sur
les planches mais se concentrent dorénavant sur la mise en scène.
Dans 32,
Rue Vandenbranden (2009),
deux caravanes résidentielles sont posées dans un paysage d’hiver
inhospitalier, et le tumulte des relations (amoureuses) est mis à
nu.
L’isolement
et la solitude forment le côté sombre du désir d’être aimé.
Sur scène sont explorées les frontières entre les versants réel
et imaginaire de ce sentiment. Dans les œuvres de Peeping
Tom,
le monde intérieur ressort de manière incontrôlée, comme un acte
manqué ou un lapsus vient perturber la vie normale. Le son et la
lumière contribuent à l’atmosphère étouffante. En faisant appel
à Nico Leunen, monteur cinématographique flamand de renom, les
chorégraphes introduisent des techniques de montage dans la
trilogie. Ainsi, ils construisent la menace sous-jacente sans
narration explicite. Au Théâtre royal flamand de Bruxelles, même
les quelques adolescents agités présents dans le public en ont été
réduits au silence. De temps à autre, fort heureusement, une note
d’humour transparaît aussi. En 2015, cette pièce a valu à
Peeping
Tom
un prestigieux Oliver
Award
en Angleterre. Franck Chartier retravaillera ensuite la production
pour les danseurs de l’opéra de Göteborg, en Suède, sous le
titre 33,
Rue Vandenbranden. Une
nouvelle adaptation baptisée 31,
Rue Vandenbranden
suivra pour le ballet de l’opéra de Lyon.
À
louer (2011)
prend pour thème la fugacité: une diva d’opéra sur le déclin
erre dans un intérieur fastueux et se débat avec les attentes d’un
environnement bourgeois. Rien n’est certain ni immuable (y compris
le décor), excepté ses angoisses récurrentes. Des résonances
sonores vertigineuses mettent particulièrement en exergue la
futilité des personnages.
Réflexion psychanalytique
Le théâtre-danse
de Peeping
Tom
est empreint d’une réflexion psychanalytique tout à fait
frappante. Jacques Lacan, psychiatre et philosophe français du XXe
siècle, distinguait trois ordres dans la façon dont l’homme
aborde la réalité: l’ordre imaginaire
est le lieu du désir et de l’imagination, l’ordre symbolique
fait référence à la langue et l’ordre réel
est le siège de la réalité brute, impénétrable à notre pensée.
Lorsqu’on considère les pièces de Peeping
Tom
à la lumière de ce cadre, il semble que l’ordre symbolique soit
systématiquement annihilé. Pour Lacan, la dimension symbolique
représente tout ce qui nous est inculqué par notre environnement et
notre culture.
Par exemple,
nous apprenons la langue par autrui, et non par nous-mêmes. C’est
le cas également d’une bonne partie de notre savoir-faire social :
les lois, les coutumes, les rôles que nous remplissons dans notre
vie. L’univers de Peeping
Tom
oscille entre d’un côté le monde émotionnel intérieur,
imaginaire, des personnages ; et de l’autre la réalité, avec
ses décors hyperréalistes et ses suites intuitives et organiques:
cette réalité ne tient aucun compte des personnages. La dimension
symbolique est envahie par des angoisses, des désirs, des dégoûts,
des haines imaginaires, ainsi que par l’environnement
insaisissable. Un monde intérieur instable et un monde extérieur
précaire alternent.
Dans
la deuxième trilogie – Vader
(Père, 2014), Moeder
(Mère, 2016) et Kind
(Enfant, 2019) – ces mondes parallèles sont évoqués avec encore
plus de force. Vader
(2014), mis en scène par Franck Chartier seul, parle d’un vieil
homme souffrant de démence, joué par Leo De Beul, le père
d’Eurudike.
© O. Degtiarov.
Celui-ci
n’avait aucune expérience de la scène avant de jouer dans À
Louer, mais il s’est immédiatement
distingué par sa présence vibrante. Le monde imaginaire de l’homme
de quatre-vingts ans et la routine monotone de la maison de repos
s’entremêlent – tout comme cela se produit probablement dans le
cerveau des patients atteints de démence. Il y a quelque chose
d’attendrissant à ce que la compagnie fasse appel à un groupe de
personnes âgées de la région où la pièce est jouée: de vieux
Japonais ou Portugais se retrouvent sur scène à danser ou à passer
le balai… Les réalisatrices Mieke Struyve et Lotte Stoops en ont
tiré un documentaire: Third Act
(2019). L’histoire, qui a pour thème le vieillissement, est
racontée du point de vue des acteurs de Peeping
Tom qui prennent de l’âge et des
séniors locaux.
