Dix-huit jeunes auteurs et autrices ont donné vie à des objets du XIXe siècle provenant du Rijksmuseum. Ils et elles se sont inspiré de la question suivante: que voyez-vous lorsque vous regardez ces objets en portant attention au travail invisible? Marte Hoogenboom a écrit un dialogue pour le Portrait de Louis Royer de Charles van Beveren, peint en 1830, et Ecce Homo de Louis Royer, daté de 1826. «Les mains des hommes sont comme une glaise élastique qui ne sèche ni ne s’immobilise jamais».
© Collectie Rijksmuseum, Amsterdam
Voilà, vous-même
À déclamer sur le premier souffle d’un nouveau-né.
(Souffle.)
Qui est là? Où sommes-nous? Qui êtes-vous?
Je suis celui qui –
Je suis mouillé. Pourquoi suis-je mouillé?
Je suis –
Je saigne.
Chut, nous ne sommes pas seuls. Ils vont nous entendre.
Je saigne!
Ça va sécher tout seul. Regardez-moi. Cela fait des millions d’années que mes veines se sont pétrifiées.
Qui ça, ils? Qui nous entend?
Lui, je le connais. Le salaud, c’est lui qui m’a fait ça. Mais l’autre? Il étale quelque chose sur ta joue.
Tu arrives à voir ce que c’est?
C’est grisâtre et humide. Des huiles et du pigment.
Dieu merci, pas de sang.
Je pense que c’est –que tu es supposé me représenter. Le voilà qui accentue les mains de mon bourreau. Ces petites mains frêles. Les mains des hommes sont comme une glaise élastique qui ne sèche ni ne s’immobilise jamais. Sans ses outils, le bourreau est plus faible qu’un jeune torrent de montagne. Il surpasse de toute façon celui-ci en impatience.
Ne peuvent-ils pas nous entendre?
Je crois qu’ils sont sourds à ce que nous disons.
J’ai entendu qu’ils se disaient «créateurs». Cela résonne dans le bois sous ma peau.
Ha! Les mains des hommes ne savent pas créer, seulement retrancher avec violence. Elles s’arment de ciseaux et de marteaux pour se faire tantôt griffe, tantôt croc. En une après-midi, leur morsure rogne mon corps comme des millions d’années. Ils appellent cela «immortaliser».
Moi aussi, j’aimerais croire à l’immortalité si mon corps était fait d’une argile qui ne sèche jamais. Ne pas avoir à craindre le soleil, l’humidité, la sécheresse.
Pauvre fou. Regarde ce qu’il m’a fait. Il m’a fait arracher à ma propre paroi abdominale, à coups de pics et de scies et de coins. M’a transporté par la mer sous laquelle j’avais dormi pendant des milliards d’années, avant de m’élever au-dessus d’elle. Des centaines de mains m’ont acheminé jusqu’à cette dernière paire. Et puis quoi? Mon téton aurait pu être le bec d’un rouge-gorge, ma couronne la guirlande d’un enfant qui joue.
J’entends les échos d’une querelle qui se vide au-dessus de leurs têtes. Une vieille discorde– qui sait le mieux capter la nature?
Quelle question insensée; on ne peut pas capter la nature. Seulement la chasser. Des jours durant, il m’a épié comme un prédateur, soi-disant pour voir ce qui se trouvait sous ma peau. Puis il m’a creusé de l’extérieur. Et puis quoi? M’embrasser, tel Pygmalion? Laissez-moi tranquille. Qu’ils se réconcilient. Je ne suis guère plus qu’un miroir.
Et moi du marbre liquide.
Ne va pas prendre la grosse tête. Tu as été fait à mon image.
Et toi à celle de ton créateur. Tu es l’autoportrait en trois dimensions d’un homme qui ne sait voir que lui-même. Blanc comme neige, un saint.
Les gens font tout leur possible pour se voir eux-mêmes. Mais ils ne voient que celui qu’ils veulent bien voir – celui qu’ils veulent être.
Que se passe-t-il à présent?
Partout autour d’eux, la photographie se perfectionne. Encore une de ces forces naturelles: des éléments fugaces, inflammables, qui gravent leur «éternité» sur une rétine artificielle.
Et maintenant?
Ils se regardent. Regardent leur œuvre. Se regardent eux-mêmes. Qui est l’œil dans ce cyclone de regards?
Et maintenant?
Ils se regardent.
Ils se regardent (souffle)
eux-mêmes.