Matea Bakula veut faire réincarner ses matériaux
Pourquoi, en tant qu’artiste, nier les propriétés de ses matériaux? La sculptrice Matea Bakula (Sarajevo, 1990)
a un faible pour le carton et la mousse isolante en raison de leur caractère et de leur «comportement» spécifiques. Mais les matériaux qui nous sont familiers au point de ne plus nous surprendre, la jeune femme les place sous un jour nouveau. Dans son travail futur, elle vise la «réincarnation» du plastique.
© Lienke Roos
«What you see
is what you see» (Ce que vous voyez, c’est ce que vous voyez), a un jour déclaré le peintre Frank Stella. Cette phrase est devenue un slogan célèbre pour l’art minimal, un courant dont se sont revendiqués de nombreux sculpteurs. Les archétypes géométriques, tels que la poutre et le cube, étaient particulièrement recherchés: ils étaient universels au point qu’avec une finition parfaite, ils paraissaient presque anonymes. Ces formes reviennent également dans l’œuvre de la sculptrice Matea Bakula, mais dans une exécution totalement différente: ils sont pour elle non pas une fin, mais le commencement. Ils sont tellement élémentaires qu’ils sont immédiatement reconnaissables. Et c’est pourquoi ils peuvent stimuler en même temps l’imagination du spectateur.
Dénicheuse de belles matières
Bakula n’aime pas qu’une œuvre d’art pousse trop le spectateur dans le sens d’une interprétation déterminée. Une sculpture réussie suscite au contraire différentes interprétations qu’elle découvre volontiers. Ses yeux commencent à pétiller lorsque je compare son œuvre cylindrique You Have Two Challenges Remaining (2016) avec des mégots de cigarette cassés. Il faut dire que son travail paraît refuser de se couler dans une forme rigide et géométrique.
© Peter Tijhuis
Mais il est alors difficile de comprendre exactement ce que l’on voit. Dans cette optique, il est également intéressant de constater que Bakula décrit souvent son processus de travail par le biais de métaphores et de comparaisons. Elle explique cette approche par son arrivée aux Pays-Bas lorsqu’elle était encore très jeune. L’artiste a été élevée en trois langues: serbo-croate, néerlandais et anglais. Lorsqu’elle ne trouvait pas le bon mot dans l’une de ces langues, elle utilisait une périphrase ou une métaphore. Quand on regarde ses sculptures, on arrive aussi automatiquement à un point où il faut nécessairement recourir à des comparaisons, tant elles sont à la fois familières et mystérieuses.
© Robin Meyer
Bakula explore depuis longtemps les possibilités qu’offrent divers matériaux, mais ce n’est qu’au cours de sa dernière année d’études qu’elle s’est rendu compte que cet exercice pouvait aussi être «tout simplement» le point central de son travail. Depuis, elle a développé une vision forte qu’elle compare à celle des scouts, ces dénicheurs de mannequins qui ne voient pas simplement passer une jolie femme dans la rue, mais un futur mannequin qui fera la une des magazines, et qui savent au premier coup d’œil quel maquillage et quelle robe de luxe la mettront en valeur.
Bakula entrevoit le potentiel de ses matériaux – notamment de la mousse isolante, du carton et de la cire: non seulement elle sait ce qu’elle peut en faire, mais aussi l’intérêt que son intervention peut avoir pour une œuvre d’art. La clé réside dans la transformation: le fait de donner à la matière une fonction et une place inhabituelles, mais où les propriétés d’origine restent visibles. Ce qui semble familier au point de ne plus surprendre, Bakula le place sous un jour nouveau.
Une colonne en papier
Un exemple frappant de cette démarche est A Letter From
a Free Man (2020), une colonne de six mètres et demi que l’artiste a réalisée pour les archives d’Utrecht, sa ville d’adoption. En partant de connaissances architecturales, on peut être tenté de supposer que des matériaux traditionnels tels que le marbre ont été utilisés pour ce projet. Mais il suffit d’approcher pour constater que la peau de l’objet est loin d’être aussi massive, luisante et lisse qu’il y paraît. Elle présente de petites bosses et des irrégularités qui rappellent le carton, et en particulier le carton un peu mouillé: dans un état pas encore tout à fait pâteux, plutôt à un stade préliminaire.
