Marguerite de Parme, gouvernante des Pays-Bas victime de sa propre image
Dans des Pays-Bas en pleine tourmente, la gouvernante Marguerite de Parme (1522-1586) s’efforce de maintenir la paix. Pourtant, la fille illégitime de Charles Quint est considérée comme la marionnette des véritables dirigeants. Une exposition dans sa ville natale d’Audenarde lui rend justice.
Le XVIe siècle est une période fascinante à bien des égards. Notamment parce qu’au cours de cette période de l’histoire européenne, un nombre extraordinaire de femmes puissantes ont occupé des postes administratifs importants. Les Pays-Bas sont pionniers: sauf quelques intermèdes, l’administration y a été dirigée par des femmes de pouvoir pratiquement sans interruption. Parmi elles, Marguerite de Parme (1522-1586), la fille de l’empereur et originaire d’Audenarde.
Marguerite a longtemps été entourée de clichés, du moins dans la tradition historiographique au nord des Alpes. Là-bas, sa réputation se réduit essentiellement à sa fonction de gouvernante. Elle est décrite comme la marionnette d’autres personnalités, une femme sans image publique, vivant dans l’ombre du pouvoir. Des termes comme «faible» et «indécise» sont utilisés à plusieurs reprises pour la décrire. Ce cliché ne correspond pas du tout à la personne qu’a dû être Marguerite.
Marguerite de Parme est née à Pamel fin juillet 1522. Elle est la fille de Charles Quint et de Johanna Vander Gheynst, une servante locale. Au cours de l’automne 1521, le jeune empereur avait pris ses quartiers à Audenarde. Il y séjourne en raison du Siège de Tournai: un des nombreux épisodes des «guerres d’Italie», série de batailles résultant de la lutte pour le pouvoir territorial entre Charles Quint et son rival, le roi de France François Iᵉʳ. Le conflit se déroule principalement dans la péninsule italienne. Les Pays-Bas et les régions environnantes jouent toutefois un rôle stratégique dans le bras de fer géopolitique entre l’empereur et le roi. Fin 1521, le choix d’Audenarde comme lieu de résidence est une évidence: stratégiquement située sur l’Escaut, la cité connue pour ses tapisseries se trouve à un jour de marche à peine de Tournai. De plus, elle est depuis longtemps fidèle à la maison de Bourgogne-Habsbourg.
© Collection privée
Johanna Vander Gheynst, fille de lissier et originaire de Nukerke, travaille comme servante chez Charles de Lalaing, gouverneur d’Audenarde et hôte de l’empereur. Charles Quint et Johanna se rencontrent en novembre 1521 et, neuf mois plus tard, naît Marguerite. Malgré le statut inférieur de sa mère, la première fille de l’empereur accéderait aux plus hautes sphères politiques dans l’Europe troublée du XVIe siècle.
Carrousel matrimonial
Dès le début, Marguerite d’Autriche, marraine de Marguerite de Parme, joue un rôle déterminant dans la vie de la fille audenardaise de l’empereur. En tant que régente des Pays-Bas, elle a été une administratrice et diplomate particulièrement habile et une importante mécène. Charles Quint, né à Gand en 1500, est sous la tutelle de sa tante Marguerite et est élevé au sein de sa cour de Malines. La «bonne tante et mère» exerce sur lui une grande influence jusqu’à sa mort en 1530.
C’est probablement aussi Marguerite d’Autriche qui, la première, reconnaît l’importance de la fille illégitime de Charles, déjà avant sa naissance. Après tout, pourquoi ne pas introduire la première fille de l’empereur sur la scène politico-diplomatique européenne pour défendre les intérêts de la dynastie? Les mariages arrangés au service des intérêts du pays sont alors monnaie courante, y compris pour les enfants illégitimes. Après sa reconnaissance, la fillette peut ainsi prendre place dans le carrousel matrimonial européen.
