Mark Ingelaere et la recherche des derniers Mohicans de Flandre française
Par ses vidéos avec des locuteurs natifs diffusées sur sa chaîne YouTube, Mark Ingelaere s’attache depuis plusieurs années à la préservation du flamand de France. Un travail qu’il effectue hors de toute considération politique. Rencontre avec celui qui est à la fois témoin d’une disparition et gardien d’un patrimoine.
Remis à zéro à mon départ de Gand, le compteur kilométrique de ma voiture marque 110 lorsque j’atteins la place du Général de Gaulle à Hondschoote. En traversant la frontière avec la France, j’ai eu l’impression de pénétrer dans un autre monde: panneaux de signalisation d’apparence différente, routes un peu mieux asphaltées, jusqu’à la pluie qui a soudain cessé de tomber.
Sur la place du marché de Hondschoote, un arc-en-ciel enjambe le clocher de l’église. Où diable ai-je bien pu atterrir? Après avoir fait plusieurs fois le tour de la place à pied, je découvre enfin la maison de maître à la façade laiteuse où j’ai rendez-vous aujourd’hui. La sonnette retentit bruyamment dans le hall et, bien vite, la porte s’ouvre. Un homme aux cheveux blanc ivoire apparaît dans l’embrasure et me souhaite la bienvenue en dialecte: Kom zjere binnen, en elp mie ne kje, oe was je name nu were? (Entrez, je vous en prie. Désolé, mais pourriez-vous me rappeler votre nom?)
Un rebelle avec une mission
J’ai pu me familiariser avec le travail de Mark Ingelaere lors de ma participation au projet Gesproken Corpus van de zuidelijk-Nederlandse Dialecten (Corpus parlé des dialectes néerlandais méridionaux). Mark documente le flamand français ou –comme il préfère l’appeler– «le flamand de France». Il sillonne la région frontalière à la recherche de locuteurs parlant encore le «vlaemsch», et diffuse ensuite ces conversations sur sa chaîne YouTube.
À vrai dire, il s’agit d’une «vocation tardive». Architecte d’intérieur, Mark a vécu et travaillé à Gand pendant de nombreuses années. Ce n’est qu’après son départ à la retraite qu’il est retourné dans sa région natale, où ses parents tenaient un commerce. Enfant, il s’étonnait d’entendre les clients français parler flamand. Mais sa passion pour la langue n’est apparue que plus tard.
© Mark Ingelaere
Il y a 17 ans, Mark a fait la connaissance du prêtre entre-temps décédé Cyriel Moeyaert, qui était alors inspecteur pour les cours de néerlandais dans l’enseignement catholique. Mais Moeyaert était surtout un linguiste qui œuvrait à la diffusion de la langue néerlandaise en France. À ce titre, il a également présidé le Komitee voor Frans-Vlaanderen (KFV, Comité pour la Flandre française). Lorsque Moeyaert n’a plus été en mesure de conduire, il a demandé à Mark de lui servir de chauffeur. C’est au cours de ces trajets qu’il lui a communiqué sa passion. Aujourd’hui, Mark continue le travail de Moeyaert avec le même zèle. «Le vlaemsch est en train de disparaître, dit-il. Je dois en préserver la mémoire. »
À plusieurs reprises, Mark insiste sur le fait qu’il n’est «pas du tout» linguiste. Pourtant, je suis surpris par sa connaissance de (l’histoire de) la langue régionale. Le flamand de France – également appelé flamand français, vla(e)msch, flamand occidental ou encore west-flamand– est le dialecte traditionnellement parlé en Flandre française, petite région du nord de la France qui coïncide dans une large mesure avec l’arrondissement de Dunkerque (de la Lys à la mer du Nord). Il s’agit de la même variante que celle en usage à Poperinge ou Pollinkhove. Mais si le dialecte reste assez vivace dans ces villes et villages flamands, ce n’est pas le cas en Flandre française. Selon Mark, le centralisme français n’est pas le seul coupable: longtemps, on a aussi défendu aux locuteurs de parler flamand.
Après la Seconde Guerre mondiale, de nombreux parents ont élevé leurs enfants en français, de sorte que le flamand de France a perdu de son importance en tant qu’outil de communication informel. Mark me tend la photo d’une pancarte sur laquelle on peut lire «Il est interdit de parler flamand et d’uriner sur les murs». Cela me rappelle le slogan de Dilbeek, lui dis-je, cette ville «où les Flamands sont chez eux». Mark s’esclaffe et explique que la France a réalisé son idéal d’«une nation, une langue» en interdisant officiellement, au milieu du XIXe siècle, l’usage des parlers régionaux dans l’administration et dans l’enseignement.
