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littérature compte rendu

«Max Havelaar» de Multatuli: Anticolonialisme et révolution littéraire

22 avril 2021 5 min. temps de lecture

Chef-d’œuvre de la littérature mondiale comme l’écrivait Hermann Hesse, Max Havelaar ou Les Ventes de café de la Compagnie commerciale des Pays-Bas a paru pour notre plus grand bonheur dans une nouvelle traduction de Philippe Noble. Nouvelle, car, comme l’explique le traducteur dans la préface, la version proposée se base sur l’édition définitive de 1881 établie par la chercheuse Annemarie Kets-Vree. Ayant traduit une première fois ce roman-somme (édition parue chez Actes Sud au début des années 1990), Philippe Noble s’est remis à l’ouvrage, livrant un texte accompagné de commentaires figurant dans l’édition originale, révisant le style, l’écriture afin de rendre au mieux l’extraordinaire modernité de l’œuvre.

Né à Amsterdam en 1820, il y a deux siècles, mort en 1887, élevé dans une famille mennonite, Eduard Douwes Dekker adoptant le pseudonyme de Multatuli sort en 1860 un ovni qui aura un extraordinaire retentissement littéraire et politique. Basé sur son expérience de fonctionnaire aux Indes néerlandaises, colonie des Pays-Bas, un poste dont il démissionnera, révolté par les conditions de vie des colonisés, Max Havelaar signe une double révolution. Une révolution littéraire en ce qu’il s’émancipe des codes d’écriture prévalant à l’époque et une révolution politique en ce qu’il dénonce l’oppression des colonisés au cœur de ce système inique d’exploitation économique.

La liberté de ton, la multiplication audacieuse des points de vue et des registres d’écriture, la créativité stylistique rompent avec l’esthétique romanesque en vigueur et concourent à l’avènement d’une modernité littéraire. Précurseur de pratiques qui ne s’épanouiront qu’au XXe siècle, Multatuli fait éclater les frontières entre les genres, émaillant la narration de poèmes, de légendes. La liberté de l’écriture est en phase avec la liberté politique à laquelle il en appelle.

Déconstruisant les mécanismes d’un système de pillage économique, d’assujettissement des populations indigènes, alertant sur la destruction des cultures, des modes de vie et de pensée des autochtones de Java, il ne dénonce pas seulement les abus périphériques d’une colonisation qui pourrait être «moralisée», plus humaine, plus équitable mais la colonisation en elle-même. Une colonisation qui repose sur l’esclavage, l’exploitation forcée des indigènes et la corruption de l’aristocratie locale, auxiliaire des colons.

Les appels que certains intellectuels contemporains ont lancés en faveur d’une «moralisation» du néolibéralisme afin de le rendre compatible avec une justice sociale font écho à la position des défenseurs d’une colonisation plus «soft». Franc-tireur, étranger à tout parti, redoutable pamphlétaire, Multatuli n’a jamais été dupe de l’emballage éthique que les politiciens libéraux voulurent donner à la colonisation. Observateur critique de l’avènement de la révolution industrielle, de la dégradation effroyable des conditions de vie des ouvriers qu’elle allait engendrer, il a compris que le vernis, le label «éthique» de l’administration coloniale, loin d’améliorer l’existence des paysans obligés de travailler dans les plantations, dans les structures des colons, allait les fragiliser, les aliéner davantage.

Multatuli révèle la soif de profit, la violence d’un Occident qui, imposant aux Javanais le travail contraint dans les plantations, les réduisant à la misère, détruit la richesse de leur civilisation

Au travers des trois personnages principaux –l’imbuvable «Sèchepaille», Max Havelaar (porte-parole de l’auteur) et Stern–, Multatuli livre une charge virulente contre le système colonial. Sous l’hypocrite bannière d’une «prétendue mission civilisatrice (et religieuse) de l’homme blanc» (Philippe Noble), sous ce masque aussi édifiant que mensonger, Multatuli révèle la soif de profit, la violence d’un Occident qui, imposant aux Javanais le travail contraint dans les plantations, les réduisant à la misère, détruit la richesse de leur civilisation. Rien ne peut justifier l’expansion coloniale, tel est le message que lance l’auteur dans un monde qui n’est pas encore prêt à l’entendre. « LE JAVANAIS EST OPPRIMÉ» écrit-il, anticipant les révoltes dans les colonies, le soulèvement des peuples privés de leur liberté.

Immense écrivain qui a fait souffler un vent de renouveau sur les lettres néerlandophones, Multatuli est aussi un lanceur d’alerte pour reprendre l’expression de Philippe Noble. Secouer les règles qui prévalent dans la littérature de la première moitié du XIXe siècle, bousculer la tradition et secouer la mentalité coloniale et esclavagiste ne font qu’un. Le système de culture forcée imposé à l’archipel indonésien par la colonisation néerlandaise contraignait les paysans à transformer une part importante de leurs rizières en plantations de café, de sucre. Sur ces terres riches et fertiles de Java appauvries par la Compagnie des Indes orientales imposant des cultures forcées, la population indigène a connu de terribles famines que décrit le roman. Ce sont cette reconversion assassine des forêts d’Indonésie, d’Amazonie, d’Afrique en pâturages, cette folie productiviste liée au problème de l’emballement démographique qui, de nos jours, mettent en péril la survie des formes du vivant, humain et non-humain…

Le vingtième et dernier chapitre fulgure comme une apothéose où l’auteur met en voix le «SYSTÈME D’ABUS DE POUVOIR, DE VOL ET DE MEURTRE QUI ACCABLE LE PAUVRE JAVANAIS».

«Oui, à moi, Multatuli, “qui en ai tant enduré”, de reprendre la plume. Je ne présente pas d’excuse pour la forme de mon livre. Cette forme m’a paru adaptée au but que je recherchais (…)

Oui, je veux être lu par des hommes d’État, dont c’est la mission d’observer les signes des temps… (…) par des négociants intéressés aux ventes de café… (…) par des prédicateurs qui diront, à la façon de leurs devanciers, more majorum, que je m’en prends au Dieu tout-puissant, alors que je m’élève seulement contre le dieu minuscule qu’ils ont formé, eux, à leur image (…) par les membres de la représentation nationale, qui doivent savoir ce qui se passe dans le grand Empire d’outre-mer, qui appartient au royaume des Pays-Bas».

D’une actualité brûlante en cette période de radicalisation des inégalités socio-économiques entre riches et pauvres, entre le Nord et le Sud, où les droits acquis par les travailleurs, les peuples opprimés ne cessent de régresser, Max Havelaar a dressé un personnage éponyme qui est l’anti-Homais, l’anti-Bouvard et Pécuchet, un défenseur des droits des peuples à disposer d’eux-mêmes, un héros littéraire de l’anticolonialisme. Ayant essaimé hors du monde des lettres, il a donné son nom à une association de commerce équitable, créée aux Pays-Bas en 1988. Penseur libertaire, luttant pour la libération des femmes, des opprimés, Multatuli a lancé un roman-monde.

MULTATULI, Max Havelaar, traduit du néerlandais par Philippe Noble, éditions Actes Sud – Babel, 2020, 448 p.
VB

Véronique Bergen

écrivaine

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