© musée du monastère de Brou / Wikipedia
Peu après sa naissance, la petite Marguerite -prénommée en l’honneur de sa marraine- est conduite à Bruxelles, où elle est hébergée chez Adrien de Douvrin. Elle y reçoit une éducation digne d’une future princesse Habsbourg.
Dans le cas de Marguerite, il est clair dès le départ que son futur mari sera issu d’une puissante famille de la noblesse italienne. Charles Quint légitime sa fille lors du traité de Barcelone en 1529. L’empereur conclut un accord avec Jules de Médicis, alias le pape Clément VII, descendant de la fameuse famille des Médicis. Le contrat de mariage stipule que Marguerite épousera Alessandro de Médicis, fils illégitime du pape -bien qu’il ait été qualifié de neveu par son père- et d’une esclave africaine. Il est le premier duc de Florence et également duc de Penne. En le mariant à Marguerite, le pape espère consolider la position du clan des Médicis à Florence. Charles Quint, quant à lui, espère que cette union lui apportera le soutien du pape dans sa lutte pour le pouvoir avec le roi de France.
Le 7 janvier 1533, Marguerite, alors âgée de dix ans, quitte Bruxelles en direction du sud, suivie d’une cour nombreuse. Elle traverse les Alpes pour la première fois -un périple long et pénible, surtout en plein hiver. Au cours de sa vie partagée entre le nord et le sud, elle empruntera cette route à de nombreuses reprises. La caravane se dirige vers Naples, bastion important et stratégiquement positionné sur la péninsule italienne en tant que royaume sous domination habsbourgeoise. La jeune princesse y est élevée par Madame de Lannoy, veuve de l’ancien vice-roi de Naples. Son éducation italienne est placée sous le signe de son mariage imminent avec Alessandro de Médicis, qui a lieu en février 1536. Mais le mariage est de courte durée. Le duc est assassiné la veille de l’Épiphanie 1537. Marguerite devient alors veuve à l’âge de 14 ans.
Charles Quint ne perd pas de temps et se met immédiatement à la recherche d’un nouveau candidat. Entre-temps, le pape Clément VII décédé est remplacé par le pape Paul III, un descendant de la famille Farnèse. Le 4 novembre 1538, Marguerite -16 ans- épouse Ottavio Farnèse. Ce dernier est le petit-fils du pape en exercice, qui a d’ailleurs la joie de bénir le mariage dans la chapelle Sixtine.
Dès le départ, Marguerite s’oppose à son jeune mari. Cela ressort notamment de la correspondance entre le père et sa fille, dans laquelle Marguerite proteste à plusieurs reprises, tandis que l’empereur l’exhorte à remplir son devoir conjugal. En fin de compte, cette union est décrite comme un mariage de convenance à distance. Avec le temps, elle portera néanmoins les fruits escomptés, tant pour les Habsbourg que pour les Farnèse.
Première femme de Rome
En tant que duchesse de Florence et jeune veuve d’Alessandro de Médicis, Marguerite a hérité de biens importants, notamment le palais des Médicis à Rome. Après son mariage avec Ottavio, elle prend ses quartiers dans le palais Madame qui porte son nom et où siège aujourd’hui le Sénat italien. Elle y séjournera 12 ans. En tant que principale représentante de l’autorité impériale, Marguerite se trouve au cœur du monde politique romain. Elle défend les intérêts impériaux auprès de la cour papale, gagne la confiance du pape et noue avec lui des relations étroites. Par sa politique pro-impériale, Marguerite poursuit les principaux objectifs de son père au cours de cette période, à savoir la paix religieuse en Allemagne, le soutien conjoint du pape et du roi de France pour une campagne contre les Turcs et la consolidation du pouvoir impérial en Italie.
© Collectie Rijksmuseum Amsterdam
En tant que première femme de Rome, Marguerite est à l’époque la femme dont on parle le plus, mais aussi la femme la plus puissante de la ville et de toute l’Italie. C’est au cours de ces années romaines qu’elle développe pleinement ses compétences diplomatiques et politiques. Son palais Madame devient un centre politique et culturel animé et à la mode, fréquenté quotidiennement par la haute société de Rome.