La
pièce Moeder
a été mise en scène par Gabriela Carrizo. Elle montre la mère
comme le corps dans lequel des souvenirs conscients et inconscients
se rejoignent et s’entrechoquent. Dans le flux des souvenirs
individuels des artistes transparaît une mémoire universelle.
Ce
n’est pas une mère en particulier qui est jouée, mais La Mère,
avec les nombreux rôles qu’elle joue et qui ont leur place dans
autant de départs: salle d’accouchement et funérarium, studio
d’enregistrement et couveuse, musée et galerie privée. Chérir et
lâcher, amour et haine, contrôle et folie: l’un n’existe
pas sans l’autre.
Montage
cinématographique
Un
trait caractéristique de Peeping
Tom
est la manière dont la scénographie occupe une place centrale. Les
danseurs commencent par des improvisations sur le thème qu’ils
veulent traiter. Il y a toujours beaucoup d’accessoires présents à
ce stade: portants, objets, perruques, etc. Souvent, un morceau de
musique (provisoire) accompagne l’action. Dans le décor mis en
place, les artistes exécutent ensuite des compositions dans un ordre
non établi. Tout est filmé en permanence. La troisième phase est
le montage cinématographique de la pièce. Les différentes
compositions créent parfois des associations inattendues. Lors du
montage, le son, la musique et la lumière sont également
retravaillés. Pour Moeder,
il est fait appel à un bruiteur (un professionnel du cinéma qui
crée des effets sonores à l’aide d’objets simples). Celui-ci
doit renforcer auditivement ce qui se déroule sur scène ou évoquer
ce qui en est absent. Ainsi, un bruit de liquide introduit l’eau,
élément étroitement lié à la mère selon Carrizo. Le bruit d’un
chou que l’on déchire est utilisé pour évoquer un accouchement.
«Les sons qui sont produits et renforcés sur scène expriment les
souvenirs des personnages», explique Carrizo lors d’un entretien.
Pour
la nouvelle création qui s’inscrit dans la trilogie, Kind,
les deux metteurs en scène collaborent à nouveau. L’univers
enfantin se révèle tout sauf folâtre et candide: innocence ne
signifie pas aversion pour la violence et la douleur. L’ordre
imaginaire du cerveau enfantin est peut-être, bien au contraire,
empreint de fureur, de fronde et d’horreur… La première de Kind
a eu lieu en 2019 au Théâtre de la Ville de Luxembourg et la pièce
sera jouée jusqu’en juin 2020. La première belge aura lieu le 17
octobre 2019 au Théâtre royal flamand de Bruxelles, après quoi la
pièce voyagera à Bruges, Courtrai, Anvers, Louvain, Gand, Utrecht
et Groningue. D’autres productions plus anciennes sont toujours
jouées: Vader
sera à Turin, Genève et Toulon à l’automne 2019, et 32
Rue Vandenbranden connaîtra sa
dernière à New York à la même période.
Entretemps,
Peeping Tom
est entré comme artiste en résidence au musée royal des Beaux-Arts
d’Anvers (en profonde rénovation) afin d’y mener une étude
artistique expérimentale de longue durée. Par ailleurs, une
nouvelle production est déjà au programme: At
Sea (titre provisoire). La première
internationale est prévue en juillet 2020 et la première belge à
l’automne de cette même année au centre deSingel. At
Sea est une adaptation de Adrift,
une pièce qu’ils ont créée précédemment pour le Nederlands
Dans Theater et qui est une compilation
de The Missing Door
(2013), The Lost Room
(2015) et The Hidden Floor
(2017). Il est relativement nouveau, dans le monde de la danse,
qu’une production réalisée pour une compagnie de ballet par une
compagnie de danse contemporaine réapparaisse sous une forme
remaniée.
Enfin,
Peeping Tom
s’attelle à nouveau davantage à son ancrage local: la compagnie
quitte ses quartiers actuels à Molenbeek chez Ultima
Vez (la compagnie de Wim Vandekeybus)
pour investir un nouveau studio dans le bâtiment Gosset, dans la
même commune bruxelloise. Cette ancienne usine de tabac de style art
déco est située derrière Tour & Taxis et accueille également
la Needcompany
de Jan Lauwers. Peeping Tom
veut y établir son propre studio de répétition, ainsi que des
bureaux et un atelier, et espère faire de ses locaux un espace de
création dédié à la danse(-théâtre), où d’autres artistes
pourront aussi s’exprimer. Ouverture prévue en novembre 2020.