Marian van der Pluijm – Tintements de poumons
Dix-huit jeunes écrivain·es de Flandre et des Pays-Bas donnent la parole à un objet du XIXe siècle exposé au Rijksmuseum. Ils et elles ont écrit une histoire en se posant la question suivante: que voit-on lorsqu’on regarde ces objets dans la perspective d’une catastrophe imminente? Marian van der Pluijm a créé une histoire audio qui accompagne le tableau Portrait de sa belle-sœur de Marie Bashkirtseff. «Je veux la faire parler, je veux obtenir une réaction de sa part, poser une question à laquelle elle devra répondre.»
© Collectie Rijksmuseum, Amsterdam
Tintements de poumons
Conservez ma voix; si je perds tout, ma voix me restera.
Paris, 1881. Par la fenêtre de l’atelier, je vois la peintre ukrainienne Marie Bashkirtseff. Des cheveux blonds bouclés relevés, un visage jeune mais émacié, elle a noué un tablier autour de sa jupe. Elle tousse. Sa belle-sœur veut quitter le sofa pour lui servir un verre d’eau, mais Marie lui fait signe de rester assise. Le portrait n’est pas encore fini.
Rougir devant les miens, sentir leur complaisance à parler plus fort! Dans les magasins, trembler à chaque minute; là, ça se passe encore; mais avec les amis, toutes les ruses que j’emploie pour cacher mon infirmité, non, non, non, c’est trop cruel […].
La tuberculose qui s’est nichée dans le poumon droit de Marie s’est entretemps disséminée dans ses cordes vocales et ses oreilles.
Vous savez, dis-je au docteur, que je crache le sang et qu’il faut me soigner?
Oh! Mademoiselle, dit Walitsky, si vous continuez à vous coucher tous les jours à trois heures du matin, vous aurez toutes les maladies.
Marie avait une voix plus cristalline, autrefois. Elle a été formée par des professeurs de chant à travers toute l’Europe, elle se faisait photographier en costume avec de grands colliers de perles et des écharpes. Devenir chanteuse d’opéra, tel était son plus grand rêve. Elle se tenait là, dans le jardin d’hiver, lors d’une fête de famille. Elle s’imaginait les robes de soirée en dentelle. Le pied de sa tante qui tape en mesure contre le pied de la chaise. Sa mère qui ferme les yeux.
Conservez ma voix.
Je sonne à l’Académie Julian, où elle a son atelier: pour l’heure, la seule école d’art qui accepte d’enseigner aux femmes. Devant la façade blanche, je m’attarde près d’un lampadaire sur lequel sont accrochées des pancartes appelant le peuple de Paris à ne plus cracher dans la rue, afin d’endiguer la propagation de la tuberculose. Une pandémie balaie l’Europe.
Pâle et concentrée, Marie me conduit à travers le bâtiment sans se retourner. Dans les couloirs, je croise des tableaux inachevés recouverts de toiles blanches, un squelette anatomique et de petits tabourets en roseaux tressés. Je regarde le dos de Marie. Il monte et descend. Une respiration fiévreuse.
«Pourquoi vous être mise à peindre, alors?» je lui demande, mais elle ne répond pas. Je n’entends que sa respiration.
Je veux la faire parler, je veux obtenir une réaction de sa part, poser une question à laquelle elle devra répondre. Je veux savoir à quoi ressemble sa voix. Mais tout ce qui reste de Marie, ce sont ses peintures.
La peinture et les modèles! Je n’entends pas toujours ce qu’ils me disent et je tremble qu’ils parlent; […] seule, je suis saisie de vertige et ma langue se refuse à dire: «Parlez un peu plus fort, je n’entends pas très bien.»
Je retrouve ses mots dans son journal intime, que sa mère a publié après sa mort.
Ici on me voit à l’intérieur. À l’extérieur je suis tout autre. On dirait que je n’ai pas eu une contrariété et que j’ai l’habitude d’être obéie par les hommes et par les choses.
Durant la maladie de Marie, des dizaines de docteurs ont écouté ses poumons en appliquant un stéthoscope sur sa poitrine. Ils devaient le savoir mieux que quiconque. À quoi sa voix ressemblait.
Le médecin français René Laennec constata quelque chose de curieux. Lorsqu’il entendait parler un patient atteint de la tuberculose, on aurait dit, et je le cite, que chaque mot était suivi d’un tintement analogue à celui d’une petite clochette qui finit de résonner, ou d’une mouche qui bourdonne dans un vase de porcelaine.
[Ma camarade d’étude] a déjà vendu trois ou quatre choses; enfin, la voilà lancée. Et moi? Et moi je suis poitrinaire.