Pendant deux siècles, la politique éducative de l’Hexagone s’est évertuée à faire disparaître les langues et dialectes non français. La cour de récréation devint ainsi le principal lieu de francisation. Les punitions infligées aux élèves parlant vlaemsch étaient dignes d’un régime dictatorial. Ainsi, un système de délation fut mis en place dans les établissements scolaires. Si un enfant était surpris à parler flamand, on lui remettait un bout de bois appelé symbole ou «signum». Il pouvait s’en débarrasser en dénonçant à son tour un camarade. L’enfant qui avait l’objet à la fin de la journée était puni. Un autre procédé consistait à rincer à l’eau glacée la bouche de l’élève fautif pour lui faire perdre l’envie de prononcer ces «sales» mots flamands.
Ces pratiques et d’autres expliquent que seule une part de plus en plus faible de la population locale a encore cette variété dialectale pour langue maternelle aujourd’hui. Selon Mark, on n’entend plus parler flamand en rue, mais bien dans certains foyers. Mark part à la recherche des locuteurs restants – les «derniers des Mohicans» –, filme leurs conversations et partage ces vidéos sur sa chaîne YouTube. Au fil des ans, il a réussi à attirer plus de 460 locuteurs devant son objectif. La minuscule caméra avec laquelle il enregistre ces entretiens donne à ceux-ci un cachet d’authenticité.
Cela dit, il n’est pas toujours aisé de convaincre quelqu’un de se prêter au jeu. Certains locuteurs sont d’abord très enthousiastes, mais dès qu’ils voient surgir une caméra, ils refusent de prononcer encore un mot de flamand, explique Mark. Ont-ils honte? Ou doit-on y voir les séquelles de l’ancien régime punitif?
Sélection culturelle
Je demande à Mark comment il choisit ses interlocuteurs. Il tire notamment profit des conversations en flamand organisées chaque mois dans différents villages pour les personnes qui souhaitent discuter en vlaemsch. Mark y participe régulièrement pour entrer en contact avec des interlocuteurs potentiels. Il tend également l’oreille dans les supermarchés, les stations-service et au cours de ses promenades. Son ingéniosité me fait rire tout bas. Mark me confie encore que lorsqu’il soupçonne quelqu’un de parler flamand, il lui demande son chemin en dialecte pour voir comment il va réagir. Enfin, il peut compter sur la complicité de quelques «tuyauteurs» qui s’intéressent au flamand de France. Il ne donne d’ailleurs pas uniquement la parole aux locuteurs natifs, mais s’intéresse aussi aux jeunes Flamands de France qui apprennent le néerlandais.
Au fil des ans, Mark a élaboré différentes stratégies pour convaincre les locuteurs réticents. Lorsque quelqu’un se rétracte, il revient plusieurs fois à la charge et tente de tisser peu à peu des liens avec cette personne. Ce processus prend parfois plusieurs mois. «En fin de compte, c’est une question de respect et de confiance, souligne-t-il. Je suis un étranger qui s’immisce dans la sphère privée des gens.» Qui plus est, les locuteurs flamands sont souvent isolés, et certains d’entre eux habitent des logements misérables. Si Mark a choisi de réaliser des vidéos, c’est notamment pour mettre en lumière les conditions de vie des flamandophones de France. En effet, les intérieurs en disent long sur la situation socio-économique des personnes qu’il interviewe. Par exemple, il me montre la photo d’un vieil agriculteur, légèrement voûté, qui se détourne de l’objectif. Le papier peint se décolle des murs et le plafond est parsemé de taches de moisissure.
© Mark Ingelaere
(In)visibilité du vlaemsch
Mark constate que le vlaemsch a largement disparu de l’espace public. Néanmoins, des associations telles que l’Akademie voor Nuuze Vlaemsche Taele (ANVT, Institut de la langue régionale flamande), SOS Blootland, Vlaemsche Taele in Bellestreeke et Europa der Volkeren (EUVO, Europe des peuples) tentent de renverser la vapeur. Pour ce faire, elles s’attellent entre autres choses à faire inscrire dans les deux langues les noms de rues des villages frontaliers. Sur les groupes Facebook Beelden uit Frans-Vlaanderen (Images de la Flandre française) et Portretten uit het Noorden (Portraits du Nord), on voit aussi défiler les toponymes flamands encore existants. Enfin, on trouve des traces de vlaemsch dans les épitaphes des églises et cimetières, que l’EUVO a entrepris de restaurer.
Bien que certains ne parlent pas (plus) le vlaemsch, Mark remarque que de nombreux foyers de Flamands de France abritent encore certains symboles flamands, tels que des drapeaux, des écussons ou des statues. Même les voitures arborent souvent un autocollant avec un blason ou un adage flamand. Selon Mark, les gens veulent ainsi manifester leur identité. En effet, de nombreux habitants du Westhoek français se considèrent comme des Flamands vivant en France et en sont très fiers. À Noordpeene, au musée historique La Maison de la Bataille, on vend même des T-shirts avec le slogan «Je ne suis pas parfait, je suis Flamand, c’est encore mieux». Le musée accorde une grande place à la question linguistique et projette même les vidéos de Mark.