Marguerite est à l’époque la femme dont on parle le plus, mais aussi la femme la plus puissante de la ville et de toute l’Italie
Après presque sept ans, son mariage avec Ottavio aboutit enfin au résultat dynastique souhaité: en novembre 1545, Marguerite donne naissance à deux garçons. Carlo et Alessandro sont prénommés en l’honneur de Charles Quint, père de Marguerite, et d’Alessandro, cardinal influent et beau-frère de la gouvernante des Pays-Bas. Après l’arrivée des jumeaux, Marguerite opère un revirement politique. Affichant à l’origine une attitude clairement pro-Habsbourg et anti-Farnèse, elle se consacre désormais entièrement à son fils Alessandro (Carlo décède à l’âge de quatre ans). Dorénavant, assurer l’avenir glorieux de son héritier devient sa principale mission.
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En 1547, son beau-père, Pierre-Louis Farnèse, est assassiné à Plaisance avec la bénédiction de l’empereur. Pierre-Louis a toujours suivi une route entêtée et contraire aux intérêts de l’empereur. En outre, les biens de Parme et de Plaisance font depuis longtemps l’objet d’un litige dans le cadre du bras de fer entre l’empereur et la famille papale des Farnèse. Après l’assassinat de Pierre-Louis, les troupes impériales s’emparent de Plaisance. Trois semaines plus tard, Ottavio, l’époux de Marguerite, est couronné duc de Parme et de Plaisance. Marguerite obtient ainsi le titre de duchesse de Parme et de Plaisance. Deux ans plus tard, le pape Paul décède à l’âge de 81 ans, faisant d’Ottavio le nouveau chef de la dynastie ducale des Farnèse.
Gouvernante en temps de troubles
En mars 1559, Marguerite est nommée gouvernante des Pays-Bas par son demi-frère Philippe II. Sa candidature n’est pas évidente. Le fait qu’elle soit une princesse de sang née dans la région est déterminant. Comme sa tante Marie de Hongrie, la nouvelle gouvernante s’installe au palais du Coudenberg. Pendant huit ans, celui-ci est le siège de la cour animée de Marguerite et de son gouvernement agissant sur ordre de l’administration centrale de Madrid.
Marguerite s’apprête à traverser des années mouvementées. Les Pays-Bas sont à la veille d’une profonde crise religieuse, politique et économique. Au début, Marguerite, avec le cardinal Antoine Perrenot de Granvelle, tente d’adopter une ligne stricte sur les questions religieuses telle qu’elle est définie à la cour de Madrid. Le prélat montre cependant une obstination telle que Marguerite finit par renoncer à toute coopération et prie instamment le roi Philippe II de le rappeler.
Après le départ de Granvelle en 1564, la gouvernante s’efforce de maintenir la paix, avec le concours des nobles et des notables néerlandais, dont Guillaume d’Orange et le comte d’Egmont. Pendant un certain temps, elle réussit à merveille à négocier la «politique du zigzag». Cependant, la lutte pour le pouvoir entre le souverain et la noblesse, combinée à des tensions religieuses croissantes, aboutit à une situation intenable que Marguerite ne parvient plus à contrôler. Lorsqu’elle apprend, au début de l’année 1567, que Philippe II prévoit d’envoyer le duc d’Alva aux Pays-Bas, elle proteste à plusieurs reprises et, en avril 1567, démissionne de son poste par mécontentement. Le roi accepte finalement sa démission. Fin décembre 1567, elle quitte les Pays-Bas et regagne l’Italie.
Deux ans plus tôt, Marguerite connaissait à Bruxelles un des événements majeurs de sa vie: le mariage tant attendu de son fils unique avec l’infante Maria de Portugal, à l’automne 1565. Pour ce «mariage du siècle» et le cérémonial qui l’entoure, la gouvernante transforme son palais et le centre de Bruxelles en un décor somptueux. Tout le gratin de la politique européenne s’est donné rendez-vous dans la capitale.
