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littérature compte rendu

Marieke Lucas Rijneveld gagne l’«International Booker Prize»

Par Lise Delabie, traduit par Thomas Lecloux
27 août 2020 4 min. temps de lecture

Marieke Lucas Rijneveld (° 1991) a envahi la scène littéraire néerlandophone en 2015 avec des poèmes en forme de nuages: métaphore sur métaphore jusqu’à en remplir la page. Avec la version anglaise de son roman Qui sème le vent (The Discomfort of Evening) elle a remporté le prestigieux International Booker Prize. La traduction française a paru aux éditions Buchet / Chastel.

Dans Qui sème le vent, la famille Mulder est frappée par la mort d’un enfant. Depuis lors, les lèvres de la mère ont quelque chose d’étrange: «elle [les] gardait serrées, pareilles à deux limaces qui copulent», les commissures affaissées ou «pointées en avant – un coquelicot qui refuse d’éclore». Le langage visuel de Rijneveld apparaît ici distinctement, tout comme sa thématique, où un mutisme crispé tient sous son joug la famille calviniste: «Les morts, on n’en parle pas, on se les remémore.»

Nous vivons la mort de Matthies à travers les yeux de Parka, dix ans. Elle prend son bain avec sa petite sœur Hanna, tandis que leur frère Obbe se tient à côté de la baignoire, quand le vétérinaire apporte la nouvelle: «Avec Evertsen, le fermier, on l’a repêché dans le lac.» La glace sur laquelle il patinait était trop fragile. Parka fait pipi dans l’eau. On enlève l’arbre de Noël.Dès cet instant, la mort devient un personnage qui s’installe dans leur vie et imprègne une série de jeux morbides consistant tantôt à inventer des manières dont la mère et le père périront à leur tour («Morts dans un accident de la circulation ou partis en fumée?»), tantôt à s’infliger des rites initiatiques pour tenir la mort en respect. En flirtant avec leurs limites, ils conjurent déjà le prochain deuil.

Parka trouve sa sécurité dans une veste rouge, qui n’en finit pas de pâlir parce qu’elle ne l’enlève jamais. La veste est une capsule qui repousse les maladies, les bactéries et les champignons. Elle la protège contre toutes ses peurs: la peur de perdre quelqu’un, la peur du noir, la peur des dix plaies d’Égypte, la peur de vomir, la peur de la diarrhée. Son autre moyen de protection est une imagination débordante. Les sœurs doivent se rendre «de l’autre côté», dans l’endroit mythique où Matthies a filé sur ses patins. Un sauveur doit les «arracher à ce village ridicule, à papa et à maman, à Obbe, à nous-mêmes».

La logique enfantine fait le charme et la cruauté du roman. Ainsi, Parka explique ses troubles intestinaux par sa crainte de la séparation. Son problème devient une prestation: «J’étais capable de contenir mon caca; dorénavant, rien ne m’obligerait à perdre quoi que ce soit de ce que je tenais à garder.» Dans un même esprit, elle frotte deux crapauds l’un contre l’autre dans sa chambre. Les animaux doivent s’accoupler et répandre l’amour dans la maison. Le soir, elle s’enfonce une punaise dans le nombril. La maîtresse n’a-t-elle pas dit qu’on pouvait se servir de punaises pour indiquer ses destinations de rêve? Le seul endroit où Parka veut aller, c’est en elle-même.

Le choix d’adopter le point de vue d’une enfant si jeune fait de la narration un exercice d’équilibre permanent. Parka est à la fois philosophe et poétesse. Les idées abstraites deviennent concrètes par des images nées d’un univers enfantin: «… personne ne me disait que j’étais assez grande pour quoi que ce soit, au nombre de centimètres auxquels tout ça équivalait sur le montant de la porte». Grandir, pour Parka, c’est devenir complet, comme on complète une collection de flippos.

Dans le mal-être, on est authentique

Elle exprime l’amour en distance – ce que Rijneveld avait déjà introduit dans son premier recueil de poésie, Kalfsvlies (Le Vernix du veau), où elle parle du «diamètre d’un câlin». Tout comme dans ses poèmes, l’auteure empile les métaphores quand elle décrit la fine couche de glace qui se forme sur un matelas d’eau délaissé: «Je n’osai pas me risquer dessus, de peur que toutes les nuits de papa et de maman se mettent à craquer, de peur de passer à travers. Petit à petit, le matelas noir s’est recroquevillé comme un paquet de café sous vide.»

La prose de Rijneveld demande une lecture plus lente que nécessaire, tout comme chaque visiteur de la maison des Mulder doit s’essuyer les pieds plus longtemps qu’il ne faut. «La mort demande en premier lieu un déplacement, un report de la douleur.» L’auteure, elle aussi, tend à différer les passages douloureux – la page suivante n’en devient que plus dure. Dans Qui sème le vent, le malaise est tangible. D’ailleurs c’est une bonne chose, comme l’enseigne le pasteur Renkema, car «dans le mal-être, on est authentique».

MARIEKE LUCAS RIJNEVELD, Qui sème le vent (titre original: De avond is ongemak), traduit du néerlandais par Daniel Cunin, éditions Buchet / Chastel, Paris, 2020, 288 p. (ISBN 978 2 283 03336 4).
Delabie

Lise Delabie

critique littéraire - professeur

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