Mark parle d’une situation paradoxale: alors que le vlaemsch disparaît de plus en plus, sa visibilité va croissant. Toutefois, les marqueurs identitaires sont, selon lui, purement culturels et non politiques. Les connotations flamingantes attachées à cette imagerie laissent les Flamands de France indifférents. En même temps, cela relève du «marketing territorial» qui vise à attirer les touristes.
Quand je laisse tomber le mot «Ch’ti», Mark monte sur ses grands chevaux. «Bon sang, me dis-je, j’aurais dû m’en douter.» Pourtant, je suis heureux d’avoir posé la question, car Mark se met à parler des conséquences inattendues du film à succès de Danny Boon, Bienvenue chez les Ch’tis. Le long métrage a provoqué un réveil du sentiment flamand parmi les habitants de la région. À Bergues, où le film a été tourné, des lions et slogans flamands ont même soudain fait leur apparition dans les rues en guise de protestation.
Quand je demande à Mark s’il existe des organismes culturels chargés de promouvoir le flamand de Flandre, il répond par l’affirmative. Et de citer le Volkstoneel voor Frans-Vlaanderen (Théâtre populaire pour la Flandre française), qui organise des représentations en Flandre occidentale et en Flandre française. Il évoque aussi Radio Uylenspiegel, une radio libre bilingue qui diffuse surtout de la musique traditionnelle flamande. Bien que la station soit aujourd’hui majoritairement francophone, elle continue à promouvoir les langues et cultures flamandes et néerlandaises.
Le groupe Om een keër de Marie-Christine Lambrecht et Joël Devos interprète quant à lui des chansons en vlaemsch. Enfin, la Flandre française compte quelques auteurs écrivant en dialecte. Mark est par exemple un grand admirateur d’Edmonde Vanhille, qui rédige de courts textes (de chansons) en flamand de France, et de Marcel Marchyllie, auteur du recueil de nouvelles et de contes T’was een keër: Histoires flamandes. Il apprécie également la poésie de Pierre Vandevoorde, alias Keuntje.
Dissensions intestines
Si Mark reçoit des encouragements, il doit aussi faire face aux réticences des lobbys aussi bien flamand que néerlandais. Tous deux refusent d’engager un dialogue devant sa caméra. Le «lobby flamand» estime qu’il interviewe trop de Flamands de France pro-néerlandais. Le «lobby néerlandais» voit quant à lui dans le projet de Mark une offensive contre la langue standard, alors que rien n’est moins vrai. Il ne comprend pas non plus son intérêt pour ce parler en voie d’extinction. Mais Mark trouve justement fascinant d’être le témoin de cette disparition. Plus encore, il estime de son devoir d’enregistrer les derniers vestiges du vlaemsch. D’autant que « personne ne l’a encore documenté. Le travail d’enregistrement audio accompli par l’université de Gand dans les années 1960 et 1970 n’a repris que récemment, et les universités françaises, elles, ne manifestent pas le moindre intérêt.» Il espère que ses vidéos pourront plus tard servir de matériel d’étude.
Mark trouve fascinant d’être le témoin de la disparition du vlaemsch et estime de son devoir d’en enregistrer les derniers vestiges
Malgré le déclin, on observe quand même un regain d’intérêt pour le vlaemsch ces dernières années. Ainsi, en 2021, le ministère français de l’Éducation a reconnu le flamand occidental comme langue régionale officielle, de sorte qu’il peut désormais être enseigné dans les écoles. De fait, depuis l’année scolaire 2022-2023, les élèves de la région ont la possibilité d’apprendre la langue régionale. Mark déplore toutefois que ces cours se limitent aux rudiments, sans possibilité d’approfondissement.
Le caractère politiquement sensible de la question du vlaemsch est évoqué à diverses reprises lors de notre entretien. Je suis frappé par le manque de bonne volonté des différentes associations pour engager un dialogue, alors qu’elles poursuivent essentiellement le même but. Mark en est bien conscient, mais espère de tout cœur que les choses finiront par changer. En même temps, il se fiche éperdument de la politique: «Je suis aussi neutre et apolitique que possible, souligne-t-il. Pour moi, c’est une question de patrimoine à conserver.» Mark tient par ailleurs à offrir un forum gratuit aux jeunes Flamands de France en quête de leurs racines.
Les statistiques de sa chaîne YouTube prouvent que les vidéos de Mark connaissent un beau succès: le mois dernier, elles ont été visionnées plus de 7 000 fois.