© Collectie Rijksmuseum Amsterdam
Rétrospectivement, ce point culminant de la vie de Marguerite s’avère également une triste débâcle pour elle -en tant que fille de l’empereur, gouvernante et matriarche. Pendant les festivités s’étalant sur plusieurs semaines, la noblesse s’affaire et échafaude des plans à l’origine de toute une série d’événements. Ceux-ci aboutiront à la Furie iconoclaste, à la Révolte des Pays-Bas et à la scission définitive entre les Pays-Bas du Nord et du Sud.
Après cette défaite professionnelle et personnelle, Marguerite se retire dans ses chères Abruzzes, un ensemble de villes et de domaines faisant partie de sa propriété personnelle. La fille de l’empereur retournera aux Pays-Bas en février 1580, toujours à la demande du roi Philippe II. Après la mort du régent Don Juan en 1578, Alexandre Farnèse lui succède comme administrateur des Pays-Bas. Le roi cherche une alternative et pense tout d’abord à Marguerite et Granvelle, qui décline toutefois cet honneur. Philippe imagine alors un nouveau plan: le partage de la gouvernance entre Marguerite et son fils Alexandre. Une fois de plus, Marguerite se montre compréhensive, mais cette fois, c’est son propre fils qui s’oppose à elle. Sa demande de scinder l’autorité entre pouvoir civil et militaire est refusée par Alexandre, qui devient gouverneur général.
Le séjour de Marguerite aux Pays-Bas s’achève cette fois-ci sur une déconvenue. À contrecœur, la fille de l’empereur réside encore trois ans à Namur. Ce n’est qu’en septembre 1583 qu’elle reçoit l’autorisation du roi Philippe de prendre enfin sa retraite. Deux mois plus tard, elle fait une entrée glorieuse à L’Aquila et s’installe dans sa résidence d’Ortona, sur la côte Adriatique, où elle décédera le 18 janvier 1586.
La fille de l’empereur entre pouvoir et image
Au sud des Alpes, où elle a passé la majeure partie de sa vie, Marguerite est appréciée pour ses qualités administratives. Aujourd’hui encore, «Madama» et «La Serenissima» restent des figures historiques bien connues en Italie. Toutefois, la réputation de Marguerite de Parme est différente dans nos contrées. Lorsqu’il est question de Marguerite dans la tradition historiographique et dans l’imaginaire collectif «du nord», c’est surtout en des termes péjoratifs, dans le rôle de la méchante belle-mère.
Ce positionnement négatif remonte vraisemblablement à la période décisive et aux circonstances difficiles dans lesquelles Marguerite a gouverné les Pays-Bas et aux premiers jours de la Révolte. Au cours de la Révolte, où le gouvernement hispano-habsbourgeois, ultra-catholique était en guerre contre les insurgés protestants, la propagande est utilisée massivement. L’imprimerie existe depuis un certain temps déjà, mais pour la première fois dans l’histoire, elle est utilisée à grande échelle pour influencer l’opinion publique. Sont surtout diffusés des pamphlets anti-espagnols, des tracts et des images de propagande. Alva, Granvelle et le pape y sont invariablement les boucs émissaires. Marguerite apparaît elle aussi dans les caricatures, souvent en tant que marionnette de ces personnages. Cette image trompeuse reste ancrée dans la mémoire collective.
© Collectie Rijksmuseum Amsterdam
Au cours des deux dernières décennies, l’attention s’est particulièrement tournée vers Marguerite. À l’occasion de son 500ᵉ anniversaire en 2022, de nombreuses initiatives universitaires, mais aussi plus ouvertes au grand public, ont vu le jour. L’exposition et le livre Marguerite, la fille de l’Empereur entre pouvoir et image s’inscrivent dans ce regain d’intérêt. Il s’agit d’une réhabilitation tardive de la fille de l’empereur, originaire d’Audenarde.
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