© Wiel Wijnen
Certes, j’ai un peu triché en regardant l’œuvre, car je savais que A Letter From
a Free Man est fait de papier, mais quand même: on peut très facilement se défaire de ce savoir. De loin, cette information est vite oubliée: on observe une sculpture massive – ce qu’on n’oublie pas, justement, lorsqu’on examine la texture de près. Mais faites un pas en arrière et la grandeur revient. Ce que vous voyez semble très clair et gérable, mais paraît tout de même changer toujours subtilement de forme.
© Wiel Wijnen
Bakula figurait parmi les artistes invités à soumettre une proposition d’œuvre d’art aux archives d’Utrecht en 2019. Dans ce bâtiment, elle a vu une énorme quantité de documents et de papiers conservés dans de grands tiroirs. Fascinée, elle a cependant appris quels efforts étaient nécessaires pour préserver tous ces papiers dans leur état d’origine.
Bien qu’elle comprenne très bien cette nécessité, Bakula a soumis un projet de sculpture dont les matériaux – le papier et des pigments – sont laissés libres de changer. La colonne restera en place pendant cinq ans au moins, voire plus, et au fil des ans, certaines parties jauniront ou se décoloreront d’une autre manière. Bakula a trouvé stimulant de présenter justement cette transformation matérielle, d’ordinaire indésirable, aux archives d’Utrecht.
Du pur au plastique
Dans son atelier, Bakula n’est pas la seule à être rebelle, puisque sa matière n’en fait qu’à sa tête également. Il appartient à l’artiste d’y répondre, même si elle sait qu’elle ne pourra jamais soumettre totalement la matière. Dès qu’elle se met réellement à la travailler, elle se sent comme le chorégraphe qui communique des instructions au danseur, lequel en donne ensuite sa propre interprétation.
© Peter Tijhuis
Elle cite en exemple l’œuvre Shapeshifting
(2020), la bien nommée: deux objets cylindriques en carton torsadé. Ils ne sont pas parfaitement (et donc docilement) ronds, mais plutôt ovoïdes. C’est pourquoi on lui a souvent demandé à propos de cette œuvre si c’était bien normal. Bien sûr, c’est normal, répond-elle alors, car c’est propre à la nature du carton. Elle le savait au moment d’entamer le projet. De fait, elle aurait pu veiller à empêcher la matière d’onduler et obtenir des cercles parfaitement ronds. Mais à quoi bon utiliser du carton ou toute autre matière si c’est pour renier leurs propriétés et leur comportement?
Bakula décrit l’étape suivante de son travail comme le passage de la transformation à la réincarnation de la matière. La grande différence réside dans le fait que cette dernière implique une réutilisation, de sorte que la matière porte tout un bagage. De plus, l’artiste s’est un peu détournée de la mousse isolante, trop chimique et polluante à son goût. Son art n’est pas une raison pour ne pas surveiller son empreinte écologique, elle en est bien consciente.
La colonne de A Letter From a Free Man illustre bien cette réincarnation, tout comme le Shapeshifting précité, pour lequel elle a réutilisé les moules qui lui ont servi à façonner la cire pour The Unlimited B Pole (2018).
© Peter Tijhuis
Dans un avenir proche, elle prévoit d’explorer les possibilités du plastique. En termes de polyvalence, le plastique ressemble à la mousse isolante, il est aussi répandu et son usage tellement court qu’une réutilisation durable s’impose. Il peut durer pendant des siècles – comme dans le cas d’une bouteille d’eau – ou même ne jamais disparaître – comme les particules de plastique contenues dans certains produits de nettoyage.
© Lienke Roos
N’est-ce pas là la matière tout indiquée dont il faudrait se préoccuper dans un souci de durabilité? Le but n’est pas de montrer des matériaux manifestement recyclés: une telle approche lui paraît trop évidente. Il s’agit de la transformation, de la destinée que peut avoir le plastique, sans qu’on le reconnaisse toujours comme tel. Matea Bakula est l’artiste toute trouvée pour une telle démarche: ses sculptures nous invitent sans cesse à recalibrer notre vision.