Marthe Donas: Peindre envers et contre tout
Mélanie Huchet s’est lancée à la recherche d’artistes des Plats Pays trop peu connus ou trop vite oubliés et qui méritent toute notre attention. Dans ce deuxième portrait, elle s’attache au parcours de la peintre Marthe Donas.
L’immense critique d’art belge et spécialiste de l’art abstrait, Michel Seuphor classe sa compatriote Marthe Donas parmi les pionnières de l’art abstrait; la collectionneuse américaine Katherine Dreier la qualifie de première femme à représenter la peinture abstraite en Belgique; l’Encyclopédie de l’art datée de 1986 la décrit comme «l’un des premiers cubistes belges».
Marthe Donas évoque, pour un cercle restreint certes, le nom d’une grande artiste à la production étonnante et remarquable. Des œuvres inclassables et multifacettes que vous pouvez notamment découvrir à Ittre, dans le musée qui lui est consacré. Un parcours, semé d’embûches, qui mérite aujourd’hui toute notre attention. Portrait.
© Hugo Maertens
Marthe Donas voit le jour le 26 octobre 1885 dans une famille bourgeoise d’Anvers. C’est dès son plus âge, à l’école, où elle montre une appétence pour le dessin, que son talent est immédiatement remarqué par l’institutrice. Cette dernière confie à la mère que son enfant pourrait, si rien ne s’y oppose, devenir une grande artiste. Mais c’était sans compter sur la réticence du père, allant jusqu’à interdire à sa fille de visiter des expositions! Qu’importe. La jeune adolescente de dix-sept ans prend le risque de provoquer l’ire du chef de famille et s’inscrit à l’académie de sa ville natale. Elle remporte tous les premiers prix et excelle aussi bien dans la peinture de natures mortes que de paysages ou de portraits d’amis. Trois ans plus tard, son père lui refuse toujours cette carrière. «C’est comme s’il voulait me garder près de lui, comme si j’étais sa préférée. Je me sens malheureuse et prisonnière chez moi, je voudrais m’évader». Pour continuer ses activités, elle tente de s’échapper deux fois avant de réintégrer la demeure familiale. Mais la jeune femme est coriace et à vingt-huit ans elle décide «envers et contre tous de continuer à peindre» en s’inscrivant à nouveau à l’académie royale des Beaux-Arts d’Anvers.
© Marco Lavand'homme
L’exploration
© Cédric Verhelst
Quand, une année plus tard, la guerre éclate et qu’une bombe tombe sur sa maison, la famille Donas se voit contrainte d’émigrer aux Pays-Bas. On pourrait y voir une énième malchance mais pour la jeune femme il s’agit «d’une aubaine». C’est à partir de ce moment-là que Marthe Donas va enfin s’affranchir du carcan familial et entreprendre une vie loin de toute sédentarité. Grâce à une invitation, elle part avec sa sœur Laure à Dublin. Là-bas elle se forme pendant trois années à l’art du vitrail et reçoit quelques commandes pour orner des églises irlandaises.
En 1916, la violence de l’insurrection de Pâques pousse les deux sœurs à repartir. Si Laure choisit de rentrer aux Pays-Bas, il n’en est pas question pour Marthe. Elle choisit comme destination Paris et loue à Montparnasse un atelier au 9 rue Campagne Première. C’est lors d’une exposition d’André Lhote que Marthe Donas découvre avec ébahissement le cubisme. La jeune femme travaille dans l’atelier du peintre. Mais une fois de plus, alors qu’elle se trouve en pleine exploration créative, elle doit s’arrêter. La cause? Le manque d’argent. «J’écris à mon père pour qu’il envoie le reste de mes économies mais il refuse, je continue à travailler dans la misère, la faim et le froid.» C’est à contrecœur qu’elle accepte la proposition de Madame L., une femme aisée, de l’accompagner à Nice pour lui donner des cours de peinture en contrepartie de l’hébergement.
La Section d’Or et le succès des années vingt
Mais contre toute attente une fois là-bas, la chance resurgit! L’artiste fait la connaissance du renommé sculpteur ukrainien Alexandre Archipenko qui lui propose un atelier vide dans une maison de campagne. Une rencontre décisive pour la jeune peintre aussi bien d’un point de vue stylistique qu’amical, voire sentimental. Sous influence cubiste, elle entreprend des recherches vigoureuses sur les formes, des explorations encore plus dynamiques de l’espace. Celle qui, avant 1916, réalisait des paysages, des portraits, des nus et des vitraux se met, dès 1917, à produire des œuvres affiliées au cubisme (telles que «Femme au chapeau», 1917 et «Femme se poudrant», 1918).
© Cédric Verhelst
Un an plus tard, Marthe Donas retourne à Paris et prend un atelier à Montparnasse, situé rue du Départ. Grâce à son talent et à l’aide d’Archipenko, elle entre dans le groupe de la Section d’Or, dont font notamment partie des peintres renommés, tels que Fernand Léger, Georges Braque ou le sculpteur Constantin Brancusi.
Toujours avec l’aide de son protégé, elle prépare fin 1919, sa première exposition personnelle (sous les pseudonymes non «genrés» de Tour Donas ou Tour d’Onasky pour se donner toutes les chances), à la librairie Kundig à Genève d’abord, puis à Berlin à la galerie Der Strum. Ses tableaux à la fois cubistes et abstraits explorent le corps, la lumière et le mouvement.
© Cédric Verhelst
En 1920, elle s’essaye à l’encre de chine. En naît une série somptueuse aux formes géométriques. Admirez le sublime «Tango», minimaliste, tout en équilibre et dont les formes synthétisées et distillées représentent si bien cette danse à la mode. Ses œuvres s’imprègnent alors d’un processus de simplification et d’épure, prenant le chemin de l’abstraction. Son cubisme à elle possède la singularité d’intégrer la couleur et le mouvement «dans une vision abstraite et plus émotive de la réalité.» (comme sur les toiles «Poteries et fleurs», 1926 et «Sous la lampe», 1927). Seuphor qualifiera son travail de «mi-abstrait, mi-cubiste».
Alors qu’elle est au sommet de sa gloire, l’artiste décide en 1927, après son mariage et son déménagement – qui ne lui convient pas – dans le village d’Ittre, d’arrêter à contrecœur la peinture, contrainte par les tâches de la vie domestique. C’est vingt ans plus tard, en 1947, que galvanisée par un séjour aux États-Unis, elle reprend de plus belle la peinture en ne cessant de faire des allers-retours entre figuration et abstraction.
© Marco Lavand'homme
Marthe Donas était une femme artiste avide de créer et d’explorer l’art à l’infini. Ses œuvres ne cesseront d’être exposées par la suite dans toute l’Europe. Une très grande artiste qui force le respect.