Maite Vanthournout – attachement (pas forcément en bois massif)
Dix-huit jeunes auteurs et autrices de Flandre et des Pays-Bas donnent la parole à un objet du XVIIe siècle exposé au Rijksmuseum. Ils et elles ont écrit un texte à partir de la question suivante: quelles illuminations ressentez-vous en regardant ces objets? Maite Vanthournout a écrit une brève histoire en s’inspirant d’un berceau fabriqué par un artisan anonyme. «Je perçois le monde extérieur d’une seule oreille, l’autre tente de reconnaître le cœur d’une mère parmi les différents battements».
© Rijksmuseum, Amsterdam
attachement (pas forcément en bois massif)
Le liseré de dentelle du protège-matelas laisse des marques sur ma joue. Une vague impression de sépales. À l’aube s’étiolent les stries et s’éteint le manque des corps. Les servantes se relaient, je ne connais pas leur nom, mais je retiens la façon dont elles m’étreignent. Certains bras tremblent au bout d’un moment, certains genoux savent accueillir longuement un nouveau-né. L’agitation cesse quand mon pavillon auriculaire se retrouve complètement recouvert d’un pli de peau. Je perçois le monde extérieur d’une seule oreille, l’autre tente de reconnaître le cœur d’une mère parmi les différents battements.
Quand j’explore le monde, ce sont les limites qui me restent en mémoire. La première frontière que j’ai tâtée était une membrane extensible et souple. À présent une nouvelle frontière s’est érigée, un garde-corps aux dents aiguisées. Je repose désormais dans la mâchoire d’un berceau. Les légers crissements doivent venir de là. Le monde n’est plus filtré par du liquide. Maman récupère dans une chambre voisine, à ce que j’ai compris. Elle reste proche, mais plus autant que lorsque mes membres se développaient, bercés dans son ventre. Peut-être maman vit-elle immergée dans sa chambre et les portes doivent-elles rester fermées pour empêcher l’eau de s’échapper. Parfois, par-dessus l’épaule d’une servante, je cherche des traces de pas mouillés sur les carreaux noirs du sol.
Le parfum des servantes laisse à penser qu’elles se réveillent toutes sous le même drap. Quand mon père se penche sur le berceau, je suis assailli par des odeurs qui viennent d’ailleurs. Cette maison et tous ses habitants le rendent fébrile. Les servantes essaient encore d’effacer les rayures qu’il a faites un après-midi en déplaçant chaises, tables et canapés. Sa nervosité a pris fin quand il s’est rendu compte que, contrairement aux meubles, il pouvait simplement sortir lorsqu’il ne supportait plus les sanglots de ma mère.
Je ne sais pas si ma mère et moi pleurons la nuit pour les mêmes raisons. Chaque fois que je ferme les yeux, des dieux et des créatures marines prennent vie. Ils m’entraînent sans me dire où nous allons. Sous mon nombril, la pression augmente. Je me réveille le lendemain matin dans une flaque.
Les servantes entrent et s’adonnent en silence à leurs tâches. L’une apporte un nouveau protège-matelas, une autre me prend dans ses bras, la plus âgée ouvre la fenêtre. Nous quittons ce berceau trop lourd. J’espère que ma mère sortira de son lit un matin et qu’elle réussira à se lever les jours suivants aussi. Elle traîne en elle une lourdeur semblable à celle de ce colosse d’ébène. Quelle que ce soit la force avec laquelle on le pousse de la main ou du pied, après quelques oscillations, le mouvement de balancier est rattrapé par l’immobilité. Les servantes m’emmènent dans l’arrière-cour. Elles attachent une toile de lin à une branche et continuent de me surveiller, le dos appuyé contre le large tronc, laissant le vent me bercer.